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Intervention Section Film

Section Film

Film Congress Mulhouse Juin 2001 organisé, Intervention

Je voulais vous remercier de m’avoir invité. Je voudrais aussi tout de suite pointer quelques similarités chez nous tous qui nous sommes occupés de diffuser ou de montrer des films, ce sont un engouement, une passion, pour montrer quelque chose qui n’est pas disponible et qui n’est pas forcément visible dans le lieu, ou dans le pays, dans la ville d’où l’on provient, où l’on est. Quel que soit le type de cinéma où de film fait, quel que soit le type de film promu, je crois qu’on partage une attitude, une position qui n’est pas simplement théorique mais qui relève de la pratique : faire des choses.

J’aimerais, vous indiquer à la fois la spécificité d’où je parle et ce que j’ai pu déclencher par inadvertance ou par démarche politique -mais qui ne s’envisageait pas nécessairement comme telle- à l’époque où j’ai commencé .

Je fais des films qu’on a qualifiés d’expérimentaux. Lorsque j’ai commencé à la fin des années 70, cela s’inscrivait au sein de quelque chose qui semblait avoir de nombreuses relations avec la pratique artistique contemporaine du moment : la conceptualisation que déployaient certains cinéastes et artistes et la possibilité d’interroger le support autant que le médium. Cette démarche consistait à ne pas me limiter à faire seulement des films. Pour moi, être un cinéaste expérimental, faire des films, signifiait s’occuper tout autant de leurs diffusions que de leurs programmations, c’est-à-dire leur offrir une visibilité qu’ils n’avaient pas nécessairement. Vers la fin des années 70 en France, quand bien même on avait assisté à un réveil de cette cinématographie dite expérimentale, on n’y avait pas souvent accès, on ne pouvait voir si facilement des films. Ainsi, à partir de 1981, sans réaliser les conséquences d’un acte qui semblait anodin, nous avons fondé à plusieurs, dont Miles McKane , Light Cone ; une structure qui ne se limitait pas à diffuser du cinéma expérimental, mais surtout à distribuer des films expérimentaux. Dans les années 80, et je crois que l’expérience était partagée par d’autres pays européens même si cela a été fait d’autres manières, c’est qu’il y avait comme une sorte de chute dans la production des films expérimentaux. Une certaine lassitude, et le surgissement de quelque chose de nouveau, l’apparition sur le marché de l’art des nouvelles technologies, qui accompagnait la possibilité d’inscrire une autre forme artistique : l’art vidéo. Les cinéastes au tout début des années 80, se sentaient minorés, comme s’il n’avaient plus de lieu. La démarche a alors consisté pour moi autant que pour d’autres, à être un agent et à établir un espace à partir duquel les cinéastes pourraient diffuser leurs films et ensuite, les promouvoir. Mais très rapidement, en créant cela, je me suis rendu compte d’une difficulté. C’était très bien d’avoir les films, mais si ceux-ci restaient sur des étagères, cela n’avait aucun intérêt. Pourquoi faisais-je des films ou pourquoi d’autres en faisaient-ils, si on les laissait sur des étagères ? Il fallait donc, immédiatement ou presque, créer un espace ou un lieu où l’on puisse montrer ces films. Il était évident que je n’innovais en rien, je n’avais pas même la prétention d’ innover en quoi que ce soit. C’est quelque chose que tout cinéaste – j’ai presque envie de dire tout artiste dans son acceptation la plus classique ou dans la représentation qu’on a de celui ci, c’est-à-dire un artiste qui vient du modernisme- donc tout artiste de cette époque-là, crée des lieux de diffusion, ou crée l’espace dans lequel va pouvoir émerger, être montré, rendu visible, contre ou par rapport, mais toujours vis-à-vis. Il créait, ou on créait un espace à partir duquel on tient compte des spécificités du support qu’on utilise, mais aussi il essaye de dynamiser ces supports en les montrant de manière distincte. Cela, Jonas Mekas, ainsi que d’autres, l’avait fait aux Etats-Unis dans les années 60, mais aussi bien en Allemagne ou en Italie à la fin des années 60 ou au Brésil dans les années 70. Je n’apportais absolument rien si ce n’est la connaissance d’expériences passées, de plus dans les années 80, les questions ne se posaient plus de la même manière ; les urgences, ou la nécessité d’inscrire le cinéma expérimental me semblait toujours pertinente mais semblait devoir être résolue, donc appréhendée, distinctement. Fort de cela, il y eut création d’un lieu qui s’appelle Scratch qui montre des films selon une fréquence qui se voulait hebdomadaire, selon les limites imposées par une structure qui n’a pas de lieu, ce qui est différent de ceux qui ont parlé avant moi. Nous étions un peu des nomades et il nous fallait trouver à chaque fois des espaces où l’on pouvait soit créer un événement en mettant en rapport le cinéma avec d’autres pratiques artistiques, soit simplement constituer une fréquentation, une régularité, afin de montrer que le cinéma c’est quelque chose au quotidien. C’est quelque chose qui, pour moi, est tous les jours, il n’y a pas de jours sans, je n’ai pas de off dans le cinéma, c’est là. C’est très bête, mais il me semblait très important d’effectuer ce travail. Un travail pas nécessairement très glamour, ni très éclatant, mais qui pourrait constituer et progressivement nourrir un terreau afin que des échanges puissent avoir lieu. Et ces échanges ont eut lieu entre cinéastes, mais aussi entre cinéastes et autres praticiens.

Une autre chose m’a semblé très rapidement évidente et là je ne faisais que répéter ce que tous les cinéastes de l’avant-garde ont pu faire, c’était que montrer des films n’est pas suffisant. Il faut en parler, écrire, leur donner la possibilité d’être vu par un ensemble de pairs qui n’appartiennent pas au cinéma, et donc essayer d’induire des liens et des passages entre les pratiques. Je dis essayer, cela ne veut pas dire que cela ait marché ou non. Essayer de focaliser, tenter de produire des liens. Qu’est-ce qui était au centre de tout cela ? C’était avant tout une passion à faire partager la découverte d’un film comme on le fait d’un corps, c’est-à-dire découvrir un autre territoire que l’on allait arpenter et ceci de manière désirante presque. La découverte et la remise en circulation de certains films, qu’ils soient historiques ou contemporains, me semble tout aussi importante. Pouvoir remettre en circulation les films de Lazlo Moholy-Nagy m’avait semblé essentiel dans les années mi-80. Retrouver les négatifs, mais aussi des copies, ou essayer de trouver des moyens de remettre en circulation une histoire qui me semblait une histoire oubliée. Je ne me sentais pas du tout victime en tant que cinéaste, je voulais simplement donner accès, permettre de voir. C’était un peu comme permettre de voir un film de Warhol ou de Debord ; c’est-à-dire donner la possibilité de cesser d’avoir uniquement des a priori, je pourrais dire théoriques, donner à voir et se donner les moyens de voir. Se donner en pâture, en quelque manière me semblait essentiel. Ce n’était pas la question de remettre les pendules à l’heure, mais simplement d’offrir la possibilité d’accéder à un type de pratique et à un certain nombre de choses comme cela. Pas un instant pour Miles McKane ou moi-même la question de la validité d’une telle démarche ne s’est posée, on le faisait en même temps que nos films, en même temps que nos travaux. Cela nous semblait presque naturel. Après j’ai eu des confirmations ; pour beaucoup de gens, c’est tout à fait naturel de faire cela. Il n’y a aucune gloire à en tirer, nous ne sommes que des passeurs.

Etre un passeur permettait de pouvoir établir des rapports qui étaient, en France en tout cas, assez conflictuels entre vidéo et cinéma ; tenter de nourrir, montrer que le cinéma dit expérimental n’était pas qu’un cinéma qui s’était façonné dans les années 70, et que les questions d’identité étaient pour lui, par exemple des questions vraiment prépondérantes; que l’illustration, ou le travail sur, contre, avec, ou vis-à-vis de (c’est comme vous voulez) la narration n’était pas quelque chose qui avait été liquidée, mais quelque chose qui se pensait autrement. La situation des cinéastes n’était pas tout à fait la même dans tous les pays. L’indépendance revendiquée chez vous, en Suisse ou en Allemagne, ne s’appliquait pas de la même manière en France. Cela a créé des sortes de cloisonnements un peu particuliers vis-à-vis de ce cinéma. Il a fallut lutter contre nos plis de cinéastes, contre tous ces façonnages qui consistent à se croire victimes ou ostracisés, et ceci nous a permis de constamment reposer ces questions sur ce que nous faisions. Et parmi celles-ci cette chose sidérante, cependant systématique et qui constitue l’un des paradoxes de cette pratique de cinéaste expérimental : c’est qu’à la différence d’autres plasticiens, il me faut très souvent, trop souvent, devoir prendre en charge toute l’histoire de ce cinéma. Ce qui est paradoxal dans la mesure où on ne vous demande pas, en général de prendre en charge l’histoire de la musique si vous êtes un musicien. La difficulté de visibilité, ou la méconnaissance de ce territoire, nous conduit souvent à devenir quasiment des apôtres, et les apôtres, moi, réellement ça me fait chier, ça manque de chair. J’avais cette difficulté à envisager cela. Le fait qu’on doive systématiquement prendre en charge cette histoire m’a fait comprendre quelque chose d’ essentielle dans le travail accompli, qui à a voir avec la singularité de ces œuvres. Si on ne faisait pas quelque chose qui relevait du patrimonial, c’est-à-dire que si on n’essayait pas de restaurer certaines de ces œuvres, si on n’essayait pas de les remettre de nouveau en circulation, ces œuvres, n’avaient pas d’existence et n’apporteraient absolument rien, n’auraient plus d’actualité. Cette absence d’actualité était quelque chose qui m’horripilait. Je suppose que vous fréquentez les musées, que vous écoutez de la musique, et l’usage que vous avez de ces musiques, de ces œuvres est un usage actuel, vous avez accès à celles-ci.

Dans le cinéma expérimental, il y avait cette difficulté à ne pas avoir accès aux œuvres, et ainsi, ce qui m’importait et ce qui m’importe toujours constamment, ce n’est pas tant ce qui se passe ici, en France, mais ce qui se passe ailleurs, ce qui n’est pas forcément vu, ce auquel on n’a pas accès afin de de le montrer. C’était, une fois encore, être un passeur. Passeur cela signifiait, cela signifie toujours pour moi, interroger les possibilités même de l’émergence de ce cinéma, et voir en quoi ce cinéma a encore une pertinence aujourd’hui. En quoi est-il pertinent ce cinéma ?, je vous laisse répondre, je n’aurais pas la prétention d’avoir même l’ombre d’un soupçon sur cela, j’en fais. Je ne peux pas dire plus que cela, ou je n’ai pas envie de dire plus que cela. Je fais des films et il y a une pertinence. Le fait d’avoir instauré un lieu, d’avoir peut-être aidé à la reconnaissance d’un champ, et qu’aujourd’hui, (en tout cas localement), c’est-à-dire en France, ce champ est un peu plus reconnu m’a semblé important, mais je ne tiens pas à m’y limiter. Puis s’est posée la question de savoir comment faire qu’une structure telle que Lightcone ou Scratch, puisse continuer à exister sans que ses fondateurs n’en deviennent les fossoyeurs. C’est bien beau de mettre en place quelque chose, mais c’est une expérience, trop souvent répétée et qui veut que les gens qui créent certains instruments de promotion ou de diffusion de ces travaux meurent avec leur œuvre. Ils n’arrivent pas à transmettre, ils n’arrivent pas finalement à se séparer du bébé. Le bébé ce n’est pas quelque chose qui m’a fasciné ou me fascine, non, j’ai plus des difficultés avec les enfants. Donc, il fallait larguer la chose. Et larguer la chose ce n’est pas s’en débarrasser, c’est donner les moyens à Light Cone et à Scratch de continuer sans moi, sans nous, avec d’autres. De sorte que si la chose a été valable, elle doit pouvoir exister sans ses fondateurs. Autrement elle n’avait pas lieu d’être, et dans ce cas-là, ce serait la remise en cause de ce que j’ai fait pendant 25 ans et de ce que je suis à oser venir vous en parler là précisément. J’avais juste envie d’indiquer cela, je pense que je n’ai pas envie de faire un exposé sur l’économie de ce champ, à moins que vous ne le souhaitiez.

Un mot à ajouter, ce matin, il avait été dit que le cinéma est un art. Oui, c’est un art, mais rappelons nous que chaque cinéaste, en tous cas chaque cinéaste expérimental, mais c’est la même chose pour les autres artistes, on pourrait enlever le terme expérimental, chaque cinéaste doit toujours constamment redéfinir ce qu’est le cinéma et ce qu’est sa pratique. Cette redéfinition, induisait pour moi, de créer des « institutions » ou des lieux qui puissent l’aider à être.

Voilà, ce sera tout ce que j’avais à dire.

Remembrances – Visible Cities (Fr / Eng)

publié simultanément en allemand et en anglais dans le catalogue de la 3eme biennale Film+Arc Gratz 1997

Pendant longtemps, je me suis demandé si le fait de filmer les villes relevaient d’une activité cinématographique particulière. Ces villes filmées, que j’ai habité, parcouru ou traversé, sont le reflet d’une expérience sensible complexe. En effet, comme la plupart des cinéastes incluent dans cette série, le rapport que nous entretenons à l’espace à ceci d’essentiel qu’il reflète avant tout notre manière d’être au monde, d’habiter le monde à tel moment donné; et ceci, par delà la multiplicité de nos écritures. La ville, au cinéma n’est jamais un espace anonyme. Elle est toujours affirmation d’une subjectivité par le regard porté sur cet espace publique / privé autant que par son traitement.

Etre au monde c’est avant tout prendre la mesure d’un espace personnel vis à vis d’un espace publique. Cette mesure se retrouve dans le rapport que nous entretenons avec l’histoire, la nôtre aussi bien que celle des lieux et des espaces qui nous constituent autant, que nous les produisons. Le cinéma s’avère être à cet égard, un outil privilégié dans le façonnage de tels espaces mentaux (privés et publiques).

Filmer l’espace c’est un peu comme arrêter le temps, ou plus exactement c’est tenter de saisir le flot d’un fleuve. C’est dans ce sens que les jardins de Tivoli filmés par Kenneth Anger dans Eaux d’artifices (1953) sont exemplaires. Ce jardin d’eau se joue de différents aspects organiques afin de solidifier l’eau en des sculptures bouillonnantes, frémissants au vent et à la course folle d’une chimère virevoltante. Le solide devient liquide avant que de s’affirmer comme poussière lumineuse bleue.

Lorsqu’on filme des villes on est toujours emporté par des images parasites, par des fantômes qui viennent interférer ou prennent possession de l’espace que l’on représente. Il ne faudrait pas penser que de telles images fantômes soient uniquement négatives, se seraient se méprendre; elles sont parfois des réminiscences de l’enfance ou de temps révolus et dont nous faisons l’expérience qu’au travers de celles-ci. Que l’on songe au New York de Jonas Mekas (Walden) dans lequel la nature et l’enfance sont si présents que l’on finit par se demander parfois, si il s’agit bien de New York et non pas d’un pan de Lituanie parachuté à Manhattan. Cette représentation de la ville est paradoxale puisqu’elle s’effectue au moment où l’adhérence, s’agit-il d’une croyance, à cette ville est la plus lâche, quasiment suspendu au souffle d’une âme.

Il n’y a pas d’espaces vierges qui n’auraient pas été spoliés par des clichés et différents mirages dont on est plus ou moins conscient.

D’autres fois, les lieux sont tellement chargés d’histoire qu’il est impossible de ne pas la voir, les camps de concentration en sont l’un des exemples les plus frappants que décrivent Nuits et brouillards d’Alain Resnais ou Cooperation of Parts (1987) de Daniel Eisenberg. Les cicatrices des corps chez Alain Fleisher sont aussi lisibles à même le sol des villes. Cependant, ces cicatrices n’appartiennent pas qu’au passé; c’est ce que nous montre très bien Alain Resnais, Jean Luc Godard, Jean Marie Straub, ou Chantal Ackerman dans certains de leurs films.

Des épaisseurs d’images, découpent les villes selon des architectures fuyantes; suite de travellings s’emboîtant les uns les autres chez Chicago Loops (1976) de James Benning, Non, je ne regrette rien (1984) de Gustav Deutsch, Seeing in the Rain (1981) de Chris Gallager ou Nichschennichsehen (1993) de Jan Peters ou Hightway (1958) d’Hilary Harris. Cette syncope spatiale s’oppose à un autre usage des travellings qui étire le temps jusqu’à le dissoudre comme on peut l’éprouver dans Eureka 197 d’ Ernie Gehr ou Chicago (1996)Jurgen Reble. La ville devient la matière émulsive.

Les villes d’Italie ou bien New York jouissent d’une aura incroyable pour de nombreux cinéastes. Mais, pour chaque cinéaste, filmer de telles villes revient à prendre en charge, d’une manière ou d’une autre (en toute connaissance de cause ou alors par simple ignorance), l’histoire des représentations de ces villes au travers du médium utilisé. Ainsi à l’ombre de chaque nouvelle vision peut en surgir d’autres, qui nous emportent vers d’autres rivages, visages ou paysages. L’évocation qui n’est pas une citation devient l’objet de prédilection des cinéastes à la recherche d’un temps, d’un personnage disparu. On pense ici principalement à The Fallen World (1983) de Majorie Keller et L’appartement de la rue de Vaugirard (1975) Christian Boltanski. De même le recours à la reprise d’un motif : le pont; doit s’appréhender comme un hommage à un maître; c’est dans ce sens qu’il faut comprendre le film de Jakobois sur les ponts d’Asnières; un hommage à Van Gogh.

De même la vision impressionniste de Paul Strand dans Manhatta (1921) se retrouve au détour de quelques plans du film de Chantal Ackerman par delà les transformations successives de Manhattan. Fascination pour le Meat Market, pour le débarcadère du Staten Island Ferry…

Des lieux déjà filmés sont revisités, j’ai refilmé, dans Amoroso (1983) les jardin de Tivoli, mais pour inscrire une différence supplémentaire les jeux d’eaux et de matières se donnent dans les tonalités rouges et les visions de Rome évoquent celles des Homes Movie – Rome, Florence;, Venise (1965) de Taylor Mead.

