avant-propos à Quel Cinema de Jean-Michel Bouhours (Fr)

Quel Cinéma, 2010, les presses du réel & JRP⎮Ringier

in Quel cinéma de Jean-Michel Bouhours, collection Documents – Documents sur l’art

Jean-Michel Bouhours est cinéaste. Il a réalisé quelques films marquants du cinéma expérimental depuis la seconde moitié des années 70, en France. Il fait partie de ces cinéastes qui ont œuvré pour la reconnaissance de la spécificité de cette pratique. À la différence d’autres cinéastes, tels Jonas Mekas aux Etats-Unis, Malcolm LeGrice en Grande-Bretagne, Birgit Hein en Allemagne, pour n’en citer que quelques-uns, il s’est engagé à promouvoir et à défendre le cinéma expérimental au sein d’une institution qui se créait : le Centre Georges Pompidou.

Dans le courant des années 80, il a pris en charge la responsabilité de la programmation du cinéma du Musée, et a fortement influencé le développement de ce département, impulsant une politique d’acquisition, de production de conservation autant que de publication  et de diffusion qui ont facilité la reconnaissance critique  en France de ce champ artistique. Ces activités l’ont conduit à se lancer dans une production critique, auquel il ne recourrait jusqu’alors que pour expliciter son travail personnel.

Faire des films expérimentaux signifie pour Jean-Michel Bouhours, créer les conditions d’existence, c’est-à-dire de réception, de diffusion et de partage, de ces films. C’est donner à ce secteur les moyens de se perpétuer c’est-à-dire : engager les efforts nécessaires pour préserver, restaurer et remettre en circulation les jalons de l’histoire de ce cinéma afin de mettre en perspectives la production contemporaine. Jean-Michel Bouhours a choisi de faire ce travail selon trois axes majeurs. Le premier consiste en la programmation de séances et de cycle thématique, le second en l’acquisition  par le Musée des œuvres essentielles historiques et contemporaines de ce champ et le troisième volet en développant une politique éditoriale accompagnant les manifestations organisées par ce département du centre Pompidou[1].

Le choix des textes de ce livre représente un parcours à travers quelques-uns des moments de l’histoire du cinéma expérimental et un prolongement du travail critique qui lie l’histoire particulière de ce cinéma aux autres pratiques artistiques. Ainsi le travail effectué par Jean Michel Bouhours afin de restaurer le négatif de L’Age d’or l’a conduit à mener une véritable enquête autant sur la genèse du film en déterminant le degré de participation des uns et des autres dans l’élaboration du scénario, que dans la résolution de quelques une des énigmes ayant servit d’alibis pour l’interdiction du film.

Cette interdiction l’amène à consulter les archives de la police parisienne, afin d’en déterminer les motifs et lui fait retrouver les publicités de Vignaut utilisées ou citées, par Buñuel sous le mode de la parodie, et qui ont été le prétexte de cette interdiction d’exploitation du film. Le travail de publication de la correspondance autour de L’Age d’Or dans un numéro hors-série des Cahiers du Musée sert de fil à cette enquête. La publication de ces lettres ainsi que les documents s’y référents révèlent les enjeux entourant la réalisation de ce film fondamental pour l’histoire du cinéma autant que pour celle du surréalisme.  La multiplicité des axes de recherches est féconde. Les questions soulevées sont nombreuses, qu’ils s’agissent des rapports entre Buñuel et Dali, ou bien de celles qui entourent la réception du Chien Andalou en l’érigeant comme film d’avant-garde, déterminant par ricochet la radicalisation du nouveau projet de Buñuel.  Au cœur de  ce chapitre, le texte sur les rapports que les surréalistes entretiennent avec le cinéma est essentiel. Il met l’accent sur les différences existant entre spectateurs et réalisateurs. Cette différence détermine l’usage  du cinéma en le liant à une pluralité de modes narratifs, autant qu’elle l’affirme comme « un cinéma moderne qui regarde plus du côté d’Hollywood que des auteurs européens ». Dès lors, le cinéma ne peut utiliser que des figures  de condensation, empruntant au rêve sa grammaire. Jean-Michel Bouhours nous rappelle justement qu’il n’a pas fallu attendre les surréalistes pour que le cinéma nous donne à voir des états psychiques intenses ou oniriques ; il suffit de penser à Abel Gance, ou à quelques films expressionnistes.  Si les films de Buñuel et Dali, comme nous le démontre bien Jean Michel Bouhours, incarnent quasiment à eux seuls le cinéma surréaliste, il ne s’y limite cependant pas. On ne saurait oublier certains films de Man Ray. Le texte La mariée du château propose ainsi une autre enquête qui nous révèle la dimension littéraire du film Les mystères du château de dé, à partir des intertitres qu’il propose. D’un côté les intertitres répondent à une fonction d’explication du déroulement du film, de l’autre ils travaillent l’indétermination.  Mais il existe une troisième fonction de ces intertitres, qui visent à « crypter » les images comme le faisait Raymond Roussel dans ses textes ou Marcel Duchamp dans Le grand verre.  Cet intérêt que manifeste Jean Michel Bouhours pour le décryptage est manifeste au fil des textes, il nous propose ainsi un regard neuf sur les films canoniques de l’avant-garde des années 20 autant qu’il permet de saisir les liens unissant le lettrisme à d’autres avant-gardes cinématographiques.