De même l’espace filmé peut nous permettre de nous remémorer et dans ce sens la fiction de la représentation, donc son interprétation devient la trace d’un au-delà que nous convoquons simultanément confrontant les expériences au moment ou l’une d’elle advient; c’est ainsi que travaille Son nom de Venise dans Calcutta désert; comme envers du décor d’India Song. Le second film permettant au souvenir de surgir dans son éclatante fragilité. Pur événement s’il en est, le film dispose de notre souvenir afin de faire éclore au travers du palais effondré ce que veut dire être sous le coup d’une passion amoureuse. Le délaissement et l’abandon s’inscrivent dans les lieux laisser à l’abandon, presque un terrain à déchiffrer autant qu’à défricher.

La ville comme tombeau de l’image propose des concrétions de surfaces dans lesquels les premiers plans s’épanouissent au moment de leur dissolution. Les cimetières comme lieu du temps suspendu; permettent d’évoquer plus facilement le révolu, le distant. Ils sont aussi des espaces urbains particulièrement fécond pour l’errance de l’imagination. Pourvoyeurs d’émotions ils sont les catalyseurs d’images, voir The Dead (USA) de Stan Brakhage ou le film Majorie Keller ainsi que ceux du groupe MétroBarbes Rochechouart réalisé au cimetière du Père Lachaise.

Au détour d’une rue surgit l’histoire, autant par les traces de monuments engloutis, conservés ou restaurés que par leur disparition. Ici les films Premonition (1995) de Dominic Angerame, Les Antiquités de Rome (1989) de Jean Claude Rousseau, Verlassen; Verloren Einsam, Kalt (Missa Solemnis) (1990) de Klaus Wyborny sont exemplaires de telles disparitions et du malaise qu’elles déclenchent dans notre être au monde. Mais ces lieux eux-mêmes sont inséparables des événements qui s’y sont déroulés. Événements banals, quotidiens, comme dans les films d’Alain Fleischer, autant qu’historique. Ce bouillonnement de l’histoire est telle que certaines villes sont hantées par le souvenir d’images filmés qui finissent par la signifier. La ville volée par ses images mêmes devient source de méprise et d’errance, à la recherche d’un espace neutre.

Mais on a pas besoin d’aller loin, il suffit de filmer une chambre, un appartement, une place dans une ville quelconque pour que se manifeste une indicible altérité, le surgissement d’un autre temps qui vient éclore à la surface de l’écran. Je pense à One Second in Montreal (1969) de Michael Snow, Spacy (1980) de Takasha Ito, Maas Observation (1997) de Karel Doing et Gregg Pope.

Errance des cinéastes autant que des spectateurs qui ne voient les villes qu’à travers des amoncellements d’images de ces mêmes villes; De Maasbruggen (1938) de Paul Schuitema, U. S. S. A (1987) de Vivian Ostrovsky etDreaming in Yellow While Searching Carpaccio’s Gold (1990) d’Andrea Kirsch fonctionnent comme des catalyseurs; ils répercutent des plans, des séquences.

La ville s’écroule. La mémoire nous joue des tours et nous fait parcourir des villes dans lesquels nous sommes et n’iront jamais, mais que nous connaissons cependant si bien comme c’est le cas dans Wei weit weg (1995) de Bjorn Melhus. De leur côté les cinéaste façonnent des villes que nous sommes toujours prêts à arpenter les yeux fermés, avec délectation ou frayeur. Les plus beaux voyages ne sont-ils pas ceux que l’on fait sur place, à l’image d’un touriste sans bagage, qui aurait pour tout guide : Joseph Cornell.

Et pourtant jamais je ne cesserai de filmer certaines villes, New York, Paris ou Venise; afin de les découvrir et de m’y perdre inlassablement. Rapporter, ramener la ville nous renvois toujours dans l’instant à ce passé qu’on a pas encore vécu. yann beauvais

Remembrances – Visible Cities English text

For quite some time I have asked myself whether filming cities stems from a particular form of cinematographic activity. The filmed towns which I have inhabited or traversed reflect a complex sensory experience. Most of the filmmaker in this series are agreed that the relation we have to space reflects our way of being in this world at any given time – we concur, despite the multiplicity of our imageries. The city in film is never an anonymous space. It always confirms a subjectivity that develops from looking at this private and public space as well as from one’s dealing with it.

Being in this world means, above all, measuring out a personal space vis-à-vis a public space. This measuring is based on the relationship we have to history – our own history as well as that of places and spaces which, one the one hand, turn us into what and who we are and which we, on the other hand, produce ourselves. In this respect, film proves to be a privileged tool in the forming and shaping of such (private and public) mental spaces.

Filming space is somewhat like desiring to halt time or, more precisely, the flow of a river; in this sense, the Gardens of The Villa d’Este filmed by Kenneth Anger at Tivoli are exemplary. This water garden pays no heed to the different organic aspects when it casts water to frothing sculptures which tremble in the wind and in the wake of a whirling fantasy. What seemed solid a moment ago becomes liquid before turning into luminous blue dust. When filming cities one always lets oneself swept away by parasitic images, by phantoms which come to interfere with or take possession of the portrayed space. One should not assume that such phantom images are always to be judged negatively – that would be a mistake; there are sometimes reminiscences of childhood or of times passed which we may experience solely via these images. One need only think of the New York of Jonas Mekas in which nature and childhood are so present that one sometimes comes to ask oneself whether it is, actually, about New York and not perhaps about some sections of Lithuania transplanted to Manhattan. This representation of the city is paradoxical since it occurs precisely at that moment in which contact with this city -and be it only the belief in this contact- is at its slackest, virtually suspended in the breath of a soul.

There are no virgin spaces; there are no places which have not yet been spoilt by clichés and various, more or less conscious, illusions.

In some cases the spaces are so replete with history that it is impossible not to see it; the concentration camp as described by Alain Resnais or Daniel Eisenberg are one of the most striking examples. The scarred bodies in Alain Fleicher’s films are also readable on the pavement of the city. However these scars are not only part of the past -that is what Alain Resnais, Jean Luc Godard, Jean Marie Straub or Chantal Akerman have demonstrated to us unequivocally in some of their films.

Images of various intensities cut the cities into series of architectures; James Benning, Gustav Deutsch, Chris Gallagher or Jan Peters dovetail camera panning sequences. This spatial syncopation contrasts with another kind of camera-travelling which stretches time until it dissolves, as one can witness in the films by Ernie Gehr or Jürgen Reble. The city becomes filmic matter, emulsive matter.

Italian cities or New York hold an unbelievable aura for numerous film makers. But for each of them, filming such cities amount to, knowingly or unknowingly, looking into the history of the representation of the city by means of the given medium. Thus, in the shadow of each new vision others can arise which carry us towards other shores, faces or landscapes. Cineasts searching for a remembrance of things past or of a lost characters are particularly fond of falling back on an allusion which is not a quotation, like, for example, Marjorie Keller and Christian Boltanski. Similarly, the recurrent use of motifs, such as the bridge, is to be understood as an homage to a master; in this sense that the film by Jakobois about the bridges of Asnières is an homage to Van Gogh.

The impressionist vision of Paul Strand is, likewise, to be found in panning shots in some of the takes in the film by Chantal Akerman beyond successive transformations of Manhattan. The fascination for the Meat Market, for the quay of the Staten Island Ferry…

Places already filmed are revisited: I filmed the Gardens of the Villa d’Este anew, but in order to make further difference apparent the play on water and the playing are kept in hues of red and views of Rome are reminiscent of those by Taylor Mead. The film space can enable us to recollect, and, in this sense, the fiction of the representation, that is, its interpretation becomes a trace of a beyond which we conjure our minds, and, at the same time, we compare these experiences with the moment in which one of them occurs: in this regard, Son nom de Venise dans Calcutta désert serves as the opposite of the setting of India Song; thereby, the second film allows for memory in all it’s amazing fragility. As a pure event, if it is that, the film commands our memory in order to expound through the broken down palace what it means « to be a passionately loved ». The unattended places convey a sense of desertedness and abandonment – a space to be deciphered and cultivated.

The city as a tomb of the image implies the thickening and hardening of the surfaces which unfold as a foreground the instant they dissolve. The cemeteries as place of suspended time enable us to remember more easily the time gone, the distant. They are also especially fertile urban spaces for the imagination. As providers of emotions they are the catalyzers of images, for example, in the film of Stan Brakhage or Marjorie Keller as well as in those by the group « Métro Barbes Rochechou Art » group that were filmed in the « Père Lachaise » cemetery.

Et the turn in the street, history arises indicated the traces of engulfed, preserved or restored monuments as well as by their disappearance. Here the works by Dominic Angerame, Jean Claude Rousseau and Klaus Wyborny are exemplary for these disappearances and for the malaise they introduce into our being in this world. The places themselves, however, are inseparable from the events which took place here. These may be trivial, everyday events (as in the films by Alain Fleischer), but also historical ones. This vortex of history is so powerful that some cities are practically haunted by the memory of images filmed there, images without which the city might not have any significance at all. In search of a neutral space, the city plundered by these same images easily falls prey to contempt and vagabonding.

One need not to go far though:

It suffices to film a room, an apartment, a square in any city for an unspeakable alterity to manifest itself, for another time to appear which unfolds on the surface of the screen – I am thinking of the films by Michael Snow, Takashi Ito, Karel Doing and Gregg Pope.

The film makers ramble as much as the viewers do who only see the cities through the accumulation of images of these same cities: the films of Paul Schuitema, Vivian Ostrovsky and Andrea Kirsch function like catalyzers; they reflect the takes, the sequences.

The city collapse. Our memories play tricks on us and have us run through cities in which we have never been and never will be but which we, however, know so well. The film makers shape the cities we are ready, at all times, to survey with closed eyes, delighting in them or abhorring them. The loveliest journeys -aren’t they the ones we go on our minds, like tourists without any baggage and with Joseph Cornell as the guide?

And yet, I will never cease to film certain cities – New York, Paris or Venice – in order to discover theme and to lose myself there tirelessly. When we tell of the city and let it rise in our mind’s eye, at that very moment, we experience a past we have not yet lived.

 

Does One Film to Forget ? (Eng)

on line http://www.artbrain.org/does-one-film-to-forget/ Cinema and the Brain Journal of Neuro-Aesthetic Theory #2, New York 2002

Does one film to forget ? Or is a film made to create an archive, a catalogue of souvenirs ? What is the relationship between cinema and memory ? When I think about cinema, I am referring mainly to experimental cinema, video, and film by visual artists. There are various connections between memory and cinema. Is memory already constituted or does it constitute itself through the use of or with images ? It is common knowledge that memory does not refer or limit itself to images ; rather, it convokes and exerts itself in accordance with all of our senses. In this article, however, I will limit myself to the relationship that cinema entertains with souvenir, memory, and therefore with the faculty of recycling audiovisual phenomena and the way in which we intercept this material. Some will argue that cinema is the ideal instrument to gather images in large quantities (now supplanted by video), and to restore moments, locations and behaviors linked to a given period. In this case, the thought process is close to documentary film, whether personal or militant in spirit. And, sometimes an ethnographical or sociological alibi that is more or less intentional will slip in between. Still others contend that the medium favors the irruption of an amateur’s cinema, a cinema devoid of quality, a cinema that finds statement in the setting up of filmed diaries.

Whatever form they adopt, these modes of statement maintain a privileged relationship with the manifestation and the constitution of memory, and the film projecting it bears the trace in the restitution process. In this case, we refer mostly to the notion of an intimate memory, whether or not it relates to family issues. Others insist such works refer to an identity quest that requires the use of a personal cinema, where autobiography and filmed diary merge. If one moves away from these paths, different kinds of relations establish themselves between cinema and memory. They become intense when it comes to building a specific, cinematographic experience necessitating the vision of the film to be produced. In this case, one is faced with a cinema that deals more with its constituents. I would like to call to mind these different attitudes by choosing to cover freely these various territories of cinema. This course is a passage from one window to the next, like clicking through a series of PC windows.

Consider the revelation experienced by Jonas Mekas when he discovered the United States would ground him and constitute the pedestal from which he would be able to say that he, in fact, remembers. This experience is present in Mekas’ film Lost Lost Lost(1943-76) and is emblematic of the way in which an acquired memory, unveiled by and through cinema, is discovered.

Such an aperture in time creates a familiar space, and is often employed in filmed diaries. An individual experience that can sometimes successfully be shared, this space occurs in Mekas’ work through the device of an “I remember” that neither Joe Brainard nor Georges Perec would refute. In this case, the act of filming favors the emergence of memory and spurs one, the pertinence or eviction of which becoming apparent during the editing process. Indeed, a filmmaker makes films by gathering miles of footage. Then he proceeds with the selection process of the material, a process without which no memory that is efficient is possible, as there is always the possibility of discarding and essentially forgetting.

One forgets in order to be able to remember. Sometimes I make filmed diaries that allow me to have memories, as if their realities depended on the fact that they are representations.

Just as films are made about families, a diary becomes a pretext for commentary ; rare are those filmed diaries that are silent (however this argument can be immediately refuted when one thinks of the first diaries by Hiroyuki Oki or Andrez Nores). To name but a few, Jonas Mekas, Boris Lehman, and Joseph Morder sacrifice everything to “keep quiet.” The viewer is transported back into a past that is no longer relevant or that attempts a linearity that often goes against the flow, as if cinema was able to organize the chaotic impetuosity of memories. This organizational procedure, beyond the editing of sequences, is accomplished through discourse and appears to regulate the fluctuations of sensation that are conveyed through the use of blur, over and under exposures, and abrupt camera movements. Translated into images, the experience therefore can be collectively shared, and is easier to comprehend.

From this point, we ask, is this type of sharing, which plays the game of regulated understanding and participation, pulling these films into coherence or, indeed, the “coherence of the past,” as stated by Guy Debord ? This is the coherence that a number of experimental filmmakers have questioned in their desire to abolish form and conventions of classical cinema. As if for the majority, theirs was a question of “destroying the memory in art,” or “ruining conventions of communication.”

“Voice-off” is used in a similar fashion in certain films by Hoang Tan Nguyen : Pirated(2000) and The Calling (2001). The technique structures the multiplicity of documents that were used to create the film. When Nguyen relates his experience about « boat people » and how his family was rescued by German sailors, he merges sequences taken from Hollywood films with ones from Querelle (Fassbinder, 1982) and then adds filmed or found sequences taken in Vietnam. In this way, discourse and the spoken word give meaning by gathering the many layers of sensation ; the multiplicity of sources enable the emergence of subjectivity at any given moment. The narrative becomes the means by which to organize diversity as well as open spaces from where the camera can twirl around. Indeed, the pauses and the silences in the narrative open the party to new visual shores. Mekas relies on blurry images that are a result of shots taken in haste, whereas Nguyen uses sliding effects and superimposed sequences taken from various sources.

Nguyen’s collection of images distinguishes itself from the filmed diaries in which the accumulation of material is restricted generally to the sphere of the intimate, even though it comes into contact with political or social events (as is the case with Gregg Bordowitz and Marlon Riggs). Nguyen recycles images in a great number of moments : private sequences, as well as undetermined or galvanized ones that in some cases have become clichés. By means of this transfer, new spheres of memory are articulated that conjugate and juxtapose a subjectivity to all incoming images. This process of recycling images and therefore their distribution according to individual fluxes, operates through phenomena of condensation. Such concretion then restitutes the processes of memorization, purporting that many residual noises attach themselves to memory. We realize there is no such thing as a smooth and polished memory, except in the case of (psycho) analytic grids.


Translation by Nathalie Angles

Films d’archives (Fr)

Archives sous la direction de Valérie Vignaux, in 1895, n°41, oct 2003

http://1895.revues.org/264

em Português : Filmes de arquivos in Revista do Festival Internacional de Cinema de Arquivo– Recine, nº1. Rio de Janeiro: Arquivo Nacional, setembro de 2004

 

Films d’archives 

Depuis de nombreuses années, le cinéma expérimental fait un usage intense du found footage. Ce terme de found footage désigne autant l’objet – une séquence trouvée -, qu’une pratique qui consiste à réaliser un film en s’appropriant des éléments trouvés, dérobés, prélevés, détournés, non tournés par le cinéaste, mais que ce dernier recycle.

0Cette pratique englobe les films de compilation comme les films plus personnels qui incorporent un extrait ou une séquence d’un ou plusieurs films. À la différence des films de compilation, les films personnels ne sont ni des catalogues, ni des collections, ils ne font qu’occasionnellement appel à des extraits de bandes d’actualité ou de films de familles.

Protéiforme, l’utilisation du found footage ne peut en aucun définir un genre : elle recouvre une trop grande variété d’interventions de la part des cinéastes. Interventions qui se sont multipliées depuis que l’accès aux magnétoscopes puis aux ordinateurs grand public s’est élargi, faisant de chaque usager un programmateur potentiel. Le recours à la numérisation permet de manipuler à volonté les informations stockées en système binaire. De ce fait, un déplacement s’est opéré, qui consacre l’empire de la variation : ce sont les données qui sont manipulables et non plus la pellicule. C’est à l’ombre de cet abandon du Celluloïd au profit du numérique que se comprennent les derniers films de Peter Tscherkassky, son insistance radicale à travailler le support argentique.

L’usage de found footage n’est pas réservé aux documentaristes et cinéastes expérimentaux. Les chaînes de télévision, grandes consommatrices d’images, font de plus en plus fréquemment appel à des archives lorsqu’elles élaborent une émission ou des programmes. Par ailleurs, les journaux télévisés ou les programmes d’actualités des chaînes thématiques ressassent les mêmes séquences, prélevées des archives auxquelles elles s’abreuvent goulûment. Quelques archives en viennent à dominer le marché ; elles tentent alors de faire évoluer le domaine du cinéma sur le modèle de la photographie, à savoir constituer des monopoles.

Si pendant longtemps les archives cinématographiques ont privilégié l’acquisition de films narratifs, depuis les années 90 elles ont pris en compte d’autres pans du cinéma, qui étaient jusqu’alors le domaine réservé d’archives spécialisées. Paradoxalement, l’intérêt récent des archives pour des films jusqu’alors ignorés rend leur accès de plus en plus difficile. Les films restaurés, étant prêtés en priorité – et presque seulement – aux établissements reconnus par les instances officielles, voient leur circulation très limitée. La notion de préservation entraîne paradoxalement une diffusion restreinte : l’objet film devient précieux puisque restauré.

Ne reste, pour les cinéastes d’aujourd’hui qui souhaitent travailler le film de found footage, que la possibilité de s’approprier plus ou moins légalement les éléments convoités.

Dans les années 50, il était aisé de se procurer des films éducatifs, à partir desquels on pouvait faire une œuvre. A Movie, le premier film de Bruce Conner est un bon exemple de l’usage qui peut être fait de films éducatifs et de bandes d’actualité. Il critique la société de consommation et sa fascination pour le spectacle de la destruction à travers un assemblage de séquences jusque-là réservées à un usage domestique. Le détournement prend le contre-pied des intentions originelles des films ; reflets de la société qui les produit, ils en représentent les rites, les tragédies humaines ou naturelles, quotidiennes ou exceptionnelles, les catastrophes. Au moyen de la collision, de la juxtaposition et de l’enchaînement, Bruce Conner suscite d’autres interprétations. Les certitudes que sont censés transmettre ces films vacillent ; d’autres perspectives surgissent grâce à l’humour des raccords, des contresens viennent entamer les idées reçues.

Bruce Conner travaille les clichés cinématographiques d’un passé récent et déjà périmé, qui sont avant tout une mémoire commune à un groupe, une classe, une société. Sa démarche s’apparente à l’appropriation des objets domestiques prônée par le pop art en Angleterre et aux Etats-unis à la fin des années 50. Bien que singulier, A Movie, comme les films de Raphael Montanez Ortiz, Maurice Lemaître et quelques autres, détourne des séquences de films, se les appropriant et les recyclant de manière à créer de nouvelles relations qui pervertissent le sens premier.

Les utilisateurs de found footage, en sortant des images de leur contexte, révèlent leur sens caché, souvent aux antipodes du sens originel, de la même façon que les Nouveaux Réalistes remettaient en cause la signification première des images qu’ils prélevaient par lacération d’affiches. Ce déplacement est essentiel dans la mesure où il marque l’appropriation, mais aussi l’irruption de l’intempestif, constitutif de nouveauté signifiante. Pour désigner ce décalage, les lettristes parlent de ciselure à propos de l’image et de “ discrépance ” à propos du son[1]. A la différence d’autres cinéastes, les lettristes n’utilisent pas seulement du found footage, ils tournent parfois des séquences qu’ils altèrent de nombreuses manières : rayures, peintures, appositions de lettres…

Remarquons qu’en ces années-là, les questions relatives à la propriété et aux droits d’auteurs ne se posaient pas de la même manière qu’aujourd’hui, le juridique n’étant pas encore devenu l’étalon à partir duquel se définit le statut économique de l’auteur, tel que l’envisagent le plus souvent les sociétés (corporates) qui les représentent.

L’appropriation de séquences modifie la manière dont les objets cinématographiques sont appréhendés : ce n’est pas l’entièreté du film[2] qui est objet du détournement mais une ou plusieurs parties. Son intégrité est remise en question lorsqu’il est considéré comme un catalogue de plans et non comme un tout indivisible. On pioche, on cite, on prélève, afin de constituer un nouvel objet. On travaille non plus à constituer une vision originale au travers de plans que l’on tourne soi-même, mais en montant des scènes tournées par d’autres. Le travail du cinéaste consiste surtout en la recherche de documents, d’où la nécessité d’avoir accès à des bibliothèques, à des archives publiques ou privées et  à divers magasins vendant des copies de films et des bobines en tout genre.

Faire des films de found footage c’est, dans les années 50 et 60, avant tout travailler à partir de documents d’actualité ; on verra beaucoup plus rarement des images prélevées de films commerciaux. Le format est souvent un obstacle majeur pour les cinéastes expérimentaux qui n’ont pas les moyens de faire des réductions à partir du format standard, le 35mm. Plus tard, principalement à partir des années 80, le recours au found footage prendra d’autres significations, qui dépasseront la critique des représentations. C’est l’importance de l’image animée, son impact sur le quotidien, qui sera à l’origine du travail de certains cinéastes : ils utilisent des images qu’ils vénèrent ou haïssent, renversant du même coup la manière d’envisager le rapport au cinéma et à sa spectacularisation du monde au XXe siècle.

Le matériel facilement accessible dans ces années est le 16mm : des bandes d’actualité dont l’actualité se limite à la pérennité du support et des films éducatifs. Le recours à ces images manifeste avant tout la perpétuation d’une tradition critique de l’art moderne, qui a toujours pris en compte la dimension ludique du détournement, au même titre que sa dimension politique : le dadaïsme, le surréalisme, le situationnisme et aussi le pop art, dans une moindre mesure…

Le travail du détournement au cinéma, à partir de found footage, implique l’appropriation d’un document que l’on utilise tel quel ou que l’on transforme ; on le recycle[3]. On s’éloigne de la citation au profit de la critique et de l’analyse, selon le projet artistique du cinéaste. Si, pour les lettristes, l’incorporation de séquences de films célèbres permet de rendre hommage à un moment de l’histoire du cinéma, la plupart du temps pour d’autres cinéastes, il s’agit de s’attaquer à la nature de la représentation telle que la propose le cinéma commercial. C’est l’attitude qu’adopte Raphaël Montanez Ortiz dans ses deux premiers films, Cow-boy and Indian Film (1958) et News Reel (1958), dans lesquels il tronque, remonte, transforme et modifie un western afin de dénoncer le parti pris idéologique et racial des productions hollywoodiennes autant que des bandes d’actualités des années 40 et 50. News Reel dénonce la guerre d’une façon ouverte, ainsi que certains de ses promoteurs, tel Pie XII. Une même démarche se retrouve chez des cinéastes et vidéastes contemporains lorsqu’ils interrogent les questions d’identité, d’appartenance à une race, une culture, un genre. Richard Fung, Nguyen-tan Hoang, Charles Lofton, Wayne Yung et Shawn Durr… incluent dans leurs vidéos des éléments de found footage pour mettre l’accent sur l’appartenance à une double minorité, gay , asiatique ou black en Amérique du Nord. Leurs travaux font preuve d’un d’humour corrosif, différent de celui des années 50 ou 60[4]. L’appropriation de séquences de films de genre chez Nguyen-tan Hoang, ou Charles Lofton favorise une lecture camp de ces mêmes films, qui les dynamisent autant qu’elle les dynamitent. Attitude que l’on retrouve dans 1000 Cumshots (2003) de Wayne Yung, qui dénonce l’empire du mâle blanc de la pornographie gay.

Un tel mode d’appropriation artistique n’est pas nouveau : de tout temps, les musiciens, les écrivains, les peintres se sont inspirés d’œuvres plus anciennes, empruntant un motif, une mélodie, un thème, une idée, jusqu’à recopier allègrement tout ou partie d’ouvrage. Il n’y a pas d’œuvre sui generis qui ne fasse appel ou qui n’emprunte à des réalisations antérieures. Aujourd’hui la différence notoire est que le droit s’est transféré de l’auteur à ses représentants légaux qui, au nom du pouvoir économique, en viennent à confisquer le droit de l’auteur au profit des intérêts qu’ils défendent.

Ce qui explique que l’usage des found footage dans le cinéma et la vidéo contemporaines se heurte souvent à la question de la diffusion en dehors de leurs propres circuits, dans la mesure où ces derniers échappent au contrôle des représentants légaux.

Le recyclage d’images peut s’exercer sur toutes sortes de films, à partir du moment où les moyens de reproduction, de capture, sont disponibles. Envisageons sous l’angle du recyclage deux films importants pour des raisons distinctes, qui tous deux s’intéressent à des pans du cinéma moins fréquemment utilisés dans les années 60 et qui vont irriguer la plupart des travaux de la fin des années 80 à nos jours, La Verifica incerta (1964) de Gianfranco Baruchello et Alberto Grifi, et Au début (1967) d’Artavazd Pelechian.

Le film de Pelechian met en place une alternative au montage “ des attractions ” comme l’a défini Eisenstein, en recourant à un montage qui privilégie les formes circulaires et la constitution de blocs au sein desquels s’effectuent des variations. Il s’agit d’un montage qui, par la répétition de séquences au sein d’un même bloc ou d’un bloc à l’autre, fait éclater le sens unique au profit de la résonance. A côté de bandes d’actualités de toutes provenances célébrant les révoltes, figurent des extraits de films d’Eisenstein et de Vertov. Cette irruption de classiques marque une reconnaissance de dette vis-à-vis des œuvres autant que leur dépassement au profit d’un nouvel art d’envisager le film. Afin de leur redonner un impact qu’elles auraient perdu, Pelechian duplique les séquences connues sur des émulsions à haut contraste.

Pour faire leur film, Grifi et Baruchello ont racheté 47 copies de films 35mm des années 50 et 60 en cinémascope, avant leur destruction[5]. Ces films commerciaux, en majorité américains, sont déconstruits puis remontés pour élaborer un film qui, bien que respectant le canevas des films classiques, désacralise les clichés hollywoodiens. La Verifica reconnaît à Hollywood son importance de pourvoyeur de stéréotypes et de clichés fascinants autant que révulsants, tout en révélant les limites de cette entreprise du divertissement qui recourt aux mêmes codes indépendamment du sujet du film. Il propose une critique ludique des clichés, des codes hollywoodiens, qui opère par excès, surenchère et accumulation. L’efficacité de la démonstration tient à l’utilisation d’un grand nombre de séquences tirées de différents films ; elle ouvre une voie possible d’investigation aux cinéastes à venir, que ceux-ci aient vu ou non La Verifica. Ce qui met encore une fois l’accent sur l’importance de l’accessibilité aux films.  L’accessibilité, la démocratisation favorisent l’appropriation. Cette “vérification incertaine ” préfigure les gestes iconoclastes des cinéastes des années 90 qui, à partir de leurs magnétoscopes, privilégient un art du spectateur, ou plus exactement un art du programmateur, et constituent des collections de morceaux choisis au détriment de l’intégrité d’une œuvre. Le regard s’est déplacé, grâce aux outils qui permettent la consommation privée d’un divertissement qui était jusqu’alors un spectacle de masse[6].

Par leur mode d’appropriation et de recyclage des images, La Verifica et Au début annoncent la pratique de l’échantillonnage telle qu’elle s’est développée dans le domaine musical puis dans celui de l’image en mouvement, depuis la fin des années 80. Cet art de l’œil qui privilégie le choix de celui qui regarde permet de transformer la manière d’aborder les notions d’auteur et d’œuvre.

Les films et vidéos contemporains interrogent le cinéma, fournisseur et diffuseur d’images du réel, mais aussi artisan, manipulateur de ce même réel et du même coup de notre imaginaire. L’envahissement progressif du cinéma au fil du siècle a fait que beaucoup de séquences de films sont devenues des icônes contemporaines, des images publiques, qui hantent la mémoire de chacun. D’autres images, à caractère privé, provenant de films de famille, nous permettent de nous revoir tels que nous étions en d’autres temps, et nous montrent aussi la manière dont nous appréhendions le monde, retransmise par le regard de témoins proches ou lointains. On peut ainsi revisiter l’histoire familiale à travers quelques-unes de ses représentations (comme le rituel du repas familial dans Stories de Cécile Fontaine), ou à travers une véritable célébration du temps définitivement révolu dans Nikita Kino (2001) de Vivian Ostrovsky. Ce film renouvelle l’approche du voyage en URSS tel que nous l’avions cofilmé, Vivian et moi-même, dans Work & Progress (1999). Ici ce n’est plus le voyage, la découverte, qui déclenche le recyclage d’actualités, mais la visitation du passé à travers les séquences glanées par la cinéaste au fil des ans.

C’est dans cet esprit de reconsidération du passé que les cinéastes travaillent des films de famille trouvés ici ou là, qui permettent de montrer d’autres usages du monde sous couvert d’anonymat : Peter Tscherkassky présente dans Happy-End (1996) une collection de films de Nouvel An tournés par un couple, des années 60 aux années 80. Cette investigation s’apparente à une analyse qui nous permet de saisir l’évolution du regard porté par ce couple sur sa propre image ; elle interroge également la position de tiers invisible que nous occupons lorsque nous regardons le film : à qui s’adresse cette famille bourgeoise lorsqu’elle mime le bonheur d’une nouvelle année? Happy-End appartient à la même veine que les films qui profitent de l’altération du support pour investir le passé. Il ne s’agit pas de revoir des événements filmés dans le passé mais de profiter de la matérialité du passage du temps, de la transformation du grain de l’émulsion. Il n’est pas question de sentimentalité nostalgique mais d’esthétique.

Si La Verifica incerta préfigure les travaux de compilation que génèrent le cinéma expérimental et l’art vidéo depuis les années 80, c’est parce qu’il travaille à partir du cinéma commercial, qui reste la pratique dominante du cinéma.

Depuis les années 80, les salles de cinéma n’ont plus le monopole du cinéma de fiction : on peut le voir dans les galeries ou chez soi, grâce au magnétoscope. Cet outil permet aussi bien l’accéléré, le retour en arrière que la duplication et la compilation. Le consommateur peut alors fabriquer des bandes personnalisées, à son goût, ce qui signifie que le pillage de séquences s’accroît en même temps qu’il favorise la production de nouvelles œuvres à partir du séquençage, de l’échantillonnage de films en tous genres. Le résultat en est un certain nombre de travaux qui proposent des sommes particulières de situations (Home Stories, 1991, de Matthias Müller ; Scratch, 2002, de Christoph Girardet) ou de gestes (Téléphones, 1995, de Christian Marclay).

Des cinéastes tirent de nouveaux signifiants de films classiques ou connus. C’est le cas de Martin Arnold qui utilise le bégaiement de l’image en tant qu’instance de dévoilement et d’effacement dans Pièce touchée (1989) comme dans ses films plus tardifs, et c’est aussi le cas de Chun-hui Wu qui, dans Psycho Shower (2001), travaille les différents plans de la célèbre scène de douche du film de Hitchcock. À partir d’une scène archi-connue, le cinéaste crée une chorégraphie qui met en scène le corps extatique d’une femme avant son meurtre. Dans ce film comme dans ceux d’Arnold ou d’Ortiz, c’est le jeu du différé et de l’avance saccadée avec ses détours, ses reprises, ses délais, qui constitue le moteur de l’action cinématographique. Travail ludique qui met en crise le défilement normé d’une projection au profit de la saccade, ce paradigme du cinéma, aboli depuis l’apparition de l’image électronique.

Mais le cinéma hollywoodien peut aussi être l’objet de manipulations et de transformations qui permettent d’écrire d’autres histoires, des histoires que Hollywood n’a pas su ou pas voulu conter. Dans Meeting of Two Queens (1991), Cecilia Barriga propose une histoire d’amour entre Greta Garbo et Marlene Dietrich, à partir d’un montage de séquences qui, par-delà les histoires, fonctionnent comme d’habiles champs contre-champs fictifs. De son côté, Barbara Hammer incorpore dans Nitrate Kisses (1992) un film célèbre de Watson et Webber, Lot in Sodom (1933), ainsi que des séquences de rayons x de films scientifiques tournés dans les années 40 par le même Watson. Dans Matinee Idol (1999), Ho Tam dresse le catalogue du roi du cinéma de la Chine du Sud, des années 30 à 60, en prélevant de courts extraits dans sa filmographie. A la différence de Home Stories ou Phantom (2001) de Matthias Müller, Matinee Idol ne donne pas à voir une nouvelle fiction, c’est avant tout la transformation d’un visage.

Ces quelques films réutilisent des films de divertissement. Ils évoquent une époque, un moment dans l’histoire du cinéma, une fascination pour un genre de cinéma, celui des stars…, ils ne créent pas des mondes, mais commentent à la fois le monde et le cinéma. Ils proposent de nouvelles lectures, de nouveaux assemblages, des arrangements différents, en piochant dans un catalogue de séquences plus ou moins connues, qui sont souvent des archétypes. Chez Matthias Mueller  nombreux sont ses dernières œuvres qui, constituées de représentations hollywoodiennes, baignent dans un climat de pure nostalgie[7].

Matthias Müller, comme de nombreux cinéastes apparus dans les années 80, mêle aux images qu’il a tournées une grande quantité de séquences trouvées et empruntées à l’histoire du cinéma – principalement aux mélodrames et aux comédies musicales hollywoodiennes. Son film Aus der Ferne est symptomatique de ce phagocytage progressif de Hollywood par les cinéastes expérimentaux dans les années 80. De leur côté, Mike Hoolboom et Caspar Strake annexent tout le cinéma et pas seulement les films hollywoodiens. Tom (2001) de Mike Hoolboom convoque l’histoire des représentations de New York au cinéma, pour faire la biographie du cinéaste Tom Chomont. Des couches d’images tissent une histoire composite de la ville. Ces épaisseurs d’images renvoient à la constante transformation architecturale de Manhattan. Elles évoquent des paysages imaginaires d’une cité qui associe à notre vision des résidus d’un autre temps, ainsi que nombre de clichés. La ville n’est plus vue directement, mais éprouvée selon un brouillage visuel qui la rend cependant plus tangible, plus palpable. La sensation devient beaucoup plus physique, matérielle : on a envie d’y mettre les mains[8]. C’est un peu comme si la vidéo permettait de sentir la peau de la ville grâce à des surimpressions, des superpositions d’images qui sont comme des vitraux.

La texture particulière de ces images rapproche le style de ce film de celui des travaux utilisant le found footage, qui mettent l’accent sur la décomposition, l’altération, donc sur la fragilité du support cinématographique. La fascination pour la décomposition du support peut s’envisager comme une nostalgie de l’émulsion, de ses qualités particulières, de son grain et de sa texture. Cela conduit les cinéastes à travailler des séquences repiquées de bandes-vidéo, les développant de manière artisanale afin de leur redonner la qualité si caractéristique du support argentique. Le travail de Jürgen Reble se situe exactement dans cette ligne, qui vise à transformer le support, faisant exploser littéralement sa matérialité dans Instabile Malerei (1995), ou dans ses performances filmées d’Alchemy (2000). La manipulation radicale du support au développement ou lors du tirage, par virage, et les attaques chimiques en direct s’effectuent sur des éléments dérobés pour la plus grande part à des films scientifiques ou à des documentaires animaliers.