Les questions relatives à la compréhension des différentes versions de Ballet mécaniques, ou bien, celles, relatives à l’importance des propositions lettristes de Gil Wolman et de Maurice Lemaitre sont explorées selon divers angles qui renouvellent l’approche de ces films. On ne pourra plus ignorer que l’Anticoncept  est contemporain des happenings, comme le sera la projection de : Le film est déjà commencé ? de Maurice Lemaître, autant qu’il préfigure  nombres d’installations d’images en mouvement par le dispositif de projection nécessité et qui convoque ces espaces immersifs que travailleront le cinéma élargi autant que les nouvelles technologies.

Chaque texte offre l’opportunité d’appréhender des formes cinématographiques distinctes qui d’un texte à l’autre, d’une époque à l’autre se font signe, se nourrissent. Ainsi le travail d’appropriation de séquences documentaires fait signe aux travaux plus récents qui s’approprient  des found footage anonymes ou « samplent » de courtes séquences de films de divertissement.

Rendre visible c’est remettre en circulation une œuvre : il en va ainsi de Prune Flat de Robert Whitman, de Pénélope de Jacques Villéglé , de l’Anticoncept, de L’âge d’or et des films de Man Ray. Mais c’est aussi assurer la pérennité d’une œuvre, c’est ainsi qu’il faut comprendre le travail accompli avec les films de Paolo Gioli. Cet artiste incarne ce qu’est un cinéaste pour Jean-Michel Bouhours : un être qui produit des images mentales au moyen d’un support. Si le support est le cinéma alors il prend en charge la photographie, comme le fait Paolo Gioli utilisant les travaux de Muybridge, Marey …, ou bien encore,  annexe la photographie dans un devenir film du monde, comme l’a théorisé Hollis Frampton dans ses écrits[2]. Paolo Gioli, à la manière d’Hollis Frampton, ou de Jean-Michel Bouhours (comme cinéaste) s’intéresse aux interstices qui séparent une image d’une autre, à l’écart fondamental qui sépare photographie et film ou encore deux photogrammes. Comment le mouvement se glisse-t-il entre les images? Ces interrogations travaillent les différents paramètres cinématographiques de l’image fixe, au cadre en passant par la bande son, la durée, la projection et se modulent selon les propositions  d’Anthony McCall,  de Ladislav Galeta comme le décrit, par exemple, Jean-Michel Bouhours dans Les fables du lieu.

La production des images mentales est essentielle pour Jean Michel Bouhours. C’est elle qui va fonder sa pratique cinématographique comme il l’explique dans les textes autour de son propre travail. Qu’est donc l’image mentale si ce n’est la trace de mécanismes mentaux  que mettent en scène certains cinéastes dans leurs films selon différentes manipulations des images. Pour  Paolo Gioli ce sera le recours à l’alternance de positif et de négatif alors que pour Stan Brakhage l’adjonction de couches de peinture, les changements de focales transforment les images initiales en des concrétions iconiques, alors que chez Paul Sharits et Tony Conrad les états de conscience sont clairement examinés par le biais des flicker films. On aurait aimé que Jean Michel Bouhours aborde alors les performances du Nervous System de Ken Jacobs qui travaillent cette question de la production d’images mentales à travers des dispositifs à deux projecteurs induisant la perception du relief.

La production de ces images mentales donc de ces processus mentaux que mettent en jeu le visionnement de ces films,  travaille (sur) la mise  en abîme du dispositif. C’est tout l’enjeu de la pratique cinématographique qui est posé à partir de cette structuration qui élabore des rythmes et des vitesses de perception inouïe et modifie ainsi notre perception, lui permettant d’accéder à d’autres seuils, jusqu’alors ignorés, ou minorés.

C’est dans ce sens que la question du faux mouvement est prioritaire pour Jean-Michel Bouhours et pas seulement en tant que cinéaste mais aussi en tant que critique, historien du cinéma expérimental. La production du mouvement (du faux mouvement) sert d’axe pivot pour interpréter, appréhender le dispositif cinématographique. Elle est ce qui organise non seulement la manière de composer un film, le structurer (avec ou sans partition à la manière de Kubelka, Sharits, Bouhours, beauvais) ou bien encore de travailler son élargissement au travers d’installations, performances (Wolman, Schneeman, Whitman, Snow, McCAll, Reble…). Travailler ces faux mouvements c’est mettre au centre des préoccupations du cinéaste et des spectateurs la perception et la réception de l’œuvre. C’est renouer avec l’affirmation de Marcel Duchamp quant à la production de l’œuvre ; c’est mettre en relation les vitesses de défilement, de distribution des informations projetées avec les vitesses de perception afin de façonner, impulser la production de nouvelles images.

Ces questions sont au cœur de cet ouvrage et elles stimulent ainsi notre regard autant qu’elles aiguisent notre imagination.

 

 

 

 

 



[1] Parmi ces ouvrages, la publication les écrits de cinéastes sont essentiels. Les traductions d’un livre de Stan Brakhage : Métaphore et visions en 1998, autant que des écrits de Hollis Frampton ont pallié un manque, de même la publication de quelques écrits de Téo Hernandez. Parmi les catalogues souvenons nous de ceux  autour de Man Ray, de  Maurice Lemaître ou En marge d’Hollywood…

[2] Et principalement dans Pour une métahistoire du film in Hollis Frampton : L’écliptique du savoir, film, photographie, vidéo sous la direction de Jean Michel Bouhours et Annette Michelson, Centre Georges Pompidou, Paris 1999