On est en présence d’une procédure qui révèle le support des images au détriment des figures qui s’y manifestent, afin de nous conduire vers d’autres horizons par l’abolition progressive des éléments figuratifs, sans lesquels le cheminement vers cet au-delà ne pourrait avoir lieu. Dans cette démarche s’inscrit une dimension mystique qui n’est pas si éloignée de l’esprit dans lequel travaille Mike Hoolboom, même si les objets cinématographiques et les intentions diffèrent et même si le cinéaste travaille depuis quelques années la vidéo plutôt que le film. Mike Hoolboom radicalise encore son approche dans certaines parties d’Imitations of Life (2002), en étendant le champ de ses emprunts aux clips vidéo, aux publicités et aux films sportifs qu’il entremêle, avec les films hollywoodiens, à certains de ses films. Abigail Child et Craig Baldwin avaient, à la fin des années 80, travaillé dans la même direction, en mêlant divers genres de films. Mais parfois la narration classique reprend le dessus : lorsque la cinéaste refilme des home movies anonymes pour en faire Covert Action (1984), elle s’aperçoit que ce matériau est source de fiction. Ignorant la provenance de ces films de famille, n’en n’ayant que des fragments, elle complète les manques pour reconstituer une histoire à partir du found footage[9]. Alors que dans les Mercy (1989), elle multiplie les sources d’emprunt en incorporant des films éducatifs et des films scientifiques, sans se référer à un quelconque récit.

Si une importante partie des films de found footage réalisés dans les années 90 sont des vidéos, No Damage (2002) de Caspar Strake annexe des pans entiers du cinéma afin de rendre à la ville sa pluralité, à travers la multiplicité de ses représentations. C’est ce qu’avait réussi de manière étourdissante Craig Baldwin dans Tribulations 99, Alien Anomalies under America, en créant à partir d’une mosaïque de documents cinématographiques une fable paranoïaque dont le fil conducteur est constitué par les voix de la bande-son. Ces discours lient les représentations issues d’origines si diverses, dans un récit qui se déroule comme une suite de complots, dont le film serait l’une des manifestations virtuelles.[10].

Dans leurs derniers travaux, Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi continuent le travail amorcé au début des années 80 et dont Dal Polo all Equatore (1986) est l’une des plus grandes réussites : le recours à des films d’archives ou à des collections privées. Dans ce film et dans les suivants, ils sélectionnent, teintent, recadrent les séquences choisies en s’effaçant devant le matériau qu’ils remettent en circulation. Pas ou peu d’intertitres sont ajoutés, qui situeraient le matériau. Cette plongée nostalgique dans un passé à jamais révolu oscille entre fascination pour un temps de la représentation au cinéma et plasticité d’un matériau abusé par les ans et stocké dans de mauvaises conditions. Dans Dal Polo all Equatore, les deux cinéastes ont assemblé des films de la collection de Luca Comerio, opérateur qui, à la fin des années 20, a réuni sous le même titre différentes séquences tournées par lui – notamment celle du pôle Nord et celles de la première guerre mondiale – ainsi que des films scientifiques tournés par d’autres cameramen. Le pillage du film initial se limite à sa réorganisation en quatre chapitres[11].

Dal Polo all Equatore illustre l’intérêt croissant des cinéastes, à partir des années 80 et 90, pour l’éphémérité du support, sa vulnérabilité, sa dégénérescence. Cet objet fascinant – le film – qui veut que le support succombe se dissolve, s’effrite, se torde, en un mot se décompose.

Dans No Damage comme dans Dal Polo, les cinéastes s’approprient des films pour en recréer un autre : ils respectent totalement le support, ne se permettant aucun glissement vers un autre matériau ou à partir d’un autre matériau. Le film ne peut être généré que par du film. A cette logique appartiennent le travail de  Peter Delpeut dans Lyrisch Nitrat (1990) ou les deux films de Gustav Deutsch, Film ist 1-6 (1998) et sa suite Film ist 7-12 (2002), qui recourent tous à des emprunts autorisés de films d’archives.

Par contre, Mike Hoolboom, Marc Plas et d’autres ne s’encombrent pas de telles contraintes lorsqu’ils pillent allègrement le cinéma : ils font œuvre de cinéma à partir d’images tirées de cassettes ou de dvd, sources les plus accessibles aujourd’hui pour qui veut travailler à partir de représentations existantes. En Chine, par exemple, un collectif d’artistes détourne et pervertit des films publicitaires, à l’image de ce que fait Negativland[12] dans ses émissions de radio et dans quelques CD. De nombreux vidéastes agissent de même actuellement, lorsqu’ils ont besoin de contrer l’information officielle en cas de conflit armé, par exemple. Lors de la seconde guerre du golfe, cinéastes et vidéastes ont produit des films véhiculés par l’internet, qui se présentaient comme une alternative à la propagande officielle.

Autre domaine d’appropriation, considéré comme un genre mineur et réservé la plupart du temps à un usage privé : le cinéma pornographique. Voilà le terrain d’appropriation de Lary Brose (De Pofondis, 1996), Steve Reinke (quelques bandes de sa série The Hundred Videos), Michael Bryntrupp (All you can eat,1993) , Yves Mahé (Fuck, 1999 et Va te faire enculer, 1999). Les cinéastes reprennent parfois les mêmes images : All You Can Eat utilise des séquences que l’on retrouve aussi dans Barely Human[13]. Dans les deux cas, il s’agit d’une accumulation de plans de visages d’hommes en train de jouir, dérobés à des vidéos hard gay. Pour Steve Reinke, cette accumulation de visages extatiques rend les protagonistes presque inhumains : pas tout à fait des fantômes, plutôt des anges. De son côté, De Profundis privilégie des images pornographiques moins familières (elles datent en majeure partie de la fin des années 20), qui sont refilmées et traitées de sorte que leur ancienneté et leur altération, à travers les agressions que leur fait subir le cinéaste, soient palpables. La manipulation des images, qui crée une texture, les rend plus tactiles. Elles sont pour ainsi dire (visuellement) caressées. L’insistance à dévoiler le caractère palpable de la matière argentique se retrouve chez les vidéastes, lorsque, aux moyens de surimpressions et de ralentis, ils redonnent une épaisseur à l’image, qui n’est plus une fine pellicule, mais devient peau.

Qu’ils utilisent la vidéo ou le dvd, les cinéastes en reviennent toujours à privilégier l’aspect matériel du film ; ils cherchent à le rendre tangible pour les spectateurs. Même lorsqu’ils prélèvent des images virtuelles, ils cherchent à faire passer une sensation de texture, ils ne se satisfont pas de l’aspect lisse des nouvelles images. Ils apprécient avant tout la matérialité de la pellicule, les effets esthétiques que produit seule le vieillissement du support. Il semble donc bien nécessaire aujourd’hui de préserver les images animées, autant qu’il est nécessaire de favoriser leur accessibilité. Les archives, les banques de données appartiennent souvent à des institutions dont la gestion se révèle très lourde, mais elles sont un mal nécessaire : elles permettent la sauvegarde et la conservation dans les conditions optimales et agissent comme une mémoire qui devient vive à condition qu’elle fasse partager ses trésors.



[1] Voir Isidore Isou, “ Esthétique du cinéma ” et Maurice Lemaître “ Le film est déjà commencé ”, ION numéro spécial sur le cinéma, 1er avril 1952, Paris, éditions André Bonne, 1952.

[2] Parfois le détournement s’effectue sur l’intégralité du film. Joseph Cornell réduit un long-métrage à une vingtaine de minutes dans Rose Hobart (1939) en utilisant des sous-titres. René Vienet reprend les films entiers dans La dialectique peut-elle casser des briques (1974) et Les filles de Kamaré (1974). Ou bien encore Ken Jacobs appose sa signature à un film anonyme (Perfect Film). Pierre Huyghe ainsi que de nombreux artistes contemporains s’emparent intégralement de films qu’ils montrent côte à côte dans leurs différentes versions (Titanic) ou qu’ils étirent jusqu’à 24 heures : 24 Hour Psycho (Douglas Gordon, 1993).

[3] Pour une analyse historique plus détaillée des techniques employées par les cinéastes de found footage voir Jay Leyda, Films beget film, A study of compilation film, Londres, Georges Allen & Unwin Ltd, 1964 ; “ Found Footage Filme aus gefundenem Material ”, Blimp n° 16, Vienne, 1991 ; William Wees, Recycle Images, New York, Anthology Film Archives, 1993 ; Eugeni Bonnet (directeur d’ouvrage), Desmontage : Film, video/apropiacon, reciclaje, Valence, Ivam 1993 ; yann beauvais, “ Plus dure sera la chute ” (1995), reprint in yann beauvais, Poussière d’images, Paris, Paris expérimental, 1998.

[4] À cet égard les films The Situationist Life (1958-67) de Jens Jorgen Thorsen sont des exceptions, qui s’inscrivent dans une tradition provocatrice héritée du lettrisme et du surréalisme.

[5] Pour une présentation de ce film, voir Germano Celant (directeur d’ouvrage), Identité italienne, Paris, Centre Pompidou, 1981

[6] Peter Szendy a magnifiquement décrit cet art du spectateur, dans le domaine musical, dans Un art de l’écoute, Paris, Minuit, 2000.

[7] Comme nous le faisait justement remarquer Isabelle Ribadeau-Dumas, cela s’applique aussi à de nombreux épisodes du cycle Phoenix Tapes (1999) coréalisé avec Christoph Girardet autour des films de Hitchcock.

[8] Sur cette qualité haptique de la vidéo contemporaine, voir Laura U Marks, Touch, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2002.

[9] Voir Abigail Child dans William Wees, Recycled Images, op. cit.

[10] L’introduction d’une version livresque du film maintient cette interprétation, à travers la signature “ Jane Austen ”, qui plus tard se manifestera à nouveau dans une vidéo de Keith Sanborn, à propos des notions d’appropriation et de copyright, ce dont le film de Baldwin ne s’était guère soucié. Tribulation 99 Craig Baldwin, New York, ediciones La Calavera, 1991.

[11] Pour une description détaillée de la pratique des deux cinéastes, voir Yervant Gianikian, Angela Ricci Lucchi, catalogue du Museo Nazionale del Cinema, Florence, Hopefulmonster editore, 1992.

[12] Negativland est un collectif de musiciens qui a questionné la notion de l’usage respectueux du recyclage. Leur combat s’est illustré lors de leur emprunt d’une chanson de U2. Voir site :www.negativland.com

[13] Cette bande est la dixième de la série The Hundred Videos de Steve Reinke, voir le catalogue du même nom édité par Philip Monk Power Plant, Toronto, 1997.

Des constructions (Fr)

Film Appreciation Journal n° 123, April June, Taipei, 2005

Le cinéma ne se cantonne pas au seul enregistrement de la réalité. Y parvient-il jamais d’ailleurs ? Il manifeste toujours une prise position quant à la réalité filmée autant par ses cadrages, que par la dynamique de son enregistrement et du montage et donc lors de sa restitution à la projection. Avec le cinéma, il est toujours question de prélèvements et de manipulations et de traitement. Bien souvent, les choix de prises de vues, le montage et les outils à partir desquels ils sont effectués et dont la maîtrise confirme la discrète mainmise en façonnant l’usage sont totalement évincés. Écartés, ces choix pour les moins cadrés, sont quasiment invisibles lors de la projection du film. Le spectacle cinématographique se plait à manifester les effets spéciaux à des fins de réalistes et ce quand bien même il ne soit pas toujours question de (science)-fiction.

Il existe à côté de ce cinéma, d’autres pratiques qui métamorphosent l’objet filmé. J’aimerais en indiquer quelques-unes et voir en quoi ces manières d’envisager et de faire du cinéma nous font penser. Ces films sont exemplaires de pratiques très répandues dans le cinéma expérimental et que les outils digitaux ont rendu plus facilement accessible, mais du même coup en change la nature, et il ne s’agit pas que d’un déplacement de support. D’autres pratiques sont spécifiques au médium argentique et manifeste sa matérialité, son al-chimie. Le film projeté semble être la trace figée d’un processus nécessité par les besoins d’une copie. C’est ce que reconnaît Jurgen Reble : « Lorsqu’un film est fixé sur un contretype, il ne m’intéresse plus guère. Il me fait alors l’impression de quelque chose de vide et de mort. »
Font partie de cet ensemble deux types de films, les premiers travaillent la matérialité du support en dissolvant, attaquant le support de la pellicule, les seconds travaillent la transformation de l’image au moyen d’effets optiques, et jouent avec les juxtapositions des plans afin de constituer des images composées.

Quelques éclats de lumières déposés au bord de notre regard.
C’est l’aspect matériel de la pellicule qui prédomine. Le grain, les mouvements qui l’agitent, les traces et les matières qui estompent brouillent ou recouvrent la chose filmée font surgir d’autres matières : des textures inouïes qui assimilent la pellicule à la peau. On trouve cette équivalence depuis longtemps chez les cinéastes, mais c’est avec Fuses (1965) de Carolee Schneemann que le rapport entre les deux c’est le plus clairement révélé. En effet, ce film nous propose la vision de rapports sexuels entre un homme et une femme et qui travaille visuellement la sensualité des rapports. Le grain de la peau, la couleur se superpose en un collage si dense qu’il cache et révèle des fragments de corps se désirant et baisant. Les couleurs, les textures, les plans participent de cette volonté de faire du film un équivalent des sensations de dissolutions produit par le plaisir sexuel. Les rayures, les collures abruptes, les éclats d’images, les taches de peintures les surimpressions, tout est en place pour célébrer le désir d’une femme qui affirme ses désirs et ses plaisirs.Les éclats visuels, les recouvrements avec des encres colorées évoquent Stan Brakhage ainsi que les dominantes rosées rouges, mais ici, le désir suinte à chaque image. L’isolation d’éléments du corps préfigurent le travail des années 80 de Caroline Avery. Ce film comme certains de Stan Brakhage de la même époque se situe à l’intersection des champs examinés dans cet article. C’est le caractère de transformation secondaire qui permet au sens de se réaliser pleinement, dans la mesure ou les ajouts et les retraits de matière sur la pellicule modifient l’aspect photographique des scènes, caresses, sourire, pipe, et font surgir d’autres éléments visuels qui créer ainsi une autre dynamique visuelle dans la perception des scènes initiales.
Ce film se dégage progressivement du point de vue masculin quant au désir sexuel, puisqu’il propose la vision d’une femme, réalisée par une femme, mais aussi des travaux d’animation directe dans la mesure où il mêle plusieurs techniques simultanément, renouvelant ainsi notre perception du cinématographique. Avec Carolee Schneemann, la question de la sexualité surgit non seulement comme revendication féministe avant l’heure, mais, elle souligne une particularité de l’usage du film qui est avant tout, pour elle, un support matériel. Un support manuel ; on la manie, on la triture, défigure, transforme, charcute…Le support devient alors objet d’expressivité, la violence ou la tendresse du geste se retrouvent dans les zébrures, coulages qui tatouent l’émulsion. En ce sens on peut parler d’une manifestation corporelle appliquée au film comme c’est le cas chez Lee Kramer et Jackson Pollock en peinture mais aussi chez les actionnistes viennois dont Carolee Schneemann s’écarte par la nature de son propos pré féministe.

Dans cette approche du film comme support vivant on constate que les représentations de la sexualité dominent. Cette approche privilégie souvent le développement artisanal, c’est-à-dire un développement qui évince le polissage industriel au profit de la patte de l’artisan. C’est une fois de plus l’inscription à même le ruban de la main. C’est l’irruption du corps dans un processus duquel il est bien souvent évincé. Dans la pratique industrielle, la mécanisation des tâches instaure la mise à distance des corps en fonction de critères uniquement productifs. Dès lors prendre en charge le développement et le tirage de ses copies c’est affirmer une autre esthétique, mais aussi envisager une autre économie dans laquelle les cinéastes retrouvent, s’ils le souhaitent, la polyvalence des tâches des cinéastes des premiers temps, un temps où la division du travail cinématographique n’avait pas encore inscrit ses diktats comme principe esthétique.
Cette main qui touche ce qui ne devrait l’être selon les arguties du beau et du bien techniques fantasmés, revient d’autant plus dans ces films qui travaillent la sexualité. Partage de l’intimité qui se retrouve dans cette appropriation manuelle qu’est le développement artisanal et que les années 80 quelques cinéastes tel Roger Jacoby dans How to Be a Homosexual Part I, and II (1980-82). Ces travaux font côtoyer l’aspect intime du journal filmé avec la sensualité du développement manuel lequel est proche de toutes les activités quotidiennes lorsqu’il est fait chez soi. On en voit les traces à la projection dans ces craquelures, zébrures pelliculaires dans certains films de Matthias Müller, Jurgen Reble, Nicolas Rey, pour n’en citer que quelques-uns. Ce lien qui unit journaux filmés et films développés à la main est prépondérant à partir du moment ou est privilégié un aspect non professionnel, dans le sens industriel de la pratique cinématographique. C’est le film fait chez soi, mai aussi développé chez soi, en dehors de tout circuit commercial ou alternatif qui est ici privilégié, comme le revendique Paolo Gioli en Italie, ou Juni’chi Okuyama au Japon…

Cet artisanat n’empêche aucunement la maîtrise de ces outils. C’est ce que l’on peut voir de manière éblouissante dans tous les films de Jurgen Reble, qu’il s’agisse de Passion (1989-90), Das Goldene Tor (1992). Les travaux de Jurgen Reble font appel à une étude approfondie des particularismes de l’émulsion et principalement aux phénomènes d’altérations qu’ils soient mécaniques, naturels ou chimiques, et à la manipulation du développement et des virages. Travail sur la couleur, travail de la forme, donner au temps le temps d’accomplir à même l’émulsion son travail de transformation en ne rinçant pas les produits chimiques des pellicules traitées afin d’accélérer les processus de leurs dissolutions dans l’émulsion même. Ces couches chimiques colorées sont à leur tour transformées en de puissantes explosions chromatiques. Le film, son expérience devient alors le journal des transformations successives du projet initial. C’est bien ainsi qu’il faut comprendre les performances que Jurgen Reble réalise avec Thomas Köner et principalement Alchemy (1992). Dans cette performance, un film de près d’une minute de long, mis en boucle dans l’espace est développé en directe ; en fait révélé. Cette bande est transformée mécaniquement et chimiquement selon des actions du cinéaste pendant la durée de la performance. On passe d’images latentes à des images dévoilées qui et qui vont ensuite s’abîmer dans un foisonnement de particules élémentaires qui s’autonomise et devient l’objet de la performance. La destruction chimique s’accélère jusqu’à ce que la dissolution soit telle, que la pellicule s’enflamme et du même coup clôt la performance par sa consomption. C’est la fragilité du matériau qui est mis en relief, comme le démontre Paul Sharits dans ses films avec brûlures dont 3rd Degree (1982), mais aussi la fugacité des effets, sa transformation constante qui intéresse le cinéaste. Le film inscrit un passage c’est en cela que le cinéaste préfère ne pas le fixer, il est en devenir constant jusqu’à son annihilation. Le geste inscrit sur l’émulsion vient parasiter l’enregistrer tout en donnant vie à la matière même. L’inanimé cinématographique, quand bien même on le désigne comme art du mouvement, prend un nouveau souffle. On passe de l’image fantôme au fantôme de l’image. L’image est à nouveau habitée à chaque performance de Jurgen Reble.
Dans ses derniers travaux, la couleur s’impose, une véritable pyrotechnie se met en place et permet de relier ces travaux sur la chimie aux travaux de coloristes de nombreux cinéastes qui œuvrent à partir de la richesse et l’intensité des tons des films en décomposition.

Ainsi quelques travaux de Cécile Fontaine, Peggy Ahwesh ou Frédéric Charpentier évoquent la puissance de ces polychromies qui viennent manger la figuration des films de « found footage » qu’ils utilisent. C’est le journal intime, les films de famille qui sont travaillés par Cécile Fontaine dans Home Movie (1988), et secondairement dans Stories (1989) et Histoires parallèles (1990). Chacun de ces films recourt à des techniques de décollages de l’émulsion ou à des dissolutions de sa matière au moyen de produits domestiques que la cinéaste applique sur le film en le brossant par exemple. Cécile Fontaine privilégie les produits de consommation courante, mettant ainsi en cause l’un dogme techniciste qu’on retrouve chez certains cinéastes. Elle partage en ceci, avec Tony Conrad dans ses expériences de Pickel Films (1972), cette capacité à désacraliser la maîtrise de technique qui parfois se substitue au projet cinématographique. Elle remet en cause, au nom du quotidien et d’un rapport direct avec le faire cette séparation, cette spécialisation et cette hiérarchisation à l’œuvre dans le monde du travail et qui se retrouve aussi dans le monde de l’art.
De leur côté Mahine Rouhi et Olivier Fouchard avec Tahouse (2002) mettent au service d’une errance dans les montagnes du Vercors une méditation sur le quotidien qui s’échappe dans la fulgurance des textures et des brumes de couleur qui se mêlent en couches successives au brouillard envahissant le paysage montagnard. On est ici comme c’était déjà le cas avec Didam (1999-2000) dans une iconographie proche du cinéma expressionniste qui aurait pour motif la montagne et comme catalyseur, la rêverie et l’égarement. Les grains et les textures façonnent la montagne, comme si le tourbillonnement du vent s’engouffrait dans l’émulsion.

Lorsque Peggy Ahwesh dans The Color of Love (1994), où Frédéric Charpentier avec The Dog Star Man has a Too Big Flaming Cock for The Sheba Queen (1991) travaillent avec des films en décompositions sur lesquels ils appliquent des encres de couleur qui occultent partiellement des pans d’images, ils ne le font pas sur des films de familles mais sur des films pornographiques. L’un et l’autre recourent à ces films en regard de l’époque qui ostracisent la pornographie. Pour les deux cinéastes comme pour Luther Price , recourir à des images pornographiques en tout en les désagençant de leurs fonctionnements habituels, en épinglant le voyeurisme des projets, en organisant une attente tout en la frustrant : la grande queue dans le film de Charpentier, le sadisme du film trouvé dans le cas de Peggy Ahwesh, etc. toutes ses stratégies visent à résister dans les années 90 au retour d’un moraliste triomphant à l’époque du sida. Les détériorations chimiques rivalisent avec les scènes filmées, ce qui n’est pas le cas avec Reble. Nous sommes en présence de deux attitudes distinctes. Chez Charpentier, Ahwesh, le recours à ces transformations est ponctuel, il ne relève pas d’une alchimie mais plutôt d’une catégorie d’impression sensorielle qui permet d’articuler dans ces films deux strates du sensibles. On n’est pas comme chez Stan Brakhage ou Jurgen Reble dans l’affirmation d’une vision intérieure. On est en présence d’effets optiques particuliers qui rivalisent avec l’enregistré et dans ce cas des images de sexe explicite, retour d’une technique qui vampirise des champs cinématographiques dont l’usage est avant conscrit à l’espace privé. Cette extériorisation de l’intimité au grand jour est simultanément trafiquée afin de déjouer les principes mêmes de la consommation pornographique .

D’autres cinéastes encore travaillent la décomposition, mais, à la différence des précédents, ils ne la provoquent pas, ils la recueillent. Sont exemplaires de ce traitement Lyrisch Nitraat (1990) de Peter Delpeut, Decasia (2002) de Bill Morrison, ou même certains travaux de Ichiro Sueoka. Ces films sont des films de compilations d’archives et partagent avec le travail photographique d’Eric Rondepierre une fascination pour l’image dévorée par ce qui la compose. Comme si les éléments chimiques prennent enfin possession de la matière non plus en la qualifiant selon tels ou tels objets, figures reconnaissables mais comme matière organique en constante évolution et dont la disparition est l’aboutissement. Ces cinéastes autant que Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi travaillent des corpus d’archives qu’ils transforment plus ou moins selon leur parti pris esthétiques. Une constante se retrouve dans ces films ; ce qui les distingue d’autres c’est la fascination exercée par les documents trouvés, récupérés, retravaillés, remis en circulation. Le travail du film consiste alors à organiser un vaste ensemble de documents selon des catégories qui tiennent autant à la nature des documents filmiques qu’au désir d’établir un catalogue et des collections. Les films de Peter Delpeut et Bill Morrison partent de prémices similaires, mais s’orientent dans des directions différentes. La fascination pour le matériau découvert et projeté au plus proche de l’état dans lequel il a été trouvé est essentielle pour les deux cinéastes. L’un est l’autre privilégie les moments de dissolutions progressives de l’image référent au profit des traces, champignons, boursouflures, éclatements, décollages, accidents qui viennent la tronquer. Cet envahissement progressif de la matière pelliculaire est l’objet du film et s’exerce avant tout sur des films anciens ce qui renforce un aspect nostalgique important de ces films. Ces deux films sont des méditations sur la nature du film comme support transitoire. Avec Lyrisch Nitraat des extraits de films restaurés de la collection Jean Desmet qui irriguent son projet, alors qu’avec Decasia, les films utilisés ne seront sans doute pas préservés ; il s’agit quasiment de rebuts qui par leur état, leur texture ont attiré le cinéaste . Les films dont ils se nourrissent, sont des films nitrates c’est-à-dire des films dont la matière organique est sensible à la lumière. Ces supports très fragiles peu stable au bout d’un temps donnent jour à des motifs splendides de décomposition. Pour reprendre les termes d’André Habid « les histoires sont ruinées par la gangrène du film ». Cette gangrène, ce cancer de la pellicule est à la fois ce qui l’abolit mais au même moment précipite l’éclosion d’une mortelle beauté.

J’aimerais parlé d’une autre manière d’envisager cette alchimie à partir de la transformation de la matière et qui insiste sur les traitements et retraitement de l’émulsion afin de modifier totalement l’objet filmé, qu’il a été filmé par le cinéaste ou qu’il soit détourné. Je ne prendrais que deux exemples parmi beaucoup d’autres ; il s’agit de De Profundis (1997) de Lawrence Brose, et de L’invitation au voyage (2003) de Rose Lowder et Carl Brown.
Ces deux films s’opposent par leurs sujets, l’un travaillant sur la représentation d’un paysage dans le port de Sète, les séquences qui le constituent ayant été tourné par Rose Lowder dans un endroit au bord de la Méditerranée qu’elle affectionne et qu’elle a filmé plusieurs fois, et le traitement chimique est le fait du cinéaste canadien Carl Brown. Le film de Larry Brose propose une investigation sur la masculinité, le « queer », l’histoire et la sexualité à partir de home movies des années 20, et des séquences de quelques premiers films porno homo ainsi que des séquences autour d’une réunion des Radical Fairies. Les deux films explorent une palette d’effets visuels étonnants à partir d’un traitement artisanal du développement et du virage.
Si L’invitation au voyage se réfère au film due Germaine Dulac , il n’en emprunte que le titre dans la mesure ou le poème qui avait servi de prétexte à la cinéaste est ici remplacé par un autre voyage, qui est un voyage dans des paysages chromatiques desquels émergent sporadiquement des plans de chalutiers, et de pêcheurs déchargeant des navires. Le travail de brouillage chromatique de Carl Brown confère aux plans initiaux une instabilité qui les libère parfois de leur apesanteur et induit parfois des décollages et des glissements de matière qui flotte et recouvre partiellement les bateaux. Le son envahit l’espace au point qu’il brouille parfois la perception du visuel.
En revanche dans le De Profundis de Larry Brose, le son et l’image sont articulés selon une fragmentation et un éclatement polyphoniques semble plus fréquemment dialoguer. Le travail visuel, la richesse des textures, les transparences confèrent au film une dimension de vitraux que l’on ne retrouvait jusqu’alors que dans les films peint directement sur la pellicule qu’ils s’agissent de ceux de Stan Brakhage, Marcelle Thirache ou Emmanuel Lefrant. Cette qualité, ce ressac de la couleur caresse les corps autant que nous arrivons à les percevoir. À la différence des décompositions que nous évoquions plus haut, le travail d’abrasion des particularités des documents filmé produit une élégie à ces corps masculins. Lawrence Brose orchestre la couleur comme le fait un musicien des sons. Le travail des tirages, des refilmages et des virages métamorphoses l’objet initial et lui attribue une dimension qu’il n’avait pas à l’origine. Retrouvant la maîtrise des cinéastes directs il rend à la lumière la densité et la force le texte du De Profundis d’Oscar Wilde.

J’aimerais souligné que ces quelques films bien qu’exemplaires ne sont qu’une infime partie des travaux qui métamorphosent chimiquement les documents filmés ou trouvés. Il faudrait pouvoir envisager le rapport que ces films entretiennent avec les films directs, mais aussi avec les films réalisés à la tireuse optique et qui propose d’autre façonnage et métamorphose de l’image selon des relations plus graphiques que chimiques. On constate cependant que l’inflation de cette alchimie cinématographique est une réponse militante, en tout cas une position de résistance au tout numérique. Mais au moment où elle s’effectue elle reproduit à sa manière le déplacement que le traitement numérique et les jeux vidéos ont apporté à la manière dont nous envisageons le montage, est qui privilégie, le flux à la coupe.

CUT

Introdução, Mão dupla (Fr)

Mão Dupla escola de artes visuais do Parque Lage, Rio de Janeiro, 2005

L’utilisation de la photo et de la vidéo s’est répandue à tel point qu’il est quasiment impossible pour un artiste aujourd’hui d’envisager un quelconque travail sans recourir à ces outils, qu’il s’agisse de produire des pièces originales, ce qui est rare, ou de documenter une œuvre, une performance, un évènement. La photo et la vidéo se substituent alors à l’œuvre et témoignent ainsi d’une activité éphémère passée dont elles manifestent chacune à sa manière une trace.
L’apparente démocratisation dans l’accessibilité des outils informatiques, la simplicité de leurs usages laisse présager des possibilités inouïes ; tout ceci semble promettre à chaque usager un devenir artistique en puissance.
Le recours à la photo, à la vidéo, ne procède pas des mêmes motivations, mais leurs usages relèvent souvent de démarches similaires qui abolissent l’idée du professionnalisme que véhicule l’industrie (dont la marque se retrouvait dans la division du travail) et la pratique académique de l’art (qui revendiquait un savoir faire unique et le culte du beau) autant qu’elle manifeste une appropriation démocratique des moyens de communication. Si tout est possible alors tout serait permis et rien ne s’oppose à cette fringale dévorante de tout enregistrer, de tout photographier d’une manière ou d’une autre. La photo devient un moment du film et non l’inverse.
Mais la nature des documents diffère en fonction de l’objet filmé. D’aucuns interrogent les postures, les attitudes, les comportements par prélèvement dans une réalité plus ou moins proche de l’artiste. Ainsi : le travail sur les activités quotidiennes. Pour d’autres c’est avant tout l’enregistrement spontané d’une action qui justifie la désinvolture du montage. Dans les deux cas , l’acte prépondérant est la capture, comme le font nombre de cinéastes expérimentaux des années 60 et 70, le montage devenant secondaire sauf si pour renforcer l’idée de l’accumulation proche qui elle est proche de la collection. Rares sont les artistes pour lesquels l’immédiateté de la prise entraîne une mise à disposition sur le champ de l’enregistré faisant du visionnement public un moment constitutif de l’enregistré. Faire de la diffusion instantanée un moment du partage, un catalyseur de l’échange comme le sont les films de famille en d’autres occasions. L’expérience de l’art de dissolvant dans la vie.
Les travaux sélectionnés pour cette exposition indépendamment de leur qualité intrinsèque participent de ce champ réflexif. Par leur annexion dans une exposition, ils ne peuvent échapper aux questions relevant de la mise en espace d’une image, de la nécessité d’une telle monstration dans des lieux quasi public (école, galerie, musée), de la pertinence de l’accrochage … Quel type de partage est en jeu dans l’exposition ? Que nous donne à vivre telles photos et vidéos ? Comment s’articule la nécessité du faire avec celle du montrer ?

yann beauvais

C’est toujours du cinéma (Fr)

in Catalogue, Taipei Golden Horse Film Festival, 2005

C’est toujours du cinéma

Écrire sur le cinéma expérimental aujourd’hui, c’est reconnaître, que cette pratique cinématographique est souvent séparée de son médium d’origine  à savoir : le support argentique. La production de films ne se cantonne plus à ce support, elle s’actualise selon une combinaison de médium qui va de la vidéo à la pellicule, en passant par le numérique sous quelques formes que ce soit.

Faire du cinéma aujourd’hui c’est, comme le remarque Gene Youngblood1, le distinguer de son médium, comme nous distinguons la musique d’un instrument particulier. Il y a cinéma à partir du moment ou est organisé dans le temps un flot d’évènements audiovisuels. Entendue ainsi la pratique cinématographique expérimentale entretient des rapports complexes avec le numérique.

J’aimerais indiquer dans ce texte quelques-unes de ces relations. En quoi les usages du cinéma expérimental tendent à dépasser le cadre de la linéarité du dispositif afin d’instaurer des alternatives au régime narratif dominant, et travaillent selon des modalités plus ou moins proches de celles de l’art numérique. En quoi l’apparition des nouveaux instruments a modifié la manière dont on fait et pense aujourd’hui le cinéma et ce, à partir, de quelques propositions contemporaines.

Le cinéma expérimental interroge en priorité la séquentialité de la forme narrative en privilégiant d’autres modes de composition et d’informations des images et des sons dans le temps. Cet intérêt pour le façonnage d’autres formes de visions l’a souvent conduit à s’inscrire en porte-à-faux avec le cinéma de divertissement qui privilégie le développement de formes narratives stables. Les cinéastes expérimentaux ont investi de leur côté, un vaste champ de possibles qui travaillent à élaborer d’autres visions, on parlera souvent à son sujet de cinéma visionnaire2, autant qu’ils renouvellent tout en la déplaçant l’expérience du cinéma dans sa réception ce que l’on appréhende dans le cinéma élargi3.

Le cinéma expérimental contemporain n’a pas le privilège de la nouveauté, il est une forme cinématographique plus valorisée qu’auparavant. On l’étudie, on l’expose. Il est devenu une catégorie du cinéma comme d’autres. Il n’est plus un cinéma de résistance, une alternative aux images dominantes, il est devenu un genre. En ce sens le désigner comme différent et du même coup le marginaliser était de mise antérieurement, aujourd’hui c’est un critère électif. L’expérimental est devenu un attribut fortement valorisé, il est le garant d’une distinction. Distinction à la fois des formes, mais aussi des outils qui le manifeste. Nombreux sont les cinéastes expérimentaux qui travaillant toutes les étapes de fabrication du film en explorent les possibilités et transforment ainsi la perception que l’on a du film.

Dès lors on comprend combien l’attribut expérimental est valeur recherchée au cinéma. Il signe le film en désignant son appartenance au champ de l’art.

Cette signature se comprend différemment pour les cinéastes eux-mêmes qui élaborent de nouveaux outils de films en films et qui recourent à certains processus en fonction des outils qu’ils utilisent. C’est ici que l’on trouve des ponts entre le cinéma et les pratiques numériques. En effet, si l’on s’en tient à une approche matérialiste, on reconnaîtra que les outils de production conditionnent en grande partie l’esthétique de la production. On doit à Malcolm LeGrice et à Peter Gidal4 la réactualisation de ces pensées dans le champ du cinéma expérimental de la fin des années 60. On voit ainsi l’importance de la tireuse optique pour le cinéma matérialiste britannique de ces années, qui interroge les conditions de représentation par l’examen et le traitement des séquences au moyen de cet outil. Quelques films5 préfigurent, dans leur usage de found footage, des esthétiques du recyclage contemporain, mais ils s’en distinguent autant dans l’analyse que dans l’usage qu’ils font des documents appropriés ou détournés. On repère de même manière, les transformations qu’a apportées le montage Avid. Une efficacité dans la coupe et une efficience dans la pulsation audiovisuelle dont les « clips » ont été les premiers bénéficiaires avant que les cinéastes expérimentaux s’en emparent (Henri Hills, John Smith). Ainsi le cinéma expérimental privilégie d’une part une étude de ses outils autant qu’il peut répudier toute incursion dans le domaine de la technologie afin de revendiquer une approche « low tech » qui sied parfaitement à ce médium presque désuet qu’est devenu l’émulsion argentique. C’est en ce sens qu’il faut comprendre cette résistance à la technique comme on le voit dans d’autres domaines des arts plastiques. Cette attitude est prisée par des cinéastes travaillant le journal filmé ou des projets autobiographiques ainsi que des portraits filmés.

Si la tireuse optique a été prépondérante dans le façonnage d’une cinématographie analytique défendue par les cinéastes britanniques ou allemands des années 70 ; elle a trouvé pour les cinéastes des générations suivantes, une nouvelle pertinence, dans la mesure ou son usage permet d’éviter une partie des coûts des effets optiques et diminue les frais de tirage des copies. La tireuse optique facilite le contrôle et la manipulation des images du film comme d’autres artistes le font avec leur médium, comme on peut le voir aussi dans les films de Takashi Ito. À partir des années 80; ce n’est pas tant la question du détournement et de l’analyse des séquences qui importent que leurs recyclages en fonction d’un travail sur les textures et les matières comme on le constate chez Jurgen Reble, Mathias Müller, Mike Hoolboom, Olivier Fouchard ou Mahine Roudi. Les cinéastes privilégient les spécificités et les traitements qui s’appliquent aux émulsions et qui font toute la spécificité du film : ce qui le différentie d’autres supports et principalement des palettes d’effets disponibles des logiciels tel Adobe Photoshop, After Effect, ou Final-Cut…6 L’aléatoires des effets sur la pellicule comme l’abrasion des images, les rayures ou les convulsions granulaires sont ici induites sans pour autant en contrôler totalement les résultats. Ces processus de transformations de la matière sont partis intégrants du travail du film, elles ont été pendant longtemps écarter au profit d’autres composants du support, mais elles sont redevenues7, à partir des années 80, un territoire fortement investit par des générations successives de cinéastes super 8 et 16mm, qui ont su arpenter de nouveaux chemins. Ainsi Mathias Müller dans plusieurs de ses films dissout les éléments qu’il s’approprie afin de les fondre dans une nouvelle œuvre8 (Sleepy Haven, The Memo Book, ou les plus récents films réalisés avec Christoph Girardet tel Mirror ou Beacon participent chacun à leur manière de cette même stratégie. Mirror travaille le format, le scope en recourrant à un subterfuge, deux images dv côte à côte la constitue). Peu de cinéastes ont continué leur recherche, de manière innovante en changeant de support. Deux figurent dominent Jurgen Reble et Mike Hoolboom qui chacun à leur manière ont réussi à transférer une approche de la matière image du pelliculaire au numérique. Si dans le cas de Mike Hoolboom le passage au numérique attise la vivacité et la précision du montage en introduisant des effets de glissements d’une séquence à l’autre, dans le cas de Jurgen Reble c’est le développement de processus qui mixe les effets numériques avec les effets des émulsions après leur mélange qui prolongent l’usage du cinéma en le renouvelant. À cet égard Yamonote Light Blast est un magnifique prolongement de Chicago qu’il avait réalisé dix ans auparavant.

Dans ce film, le travail sur les textures se combine au mouvement du métro, ainsi les lignes de fuite pixellisées autant que les rails du train à Tokyo tissent une trame visuelle à laquelle on ne peut assigner de source, à partir de quels moments en effets les textures émulsives se dissolvent dans les pixels. La cristallisation de l’émulsion, son écaillement syncope le flux constant du déplacement et du même coup, inscrit à la manière des glissements et des rotations une fluidité par-delà les accidents. Bien que s’inscrivant dans une économie chromatique (puisqu’en noir et blanc) on retrouve cette fluidité du parcours qui s’oppose au montage cinématographique traditionnel, que l’on pressentait dans le film de Nicolas Rey Terminus for you et que l’on retrouve dans l’Arbre Tahouse ou Didam d’Olivier Fouchard et Mahine Roudi. La plupart des films «alchimiques»9 participent tous d’une esthétique de la dissolution, comme si la représentation cinématographique ne pouvait se donner qu’à partir du moment où elle s’abîme dans la matière. On peut regrouper nombre de films expérimentaux des années 80 et 90 dans cette catégorie. Ce travail se caractérise par une approche qui investit des longueurs de photogrammes et non plus des photogrammes. Cependant ces bandes ne correspondent pas aux plans ou aux séquences du cinéma narratif, mais à des blocs que la-la cinéaste transforme, manipule comme le font chacune à leur manière Cécile Fontaine, Frédérique Devaux et d’autres cinéastes10 qui combinent l’appropriation des found footages avec un traitement abrasif du support, qu’ils s’agissent d’interventions graphiques, picturales ou chimiques. Le spectacle cinématographique, ou ce qui en demeure est celui de sa disparition, de son devenir fantomatique, presque le mirage d’une image, la dissolution de l’image mimétique au profit de sa matière même. On peut alors se demander s’il s’agit d’une destitution de l’image représentative : figurative, au profit de constituants abstraits dans le surgissement de motifs dus à la chimie du support? En ce sens ces «alchimistes» partagent, selon des stratégies alternatives, l’une des préoccupations des cinéastes pour lesquels il n’est plus nécessaire de fabriquer de nouvelles images, mais plutôt, de travailler avec celles qui nous entourent, qui nous habitent, qui nous tiraillent, qui nous fascinent. Cette compréhension du film aujourd’hui, dépasse le clivage des supports en se manifestant dans tous les champs du cinéma tel que nous l’avons défini plus haut. Le travail du cinéaste privilégie alors la recherche des matériaux en recourant à des archives, véritables bases de données11 à partir desquelles une fois les sélections effectuées un travail de réappropriation s’opère selon des agencements et des combinaisons, des recombinaisons, des variations (dont on peut voir la trace chez Wayne Yung par exemple), qui ravivent la dimension musicale autant qu’ils affirment l’existence d’un méta cinéma pour lequel l’appropriation, le plagiat, la copie, le détournement jouent un rôle essentiel12. Le film de found footage est devenu depuis deux décennies, un genre à part entière. Pour l’un des champions de la cinématographie métrique, la cueillette de matériau est devenue aujourd’hui un enjeu important. Le found footage ne s’est pas limité au seul support analogique, mais trouve de nombreux emplois et prolongements avec la vidéo numérique, ainsi que dans le net art et chez les vj, pour lesquels les samplers et autres effets applicables en direct sont monnaie courante lors des performances. Le traitement n’est plus différé, c’est le mixage en directe qui devient l’objet de la performance. Cette opération occultée dans le cinéma traditionnel est devenu le contenu de performances qui travaillent l’improvisation. On en trouve la marque dans les performances des groupes de cinéaste expérimentaux13, : Métamkine, Schmelzdahin, Noemino, Silt…, pour lesquels les émulsions ou les dispositifs de projection sont manipulés. Dans ces performances ce sont les variations, les recombinaisons des séquences, leurs transformations graduelles ou rapides qui sont au cœur de l’action proposée. Les interventions des VJ représentant une extension et une radicalisation de quelques-uns des principes de ces performances.

Dans ce contexte, le recours aux boucles est prépondérant dans la mesure où il permet de créer des modifications à partir d’un corpus défini et dont maîtrise facilement les transformations. L’accès aux instruments numériques facilitera ces possibilités tout en modifiant profondément le rendu. L’usage des boucles avaient été une stratégie utilisée par le cinéma structurel14 afin de questionner la nature du support même, comme on le voit à l’œuvre chez Paul Sharits, Tony Conrad ou Andy Warhol. À la même époque, la musique répétitive faisait grand usage des boucles. En effet comme on le fait en musique, on pourra déterminer s’il s’agit d’une animation Flash, d’un traitement Photoshop etc. Le polissage via les logiciels s’effectue en fonction des modes graphiques successives qui habitent, ou plus précisément habille le champ visuel d’une époque. Pourquoi le cinéma expérimental échapperait-il aux modes graphiques de son époque ?

Le travail avec les boucles s’est remarquablement illustré dans les travaux de Martin Arnold et Peter Tscherkassky qui, tous deux ont travaillé à partir de séquences de films hollywoodiens recyclés. L’usage de la répétition est une stratégie qui a fréquemment usité au cinéma. Que l’on songe à la lavandière de Ballet Mécanique, ou bien au dormeur de Sleep, mais l’un des usages contemporains de ces boucles répétitives, induit un effet comique comme on le voit parfois à l’œuvre chez Raphaël Ortiz, Martin Arnold, ou Keith Sanborn.

C’est l’ordinateur qui a permis à Martin Arnold de travailler autant la bande son que l’image dans son dernier film, ce qui n’était pas le cas avec Pièce Touchée. En effet avec Alone, Life Andy Hardy le montage a été réalisé sur l’ordinateur. Le recours à l’ordinateur facilite le travail du cinéaste puisqu’il lui permet de faire de nombreux essais et de voir les résultats des permutations choisies15. De son côté Peter, Tscherkassky expose les possibilités du support analogique même. Ainsi dans Dreamwork, le recours à un faisceau laser sur des photogrammes afin d’impressionner la pellicule vierge. Ce qui intéresse le cinéaste c’est de manipuler et de produire un cinéma qui ne pourrait pas être réalisé au moyen d’autres supports car, avec l’ordinateur, on peut seulement imiter l’imprécision16, alors que dans ce film, c’est le balayage manuel imprécis du faisceau qui révèle des parties d’images et se conjugue aléatoirement avec l’action du film. Le cinéaste renouvelle le rayogramme17, en l’appliquant à la fois au ruban ainsi qu’à la technique d’impression des parties de celui-ci qui englobe les performations et la bande son.

Cette revendication, à faire des films, qui ne pourrait s’effectuer au moyen d’un autre instrument est importante car elle démontre la vitalité de la pratique tout en affirmant l’appartenance à une communauté. Les films de Rose Lowder, Nathaniel Dorsky, Bernard Shreirner sont effectivement des travaux qui utilisent la plastique et les qualités intrinsèques du médium cinématographique, quant à ses possibilités de capter et restituer la lumière sur les photogrammes, qu’ils soient sérialisés ou non. Ce traitement, cette qualification de la lumière, les densités des couleurs, le rendu projectif sont des conditions essentielles du support. C’est ici que le choix des émulsions est prépondérant dans la mesure ou ces dernières vont conditionner la chose filmée. C’est en ce même sens qu’il faut comprendre l’importance et la qualité des formats utilisés. Pour les cinéastes, le recours à un support vers un autre, entraîne parfois des modifications importantes autant qu’il permet de juxtaposer les formats. Le super 8, aux couleurs acidulées de Yannick Koller avant d’être numérisé, n’est pas le même que celui plus fané du film de Lisl Ponger qui est gonflé en 35mm faisant surgir une rugosité due aux grains des souvenirs. Si pour certains, le passage d’un support à l’autre ne se limite pas seulement à des considérations d’accessibilité et de facilité d’emploi ; il peut être un choix esthétique comme cela l’était pour les films de Derek Jarman. Pour d’autres, c’est la maniabilité d’un support et ses bancs de montage qui conditionnent le traitement d’un support vers un autre, comme on peut le voir par exemple chez Richard Fung, Leslie Thornton, Zhao Liang…

Si d’un côté de nombreux cinéastes ne voient pas l’utilité d’investir d’autres supports, pour d’autres c’est la crainte de la disparition du support analogique qui font qu’il développe les instruments d’une autonomisation de toute la chaîne de production cinématographique. C’est en ce sens qu’il faut comprendre l’existence d’un grand nombre de laboratoires alternatifs, qui se sont développés dans le monde. Ce micro milieux est le territoire à partir duquel le cinéma se fabrique et se pense collectivement. Leurs visibilités et utilisations plus fréquentes en font des espaces dans lesquels une esthétisation des procédés chimiques est patente. Ils sont une véritable alternative dans l’économie d’un film et pour lequel le tirage des copies de distribution est un luxe. Tous les films directs, c’est-à-dire ceux qui sont obtenus à partir d’un travail de peinture, de grattage ou de manipulations diverses directement sur le ruban, font face à un tel dilemme vis-à-vis des copies de distribution. Le dernier travail de Stan Brakhage a été fait de cette manière en interrogeant le filtrage de la lumière par la couleur comme le font les vitraux. Mais dans le cas du film, les rythmes et le calibrage de la lumière et de la couleur participent avant tout d’une double temporalité, celle de l’application sur des longueurs de ruban et celle de la diffusion saccadée lors de la projection. Il s’agit de créer ainsi des visions inouïes, produire un monde qui ne peut exister en dehors du cinéma. Nous parlons de cinéma car nous pensons que cette démarche est partagée par de nombreux artistes lorsqu’ils travaillent à partir de la synesthésie, qui fût comme l’un des grands moteurs de l’abstraction picturale mais aussi cinématographique. 18 Faire entendre ce que l’on voit, ou voir ce qu’on entend est une source, un principe de la musique de Ryoji Ikeda, autant qu’elle motive les travaux cinématographiques de Joost Rekveld ou Remi. Remarquons que ces derniers génèrent leurs images au moyen de l’ordinateur avant de les kinescoper sur du 35mm afin d’obtenir un meilleur rendu de l’image projetée. L’usage de l’ordinateur pour générer des images est une pratique répandue au cinéma, dans la mesure ou l’outil permet de contrôler plus facilement les déplacements d’objets. Ainsi la multiplication des propositions textuelles se déploie dans les films et installations réalisés avec ordinateur dont le travail de yann beauvais participe. Les traitements et l’évolution de textes dans l’espace (de l’écran) se réalisent au travers d’algorithmes qui transforment le rapport à la linéarité. Ainsi, un film devient la combinaison figée que détermine le cinéaste. Dès lors, les versions se multiplient19. Cette prolifération interroge ce que nous attendons et ce que nous recevons des images. Pour beaucoup de cinéastes, l’image est toujours cet espace privilégié dont la durée est déterminée par l’auteur. Ainsi le cinéma expérimental est le prolongement déplacé d’un type de contemplation que l’on trouvait dans les beaux-arts. Elle nécessite une attention accrue. Hors cette attention vis-à-vis de l’image s’inscrit en porte-à-faux avec les rapports que nous entretenons avec les images, en effet notre attention est plus distraite. L’image est devenue ambiante. Elle meuble et nous accompagne partout. Dès lors, les cinéastes s’inscrivent contre ces usages et exigent une plus grande attention, en travaillant soit à partir de l’immersion soit à partir d’une interactivité que l’on trouve dans de plusieurs installations et travaux pour ordinateur. Cette interactivité présuppose à la fois une compréhension des enjeux de l’œuvre ou bien une nonchalance qui invite au parcours léger d’un travail. On assiste à un renversement des priorités dans la mesure ou les cinéastes et la plupart des vidéastes travaillent avant tout, les images, ont certaines difficultés à envisager leur dissolution dans l’espace d’une galerie, d’une fenêtre, d’un site…

Edson Barrus envisage le film comme une expérience d’un moment pour lequel la durée du travail est modifiable en fonction des demandes. Il déplace ainsi comme le font de nombreux artistes aujourd’hui la question de l’unité d’une œuvre au profit d’un processus qui questionne notre rapport aux images ainsi que le rapport que la représentation entretient avec la réalité. La nature du document filmé change autant qu’elle est modifiée par Keith Sanborn lorsqu’il détourne un film de propagande de la marine américaine en doublant les plans qui le composent. C’est parce que le rapport aux images et à leurs usages s’est transformé que la projection en salle est devenue une des possibilités pour les cinéastes, qui ne s’y limitent plus20. La plus grande accessibilité des outils numériques, le déplacement d’intérêt pour l’usage des images entraîne des modifications de comportements des cinéastes qui joue avec ces nouveaux supports selon la nature du projet.

On constate que si le cinéma est appelé à disparaître dans sa forme analogique il continuera de réaliser à travers d’autres supports. La qualification des flux d’informations selon des considérations temporelles a trouvé, à travers des médiums successifs, à se manifester de multiples façons. Si le cinéma expérimental a joué un rôle fondamental dans cette histoire c’est qu’il a été l’un des premiers supports a interrogé au sein de sa pratique, les formes de récit qui remettent en cause la linéarité même de ceux-ci, en travaillant d’autres champs et aspects de l’image il a préfiguré bon nombre de traitements dont se nourrit le numérique.

yann beauvais

1 In Cinema and the Code , in Future Cinema, The Cinematic Imagery Film, sous la direction de Jeffrey Shaw et Peter Weibel, Mit Press, 2003

2 C’est P.Adam Sitney dans Visionary Film qui a caractérisé le cinéma expérimental américain des années 40 et 60 de visionnaire dans son ouvrage publié à en 1979

3 Ce concept de cinéma élargi a été étudié par Gene Youngblood, Expanded Cinema. New York, E. P. Dutton, 1970

4 Voir Malcolm LeGrice : Abstract Film and Beyond, Studio Vista NY 1978 et Peter Gidal ; Structural Film Anthology, BFI, Londres 1978, Materialist Films, ed Routledge, NY 1989

5 On pense à Castle I, Yes, No, Maybe, Maybenot, Berlin Horse, Threshold de Malcolm LeGrice, ou même Rohfilm de Birgit et Wilhem Hein.

6 Sur l’esthétique de la sélection dans les médias, voir Lev Manovich : The Language of New Media, Mit Press, 2000

7 Nous parlons de réactualisation, car dans les années 60 chez Stan Brakhage (Dog Star Man en étant la quintessence) ou Carolee Schneemann (Fuses) l’attaque des émulsions était courante, moins graphiques que celles que l’on trouve dans les films lettristes des années 50 tel Le film est déjà commencé ? de Maurice Lemaître.

8 Voir Matthias Müller : Mes films s’écartent de cette vision des choses, in Monter Sampler, L’échantillonnage généralisé, de yann beauvais et Jean Michel Bouhours, Scratch & Centre Georges Pompidou, Paris 2000

9 Sur le cinéma alchimique voir yann beauvais ; Des constructions, Film Appreciation Journal n° 123, April June, Taipei, 2005

10 On pense entre autres à Phil Solomon, Métamkine, Peter Delpeut, Carl Brown, ou le groupe Stilt, Maria Coburn, Ichiro Sueka.

11 Dans ce sens Creative Commons, ou UBUWED, thing.net sont des sources facilement accessibles.

12 Sur ces questions voir Critical Art Ensemble : Libres enfants du savoir numérique, http://www.critical-art.net

13 Dans la tradition du cinéma élargi, des cinéastes tel Valie Export, William Raban ou yann beauvais, ont joué avec les dispositifs de projections.

14 P.A.Sitney, op citée et David James : Allegories of Cinema: American Film in the Sixties, Princeton: Princeton UP,1989.

15 Interview de Martin Arnold :Le cinéma et le corps : un art du luxe. In Scratch Book ed yann beauvais & Jean-Damien Collin, Paris 1999

16 Voir interview de Peter Tscherkassky par Xavier, paris novembre 2001, www.brdf.net

17 Le rayogramme est une photo produite sans caméra. Des objets sont posés directement sur de la pellicule vierge et éclairée brièvement. Man Ray a recouru à ce procédé au cinéma dans les années 20, après l’avoir découvert.

18 À ce sujet voir les catalogues Son&Lumière centre Georges Pompidou Paris 2004, et Visual Music, Moca, Los Angeles 2005

19 Dans le cas de Tu, sempre de yann beauvais, il existe déjà 5 versions du film pour l’installation.

20 Si l’on s’en tient à la liste des cinéastes montrés, on constate que Edson Barrus, Jurgen Reble, Joost Rekveld, Mathias Muller, Christoph Girardet, Richard Fung, Keith Sanborn, yann beauvais, Leslie Thornton travaillent autant les projections que les installations.

La toile d’Edson Barrus (Fr)

écrit dans le cadre d’un été brésilien à Metz 2005

[FR] « La Toile se construit dans l’adversité. »

L’installation créée par Edson Barrus dans l’église des Trinitaires à Metz, dans le cadre de un Eté brésilien (1), est singulière à plus d’un égard. Son titre : Toile indique un état et plus précisément un plan dans l’espace. La Toile occupe un espace indépendamment de son support. Le titre français partage avec sa traduction portugaise des similarités de compréhension et d’extension qui vont de la référence picturale, au réseau, en passant par le champ cinématographique.

L’œuvre proposée est un tissage de pellicule 35mm. Il s’agirait d’une proposition cinématographique. La Toile participe à l’expansion du cinéma, elle reprend la question de l’élargissement du cinéma selon des modalités très différentes de celles en vigueur dans l’art du temps. On est en présence d’un élargissement du cinéma en tant que sculpture. Il s’agirait d’une proposition plastique. L’investissement de l’espace, sa transformation par l’adjonction d’un élément qui vient littéralement occulter le déploiement de la nef.

L’ouverture à l’altérité est constante dans l’histoire du cinéma expérimental autant qu’elle l’est dans les rapports que les plasticiens entretiennent avec le cinéma. Mais si pour les cinéastes expérimentaux cet élargissement privilégie une expansion de l’œil et donc de la vision ;il ne peut, ni ne s’est cantonné à la seule production de dispositifs particuliers de projection. En effet, d’autres expériences prônaient l’élargissement de la conscience par la libération de l’œil, en le débarrassant des habitudes de voir afin de produire de nouvelles visions.
Cette attitude s’est incarnée dans toute l’œuvre (écrite et filmique) de Stan Brakhage(2). Cette compréhension du cinéma fait de celui-ci, dans sa pratique un art visionnaire qui propose des expériences visuelles inouïes. Ces expériences se traduisent dans un art du faire cinématographique qui interroge la caméra, autant que le support. Celle-ci manifeste une liberté vis-à-vis de l’outil et de son savoir techniciste normatif. Cet apprentissage de la liberté se retrouve de manière distincte dans la plupart des expériences de cinéma élargi depuis les années 60 et a permis ainsi d’envisager le cinéma autrement entre ce qui met en avant autant le dispositif cinématographique que ce qui l’excède.

Le film comme le dit Hollis Frampton (3), module la lumière . Si le support cinématographique semble avoir privilégié cette investigation, il n’est cependant pas le seul à l’avoir travailler ; la préoccupation quant à la modulation et qualification de la lumière est, depuis fort longtemps, l’un des enjeux de la peinture et la sculpture. Cette approche s’est considérablement renouvelé avec le modernisme dans différentes phases tel par exemple le Bauhaus(4), l’art cinétique ou l’op-art. On peut signaler des à présent qu‘avec le cinéma, les préoccupations de nombres d’artistes quant à la matérialisation d’une qualification de la lumière selon un développement temporel de la couleur se sont considérablement renouvelées, principalement dans le versant expérimental. C’est ainsi que les expérimentations directes quant au support chez Brakhage convergent, et retrouvent parfois, certaines préoccupations de plasticiens qui interrogeant la décomposition de la lumière (Nicolas Schöffer) ou de cinéastes et le lien entre film et lumière (Len Lye, Anthony McCall). Ces artistes explorent les passages entre cinéma et peinture et ou sculpture, chacun a sa manière.

Pour d’autres encore cette exploration peut s’accompagner d’une redéfinition du cinéma et d’une transformation de la représentation cinématographique qui s’extrayant de la simple projection se manifeste au moyen du frozen film frames(5) qui envisagent un rapport spatial au ruban et non plus dans le cadre de la projection même. Tableaux de pellicule ces travaux de Peter Kubelka et de Paul Sharits déplacent le cinéma vers les cimaises. Ils proposent au regard l’ensemble du ruban constituant l’ouvre, qui n’est plus accessible selon la succession des photogrammes mais selon une expansion spatiale. Remarquons que cette expansion spatiale a ceci de particuliers qu’elle au ruban même, sans l’appareil optique, le projecteur, sans lequel, l’expérience du cinéma que l’on connaît n’a pas lieu. Le tableau de pellicule permet d’envisager en totalité la structure du film, il est sa partition tout en conservant une caractéristique plastique certaine. Les frozen film frames de Paul Sharits partagent avec « le pattern painting » de troublantes similitudes quant à la modularité des motifs et quant au jeu de variations et d’alternances qui se propagent dans le plan.
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On retrouve ainsi cette question de la planéité du travail avec la Toile d’Edson Barrus. On retrouve une autre similarité qui vient de l’usage du matériau, le ruban, plus proche en cela du projet de Peter Kubelka qui recourt lui aussi au 35mm. Mais le travail de l’artiste brésilien s’en distingue de nombreuses manières.
Tout d’abord le film, le ruban est avant tout un matériau, comme un autre. Matériau que l’on travaille sans ménagement. Matériau auquel se confronte le corps. Il n’a pas de fétichisation de l’émulsion, elle est un véhicule qui a été imprimé. Le ruban tissé, ne représente pas autre chose que lui-même, il ne dévoile pas une structure d’un événement qu’on pourrait appréhender différemment en salle. Ce n’est plus tant la linéarité qui est investit que l’enchevêtrement qui assombrit les masses de couleurs. Le ruban est le matériau travaillé. Il vient avec les spécificités du tirage industriel. Il est avant tout constitué de bandes-annonces de films contemporains. Bandes-annonces accompagnées de leurs amorces opérateur, c’est-à-dire avec tout ce qui permet au film d’être projeté (et qui n’est pas vu par les spectateurs du cinéma de divertissement). LaToile abolit la distinction des contenus. C’est le matériau même qui est interrogé : sa fonction qu’il faut entendre comme film déjà impressionné qui qualifie par conséquent la lumière selon des intensités, couleurs particulières à chaque projet.
Avec cette Toile, l’appropriation est différente de celle qu’effectue les cinéastes et artistes quant ils travaillent avec des found footages(6) , car hormis les lettristes et plus particulièrement Maurice Lemaître, les contenus sont importants pour ces auteurs. Les rebuts sont utilisés en fonction de ce qu’ils peuvent signifier ou ce qu’ils revêtent comme intérêt quant aux textures, couleurs, e un mot quant à leurs qualités plastiques. Dans le cas d’Edson Barrus, tout cela est secondaire, par contre ce qui importe, c’est qu’il s’agit de bande-annonce de films de divertissement ou de publicités, autrement dit des rubans, qui sont les agents du spectacle cinématographique. Il s’agit là d’une mise en scène particulière puisqu’elle investit un lieu, une église, en substituant un opium à un autre. À un dieu, en est substitué un autre. Le glissement est intéressant dans la mesure où il s’effectue par une redéfinition de l’espace. Ici on ne s’élève plus, la Toile fait écran.

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La pellicule n’est plus projetée, elle est tressée selon des techniques classiques (archaïques), les rubans s’entrecroisent perpendiculairement. L’un passe au-dessus ou au-dessous-dessous de l’autre en alternance, créant des motifs et de légères torsades. Elle devient filtre, surface impressionnable, bien que déjà impressionnée qui inscrivent et donnent images (contours) aux vitraux transparents de l’église des Trinitaires, en reportant les faisceaux maintenant colorés sur les parois ou le sol de l’église.

Le film est tissé manuellement et non pas mécaniquement, en cela il s’oppose à l’appareil de cinéma, l’extrapolant de son appartenance dans le monde de la machine. Il s’agit de se réapproprier un médium devenu avant tout industriel, tout autant que le fait de spécialiste. Réintroduire une dimension tactile avec ce support trop souvent fétichisé ou réifié. Cette réappropriation du support entraîne de profond changement de perspectives. Le film n’est plus cet objet projeté, mais la projection d’un plan dans l’espace c’est en ce sens qu’Edson Barrus partage au travers de la Toile quelques-unes des qualités sculpturales du film Line Describing a Cone d’Anthony McCall(7) , a ceci près que son travail bien que renvoyant à une spatialisation ne la renouvelle pas à chaque présentation. De plus la Toile, ne propose pas une démultiplication de l’espace dans le volume comme le fait Line Describing a Cone. Elle investit l’espace architectonique sans lequel elle n’aurait vu le jour, elle ne constitue pas l’espace, elle s’inscrit dans un espace donné. Cependant comme cette Toile est faite de ruban, elle se modifie dans la durée de son exposition. Les parties les plus exposées au soleil pâlissent et se transforment l’expérience de la perception dans la durée.
Cette dimension souligne parfaitement le caractère fragile de toutes inscriptions (impressions) cinématographiques qui s’estompe à la lumière. L’ennemi du film est aussi la lumière. L’impression déposée sur le ruban n’est qu’un moment du film. Elle manifeste un moment que le virage des couleurs, la diminution des intensités donnent à voir. Un film développé et exposé à la lumière du soleil se fane progressivement pour s’abîmer dans la transparence. Dans ce sens, la Toile d’Edson Barrus permet à la lumière passant à travers les vitraux de se moduler pour un temps ; elle filtre la lumière plus ou moins fortement. Elle joue le rôle du projecteur sans agrandissement de l’image. Ce n’est pas l’un des seuls paradoxes de ce travail.

toile9
Une autre caractéristique de cette Toile est l’importance de sa production. Les dimensions de la Toile, 20 m par 6m en font un écran géant qui a nécessité plus de cinq kilomètres de films. Est tissé l’équivalent de trois long-métrages, dont on peut reconnaître parfois une image lorsque le tissage la laisse apparaître plus nettement. Les rubans composant la Toile sont assortis au hasard de leur prélèvement lors de la production de la pièce. Des associations s’effectuent en fonction des rapports de couleurs, des mouvements d’appareils, mais celles-ci tendent à s’éclipser une fois laToile mise dans l’espace. Les photogrammes s’estompent au profit du flot. Le damier, produit par l’entrecroisement des bandes, domine et fait écho au réseau. En effet, le photogramme, n’a plus de finalité en tant qu’unité, mais, se donne alors en tant que partie d’un flux presque intermittent puisqu’une fois visible, une autre, occulté par la bande passante. La taille de cette Toile fait de ce tissu un produit industriel. Fait d’un support industriel il est détourné une première fois de son lieu afin de constituer un paradigme cinématographique. En effet dans l’industrie, la seule chose que ne voit pas le spectateur c’est le ruban, La seule chose que propose la Toile c’est le ruban, son tissage, comme d’autres tissent les photogrammes, Edson Barrus tisse le ruban à d’autres fins. Le spectacle cinématographique avec ses effets plus ou moins spéciaux est nié au profit de sa trame. C’est le tissage, cette forme d’extension et de marquage dans l’espace qui domine, c’est le mouvement des bandes qui vont d’un côté de la nef à l’autre qui occupe l’espace dans un volume qui s’oppose à l’idée même de l’écran du cinéma puisque cette Toile vole littéralement. Elle se gonfle et produit un plan incurvé en opposition avec celui de la voûte de l’église.

Ces rubans de films qui sont véritablement l’une des marques de l’industrie du cinéma, bande-annonce, publicité sont récupérées et se projettent dans l’espace et non plus à l’écran, c’est parce qu’ils font volume qu’ils quittent le champ du cinéma pour devenir ce que le cinéma est parfois, une sculpture temporelle. La récupération de ces objets valorisés par l’industrie ; ces bandes sont le support économique du spectacle cinématographique, s’apparentent à une dénonciation du mirage cinématographique, et des excès de la distribution de ce produit : le film. Cette machine à produire de l’illusion optique n’est plus qu’un matériau brut, à partir duquel un procédé est déployé dans l’espace. Il ne s’agit pas d’une esthétisation du déchet, de la récupération comme cela se pratique fréquemment dans l’art contemporain. L’appropriation de ces images dont on ne tient pas compte montre combien la domination de l’image aujourd’hui n’a aucune conséquence. Elles sont échangeables. Le spectacle cinématographique se repaît de ces variations sans intérêt, il en fait commerce. La Toile propose une autre approche, de ces rubans, ils ne sont plus que les fantômes d’un spectacle qui a pu avoir lieu, mais qui ne dépend plus d’elles. La Toile tisse ainsi l’envers du décor, l’époque du cinéma est révolue. L’ignorance du contenu des bandes signe un aveuglement vis-à-vis du type de cinéma qui est usé (8) au profit de la répartition, de la division des bandes et leurs caractéristiques physiques (bande-son stéréo, format, perforations, types…)

Il n’y a plus de point de vue privilégie dans ce tissage, c’est l’étendue, cette paroi souple tendue dans l’espace qui est le projet, et plus exactement sa production. D’un côté le geste de la Toile renvoi au cinéma structurel recourant au flicker (9) et qui nécessite de geler le défilement afin de saisir les processus mis en place, qui sont parties intégrantes de l’expérience même du film. D’une certaine manière, avec la Toile, on est en présence d’une expérience qui fait appel à des processus similaires dans la mesure ou la découverte de celle-ci, dans l’église, déclenche des questions quant aux processus de fabrication, de réception, et même de restitution ainsi que des rapports que la Toile entretient avec le cinéma et les arts plastiques, autant qu’avec l’artisanat et l’industrie.
Ce qui est enjeu c’est la circulation et la distribution des rubans. Ce sont les liaisons qui s’établissent entre des morceaux de bandes et d’autres selon le parcours du visiteur. Le photogramme est évincé au profit du passage des rayons de lumière sur le tissu pelliculaire le transformant en négatif d’une voix lactée.

(1) Evènement organisé par Faux-Mouvement, du 23 juin au 29 octobre 2005 , dans le cadre de l’année du Brésil en France et dans lequel Edson Barrus participait de trois lmanières : avec une installation in situ : La Toile, une exposition qu’il a conçut Made in Brazil dans lequel il présente Boca livre à la Galerie Faux-mouvement ainsi queMalandraGens : un événement qui ouvraient les dix premiers jours de cette manifestation.
(2)Voir Stan Brakhage : Metaphors on Vision publié par P.Adam Sitney, Film Culture n°30, N.Y. 1963, traduction française sous la direction de Jean Michel Bouhours, Centre Georges Pompidou 1998
(3) « Une Conférence », 1968 de Hollis Frampton publié dans The Avant garde Film : A Reader of Theory and Criticism, Ed P. Adam Sitney, NY, New York University Press, 1978, puis dans Circles of Confusion, traduction française L’écliptique du savoir sous la direction d’Annette Michelson et Jean Michel Bouhours, Ed centre Georges Pompidou, paris 1999
(4)On se souvient d’un texte manifeste de Lazlo Moholy-Nagy : « La lumière nouveau moyen d’expression de l’art plastique », publié dans Broom NY 1923, ainsi que Malerei, Photographie, Film, Bauhausbûcher 4, 25 et 27.
(5)Ce terme est avant tout celui par lequel Paul Sharits désigne ses tableaux de pellicules qui nous permettent de voir l’entièreté d’un film, et donc sa structure, d’un coup. Ces tableaux de pellicule sont souvent comme les partitions du film ou des dessins modulaires. Cf Paul Sharits Exhibition/ Frames, Regarding the Frozen Film Frame Series : A Statement for the 5th International Experimental Film Festival Knokke, December 1974, in Film Culture n°65-66 NY 1978
(6)le found footage a été étudié depuis quelques années parmi les ouvrages qui lui sont consacrés : Jay Leyda, Films beget film, A study of compilation film, Londres, Georges Allen & Unwin Ltd, 1964 ; “ Found Footage Filme aus gefundenem Material ”, Blimp n° 16, Vienne, 1991 ; William Wees, Recycle Images, New York, Anthology Film Archives, 1993 ; Eugeni Bonnet (directeur d’ouvrage), Desmontage : Film, video/apropiacon, reciclaje, Valence, Ivam 1993 ; yann beauvais, “ Plus dure sera la chute ” (1995), reprint in yann beauvais, Poussière d’images, Paris, Paris expérimental, 1998.
(7)On se souvient que ce film de 1973 propose le déplacement d’un point de lumière parcourant un cercle entier. La projection de ce parcourt occasionne la production d’un cône de lumière. Sur Anthony McCall voir Anthony McCall Film Installations Mead Gallery Warwick Art Center, Coventry, 2004.
(8)Parmi les bandes utilisées citons : La femme coréenne, Neverland, Dans les champs de bataille, Sideways, La voix des morts, Bob l’éponge…
(9) Un flicker est un clignotement qui est produit par l’alternance plus ou moins régulière de combinaison de photogramme de couleurs distinctes ou opposées.

Hélio (Fr)

Nós Contemporâneos n° 50 barrus MÀIMPRESSÃO editora, Paris 2007

Ce texte est extrait d’une conférence que j’ai donnée à Rio de Janeiro, lors de Ultima Semana do Rés do Chão, en décembre 2005.

http://www.youtube.com/watch?v=3-5eQk_PspI

L’un des traits distinctifs de la production cinématographique selon Hélio Oiticica fait voler en éclats la notion de cinéma (quand bien même il a tourné plusieurs films super 8, (Brasil-Jorge 1971, Agripina é Roma-Manhattan 1972) qui sont plus ou moins achevé. Pour Bruce Jenkins, Hélio désactive le cinéma pour renouer avec une sorte de pré cinéma [1]). Il propose une nouvelle forme de cinéma élargi : le quase-cinema. Ses propositions cinématographiques agencent des modes du cinématographique qui est entendu comme dispositif, un équipement qui outrepasse le seul ruban, c’est-à-dire : la salle. Dans ces installations de quasi-cinéma tel Neyrotika (1973 : slide show) et l’ensemble des Cosmococas, et Helena inventa Angela Maria (1975), il créé un environnement où des évènements audio-visuels se déroulent selon une mise en scène dans laquelle les interventions et la participation des spectateurs ne sont pas conditionnées par une narration stabilisée ; car elle est plus éclatée donc fragmentaire, mais par une ambiance audio-visuelle composée de chansons pop, et de projections dans laquelle l’expérience corporelle, la sensation physique de l’espace sont prépondérantes. On retrouve ici une influence décisive dans la compréhension d’un événement cinématographique qui transcendent le support même, au profit de la mise en scène, d’une spatialisation d’un évènement proche de la performance, en la personne de Jack Smith. [2] Les projections sont réalisées au moyen de diapositives, la temporalité, et la mécanique de ces projections multiples est constitutive du dispositif. En ce sens Hélio Oiticica partage avec de nombreux cinéastes expérimentaux et les artistes de l’époque, cette nécessité d’incorporer les outils qui façonnent l’expérience. Mais il partage avec d’autres la valorisation d’un art d’ambiance, un art de l’immersion. Préfiguration et revitalisation d’un art total qui se manifeste différemment selon les époques. Il faudra alors un jour se poser la question des rapports entre les propositions de projection lumineuse telles que les appréhendent au Brésil : Abraham Palatnik et en France : Nicolas Schöffer quant à l’immersion lumineuse et les projections d’Oticica qui travaillent dans un registre audio visuel.

« Diapositives : diapositives non-audiovisuelles parce que, lorsqu’on les programme, on élargit les limites de la succession des images projetées…, enrichies parce qu’elles deviennent relatives à l’intérieur d’une sorte d’environnement ridicule : à mon avis, Jack Smith en a été le précurseur : il a su tirer de son cinéma non pas une vision naturaliste cherchant à imiter l’apparence mais une sorte de narration fragmentaire… un miroir brisé, les diapositives déplacent l’environnement par une durée non spécifique et par le replacement continu du projecteur qui cadre et recadre les images sur murs-plafonds-sols, juxtaposition de la bande-son (disques) faite au hasard…ces blocks dont les cinq premiers ont été programmés par Neville et moi, replacent à mon avis les problèmes de l’image déjà épuisé par Tropicalia (quil réalise en 1967), (etc) dans une perspective de spectacle (spectacle performance) que l’expérience de Neville rend très intéressantes à mes yeux.. [3] »

On sait combien Hélio Oticica a été durablement impressionné par les performances et les films de Jack Smith ; en 1971 il écrit « J’ai vu un autre film de lui (Curse of Cretinism) et j’ai pensé : youpee, ce mec est égal à moi, non pas que je souhaite faire des trucs identiques, ou qui paraissent similaires, mais c’est que l’absurdité du langage allié au désintérêt pour le banal m’intrigue énormément, et l’esprit général des trucs me rend familier avec tout. [4] Il y a un paradoxe dans cet énoncé vis-à-vis du banal dans la mesure ou Jack Smith autant qu’Hélio Oiticica ont, tous deux travaillé sur des manifestations et mise en lumière du banal, chacun à leur manière, et qui peut se lire, par exemple, dans la liberté que s’octroient les deux artistes vis-à-vis de la production de la piste sonore de leur pièce. Je me souviens de Jack Smith jouant des disques, selon l’inspiration du moment sur un tourne disques lors des projections qu’il fit à Paris de Flaming Creatures (1963) et No Président (1968) [5]. L’expérience cinématographique se déplace alors dans le champ de la performance. Dans le cas de Smith, l’expérience est en suspens, quasiment virtuelle si l’on s’attend à un événement hors du commun. On est plongé dans une dilatation temporelle ; un espace-temps indéfini ; en effet on pouvait attendre plus d’une heure avant que Smith n’apparaisse sur « scène », si tant est que l’on puisse parler de scène, sans savoir exactement à quels moments la performance avait commencé. Les performances pouvaient présenter les manifestations d’un spectacle en devenir, qui sont marquées par la projection d’une diapositive, l’audition d’une musique, le réajustement d’un colifichet…
Cette faculté d’improvisation de Jack Smith se retrouve fortement dans le film d’Hélio :Agripina é Roma-Manhattan [6]
. Ce n’est pas un hasard si Hélio fait appel à Mario Montez qui est l’un des acteurs fétiches travestis de Jack Smith et auquel à fait appel Andy Warhol à plusieurs reprises. Dans ce film, la part d’improvisation est proche de celles qu’on voit à l’œuvre de Smith comme cinéaste ou acteur. Pour mémoire rappelons aussi que Mario Montez est l’un/e des protagonistes phares de Flaming Creatures. Cette dilatation, ou compression du temps inscrivent dans la performance l’expérience de la drogue, autant qu’elle manifeste une esthétique « camp » dont la particularité chez Smith est de s’en tenir aux préparatifs. Les deux artistes partagent ces préoccupations par-delà les différences des œuvres.

Ce travail d’Hélio est singulier à plus d’un égard dans la mesure où il met à la fois en crise le cinéma et les arts plastiques selon des formes participatives qui renouent en les renouvelant les expériences d’art total préconisé par Andy Warhol avec Exploding Plastic Inevitable de même avec les Cosmococas se peut se retrouvait un sentiment similaire à celui que devait ressentir les spectateurs du Movidrome de Stan Vanderbeck. Une plongée dans l’image et le son dont le spectateur n’avait aucune connaissance de la durée de l’expérience dans laquelle il s’est plongée. Cette expérience de la durée, Hélio l’a l’éprouvé lors de la vision de Chelsea Girls à Londres en 69 [7]

Deux autres points me semblent important à souligner. L’un relève de cette parenté qu’on peut discerner chez Hélio Oiticica et Andy Warhol vis à vis du monde des célébrités, qu’il s’agisse de cinéma ou de rock. On retrouve dans la productuion plastique de l’un et de l’autre les portraits de Marylyn Monroe, ainsi que des portraits de chanteurs pop ; Jimmy Hendrix, Mick Jagger… La fascination pour les stars rock est réaffirmé dans la production d’images mises en scènes ou à travers la production d’environnement (Plastic Inevitable, Cosmococa…)

L’autre point concerne l’homosexualité d’Hélio Oiticica et sa mise en scène dans quelques travaux. On ne peut s’empêcher d’y penser à la projection d’Agripina, ou deNeyrotika. Ce sont les corps plus que la trame narrative qui compte, c’est la performance de Mario Montez en drag qui importe plus que tout [8]. En ce sens on peut comprendre que la question du parangolé met aussi en scène le genre. Se vêtir du parangolé permet de déjouer le genre. De même, les corps de ces jeunes hommes dansNeyrotica exposent et exhibent une sexualité sont le sujet du travail. Ils inscrivent l’importance du rôle dans la constitution d’un personnage, et manifestent clairement des situations de désir. Il ne s’agit pas pour autant d’un travail militant, loin de là, cependant l’affirmation du désir pour ces corps est clairement prononcée par le nombre de clichés et par le type de cliché, l’enchaînement des photos créant une « quasi animation » pour reprendre les termes d’Ivana Benes [9] et donc une fois de plus se tient au seuil du cinéma.
Comme d’autres homos de sa génération et des précédentes, Hélio partage l’usage de la projection filmée pour montrer publiquement des images plus ou moins proscrites par les médias dominants. D’une certaine manière, en cela proche de nombreux cinéastes gais qui ont travaillé avec des photos et des films plus ou moins pornographiques ; Hélio ouvre des maisons closes lorsqu’ils montrent ses photos, et certains quase cinema de la série des cosmococas. Il rend publique ce que l’on veut cacher, il crée des collections de garçons (clichés de beaux adolescents et hommes, comme le fait Warhol avec le dessin et les polaroids). Il affirme ainsi une sexualité qui était disqualifiée dans le milieux de l’art officiel. En ouvrant ainsi l’espace de la galerie via le cinéma, ou quase cinéma, à des représentations qui profèrent le désir homosexuel autant que l’usage des drogues dures il affirme de nouveau l’importance de l’usage des corps.
Corps du désir et corps du plaisir, pour lequel le parangolé est un agent.

« Gostei muito do Empire State Building do Andy Warhol, e vi um outro dele chamado ondine’s loft na cas de um dos atores, que é amigo do gerchman e que aparece nu no filme. » HO p 163 cartas

estou terminando um curso de cinema na NYU, que me dara direioto a fazer outris em que poso usar equipamento, etc, por o quanto so tenho usado super 8, que comprei, tenho tamben uma montadeira e quero que essa prima expêriencia (um filme brasil jorge) seja ja algo palpavel.
Os primeiros rolos ficaram lindissimos : super 8 é bacana pois pega coisas em detalhe, ao alcane da mao-visao p 199

Ha um cineasta que quer me fazer de ator – filmes mudos underground : é jack smith, mito do underground americano, estive la uma vez e ele depois ficou me procurando, até que …
Fui a uma projeçào de slides com trihla sonora, uma esécie de quase-cinema, que foi incrivel ; wharol aprende muito com ele, quando començou, e tomou certas coisas que levou a um nivel, é claro ; Jack Smith é uma espécie de Artaud do cinema, seria o modo maos objetivo de defini-lo. 204
…/… sentei-me numa mesa de antiques para ser entrevistado por ele e foi incrivel ; depois mil coisas acconteciam simultanemente ; ja nisso, nào existe tal distancia de espectador e performance, como misa, nem nada ; a coisa simplesmente vai se desdobrando, como num ritual nào ritumistico. 205


[1] Bruce Jenkins in Critical Voices series pour l’exposition d’Hélio Oiticica Quasi-Cinema transcription, New Museum of contemporary art New York, 10/03/2002

[2] C’est nous qui traduisons « jack est un génie et je l’aime, (..) j’ai appris avec lui en peu de jours tout ce que j’ai toujours désiré comme fut le déchifrement viscéral du monde américain, les rebuts de consommation, etc : sujet film : la production d’un monde d’images richissimes : en même temps l’isolement et la mythification qui font de lui, c’est aliénante et absurde : on le prends pour une génie fou artaudien, à qui tout est permis et interdit simultanément, et les gens paraissent se contenter avec ce rôle passif qui performe ce jugement compulsif absurde : une folie ! Le jour de cette projection de diapositives avec bande son, c’était cette ambiance : ça s’appelait “Travelogue of Atlantis” (…) en somme tout a commencé à 10h30, et trois heures plus tard, les trois premières diapositives, il s’arrête pour demie heure : il a changé l’écran de place, en sorte que les diapositives projetées subissent une coupe à la projection, puis il a changé le projecteur de place afin de donner la coupe d’évitement à chaque diapositive, le reste de la diapositive teinter l’ambiance : incroyable, l’attente et l’anxiété qui me dominaient valaient vraiment la peine : ce fut une espece de quase cinema, si le cinéma est tout ce qu’on peut imaginer ; la même simplicité complexe que l’on peut ressentir avec godard, mais plus grand que godard pour moi ; les images, la durée de chaque diapos sur l’écran, etc, c’était génial et importantissime : la bande son musique d’une radio ondes courtes (…) musiques latines de types espagnoles de malaga), choses incroyables, bruits : son téléphone, et voitures dans le trafic, etc ça c’est fini à une heure du matin, j’en sorti transformé. Jack Smith en couleurs : un must : vous voyez que chaque diapositives est une totalité et la séquence intégralle est une transformation au degré le plus fort : un travelogue (un journal de voyage), concept génial ! » lettre à Waly Salomao le 24 avril 71, in Hélio Oticica e a cena americana, curadoria gloria ferreira , rio de janeiro 1997.

[3] in Helio Oticica, Galeria Nationale du jeu de Paume, RNM paris 1992

[4] c’est nous qui traduisons « havia vistou outro filme dêle (curse of cretinism ) e havia pensado : pux, esse cara é igual a min ; nao que eu quisesse fazer algo idêntico, ou mesmo paraceido, mas é que o absurdo da languagem, aliado a um desinteresse pelo banal, me interessam demais e o espirito geral dai coisa me faz muito familiar con tudo » lettre à Edival Ramosa d’avril 1971

[5] Scratch Projection le 29 avril 1985

[6] Le texte du film est : Agripina é Roma-Manhattan
em rum e em petroleo a inundar
herald-o-Nero aceso facho
e borracho
mae-patria ensinando a nadar !

[7] « O filme que mais impressionou em todoas os tempos foi Chelsea Girls do Wharol, procure vê-lo quando passar ai ; é um filme underground (so vi tres horas dele, mas original possui seis), a linguagem se desintegra : é a coisa mais americanana do mundo. Warhol & muito maior em cinema do que na época das proposiçoes pos (caixa de sabào, Marylin 30 vezes , etc). Carta de Hélio Oticica 23.12.1969 à Lygia Clark in cartas 1964-74 ; p 133 organizaçao luciano Figueiredo Editore UFRJ 1998.

[8] Sur Mario Montez, voir yann beauvais : hommage à Mario Montez in Poussières d’image, Paris Expérimental Paris, 1998

[9] Voir le texte H.O and Cinema world in Hélio Oiticica Quasi-Cinema, exposition organisée par Carlos Basualdo, Hatje Cantz publishers, 2001

Lumière (Fr)

revue de lux, n°1, 2007, Valence

Veuillez éteindre la lumière.

uma coisa ben simples 3 - copie

« La lumière est énergie plus qu’un outil de représentation d’objets non filmiques, la lumière en tant qu’énergie est  libéré afin de créer ses propres objets, formes et textures. »  Paul Sharits déclaration pour le 4ème Festival international du film de Knokke-Le-Zoute 1967

« L’essence originelle de la couleur  est un son rêvé, c’est de la lumière transformée en son. » Johannes Iten : Kunst der Farbe, 1961

Space , time, matter –one with light ? Based in the light which life gives you ? » Laszlo Moholy-Nagy : Ligh-Vision, 1924

« Lumière au lieu de couleur» Laszlo Moholy-Nagy Ligh-Vision 1924

« Les images produites sans caméras sont des diagrammes directes de la lumière. » Laszlo Moholy-Nagy : Peinture, photographie, film 1927

« Line Describing a Cone est ce que j’appelle un film solide-lumière. Il utilise le faisceau lumineux tel qu’il est projeté pour lui-même, plus que comme support d’information. » Anthony McCall 1973

Line describing

« Il pourrait être judicieux de comparer le film abstrait avec la musique, la composition entière  surgit visiblement du champ de la lumière. » Theo Van Doesburg : Sur le Film abstrait, 1921

« I dream of light machine s with which one can hurl handmade or automatic –mechanical light visions in the air, into large spaces and on to screens of unusual character, onto mist, gas and clouds, … I want a bare room with twelve projectors so that the white void can be activated by the criss-crossing of beams of colored lights. » Lazlo Moholy-Nagy

« Pendant des années j’ai tenté de trouver une méthode pour contrôler une source lumineuse afin de produire des images en rythmes. Je voulais manipuler la lumière afin de composer dans la continuité temporelle comme le musicien  manipule le son afin de produire de la musique. » Mary Ellen Bute, 1954

« Les nouvelles inventions utilisant la lumière sont en train de révolutionner les arts visuels. Aujourd’hui plusieurs des plus puissantes stimulations de l’expérience visuelle sont issues avec ces nouveaux outils qui se servent de la lumière comme moyen de productions de formes colorées. La caméra, le film – télévision- les signes électriques, les illuminations artificielles de toutes sortes influences partout, tout le monde.

Dans mes films abstraits, les formes colorées sont produites en interceptant des rayons lumineux, parfois issus de lumière naturelle d’autres fois de lumières artificielles, au lieu de l’animation. Ces formes abstraites sont créées de toutes pièces et sont contrôlées selon une variété de dispositif.  Ces formes mouvantes et colorées une fois produites sont ensuite enregistrées à la caméra. » Jim Davis, 1957

« Il semble bien que soit film tout ce qu’on peut mettre dans un projecteur et qui en module le faisceau de lumière. » Hollis Frampton :Une conférence, 1968

“Imagine an eye unruled by man-made laws of perspective, an eye unprejudiced by compositional logic an eye which does not respond to the name of everything but which must know each object encountered in life through an adventure of perception. How many colors are there in a field of grass to the baby crawling unaware of « Green? » How many rainbows can light create to the untutored eye?” Stan Brakhage : Metaphors on Vision, (premier paragraphe)1963

Nothing

Quand est-il du film au moment où il n’est plus nécessaire de faire l’obscurité pour assister à un film ?

Qu’advient le temps de la projection, lorsque les images en mouvement ne sont plus qu’installations ?

Rectangle donné, cadre raisonné.

Volume imposé, temps composé.

L’intermittence épuisée.

Veuillez rallumer la lumière.

yann beauvais

 

Photos : Uma cosa bem simple de Edson Barrus

Projection de Line Describing a Cone d’Anthony McCall

N :O :T :H :I :N :G. de Paul Sharits