Remembrances – Visible Cities (Fr / Eng)

publié simultanément en allemand et en anglais dans le catalogue de la 3eme biennale Film+Arc Gratz 1997

Pendant longtemps, je me suis demandé si le fait de filmer les villes relevaient d’une activité cinématographique particulière. Ces villes filmées, que j’ai habité, parcouru ou traversé, sont le reflet d’une expérience sensible complexe. En effet, comme la plupart des cinéastes incluent dans cette série, le rapport que nous entretenons à l’espace à ceci d’essentiel qu’il reflète avant tout notre manière d’être au monde, d’habiter le monde à tel moment donné; et ceci, par delà la multiplicité de nos écritures. La ville, au cinéma n’est jamais un espace anonyme. Elle est toujours affirmation d’une subjectivité par le regard porté sur cet espace publique / privé autant que par son traitement.

Etre au monde c’est avant tout prendre la mesure d’un espace personnel vis à vis d’un espace publique. Cette mesure se retrouve dans le rapport que nous entretenons avec l’histoire, la nôtre aussi bien que celle des lieux et des espaces qui nous constituent autant, que nous les produisons. Le cinéma s’avère être à cet égard, un outil privilégié dans le façonnage de tels espaces mentaux (privés et publiques).

Filmer l’espace c’est un peu comme arrêter le temps, ou plus exactement c’est tenter de saisir le flot d’un fleuve. C’est dans ce sens que les jardins de Tivoli filmés par Kenneth Anger dans Eaux d’artifices (1953) sont exemplaires. Ce jardin d’eau se joue de différents aspects organiques afin de solidifier l’eau en des sculptures bouillonnantes, frémissants au vent et à la course folle d’une chimère virevoltante. Le solide devient liquide avant que de s’affirmer comme poussière lumineuse bleue.

Lorsqu’on filme des villes on est toujours emporté par des images parasites, par des fantômes qui viennent interférer ou prennent possession de l’espace que l’on représente. Il ne faudrait pas penser que de telles images fantômes soient uniquement négatives, se seraient se méprendre; elles sont parfois des réminiscences de l’enfance ou de temps révolus et dont nous faisons l’expérience qu’au travers de celles-ci. Que l’on songe au New York de Jonas Mekas (Walden) dans lequel la nature et l’enfance sont si présents que l’on finit par se demander parfois, si il s’agit bien de New York et non pas d’un pan de Lituanie parachuté à Manhattan. Cette représentation de la ville est paradoxale puisqu’elle s’effectue au moment où l’adhérence, s’agit-il d’une croyance, à cette ville est la plus lâche, quasiment suspendu au souffle d’une âme.

Il n’y a pas d’espaces vierges qui n’auraient pas été spoliés par des clichés et différents mirages dont on est plus ou moins conscient.

D’autres fois, les lieux sont tellement chargés d’histoire qu’il est impossible de ne pas la voir, les camps de concentration en sont l’un des exemples les plus frappants que décrivent Nuits et brouillards d’Alain Resnais ou Cooperation of Parts (1987) de Daniel Eisenberg. Les cicatrices des corps chez Alain Fleisher sont aussi lisibles à même le sol des villes. Cependant, ces cicatrices n’appartiennent pas qu’au passé; c’est ce que nous montre très bien Alain Resnais, Jean Luc Godard, Jean Marie Straub, ou Chantal Ackerman dans certains de leurs films.

Des épaisseurs d’images, découpent les villes selon des architectures fuyantes; suite de travellings s’emboîtant les uns les autres chez Chicago Loops (1976) de James Benning, Non, je ne regrette rien (1984) de Gustav Deutsch, Seeing in the Rain (1981) de Chris Gallager ou Nichschennichsehen (1993) de Jan Peters ou Hightway (1958) d’Hilary Harris. Cette syncope spatiale s’oppose à un autre usage des travellings qui étire le temps jusqu’à le dissoudre comme on peut l’éprouver dans Eureka 197 d’ Ernie Gehr ou Chicago (1996)Jurgen Reble. La ville devient la matière émulsive.

Les villes d’Italie ou bien New York jouissent d’une aura incroyable pour de nombreux cinéastes. Mais, pour chaque cinéaste, filmer de telles villes revient à prendre en charge, d’une manière ou d’une autre (en toute connaissance de cause ou alors par simple ignorance), l’histoire des représentations de ces villes au travers du médium utilisé. Ainsi à l’ombre de chaque nouvelle vision peut en surgir d’autres, qui nous emportent vers d’autres rivages, visages ou paysages. L’évocation qui n’est pas une citation devient l’objet de prédilection des cinéastes à la recherche d’un temps, d’un personnage disparu. On pense ici principalement à The Fallen World (1983) de Majorie Keller et L’appartement de la rue de Vaugirard (1975) Christian Boltanski. De même le recours à la reprise d’un motif : le pont; doit s’appréhender comme un hommage à un maître; c’est dans ce sens qu’il faut comprendre le film de Jakobois sur les ponts d’Asnières; un hommage à Van Gogh.

De même la vision impressionniste de Paul Strand dans Manhatta (1921) se retrouve au détour de quelques plans du film de Chantal Ackerman par delà les transformations successives de Manhattan. Fascination pour le Meat Market, pour le débarcadère du Staten Island Ferry…

Des lieux déjà filmés sont revisités, j’ai refilmé, dans Amoroso (1983) les jardin de Tivoli, mais pour inscrire une différence supplémentaire les jeux d’eaux et de matières se donnent dans les tonalités rouges et les visions de Rome évoquent celles des Homes Movie – Rome, Florence;, Venise (1965) de Taylor Mead.

De même l’espace filmé peut nous permettre de nous remémorer et dans ce sens la fiction de la représentation, donc son interprétation devient la trace d’un au-delà que nous convoquons simultanément confrontant les expériences au moment ou l’une d’elle advient; c’est ainsi que travaille Son nom de Venise dans Calcutta désert; comme envers du décor d’India Song. Le second film permettant au souvenir de surgir dans son éclatante fragilité. Pur événement s’il en est, le film dispose de notre souvenir afin de faire éclore au travers du palais effondré ce que veut dire être sous le coup d’une passion amoureuse. Le délaissement et l’abandon s’inscrivent dans les lieux laisser à l’abandon, presque un terrain à déchiffrer autant qu’à défricher.

La ville comme tombeau de l’image propose des concrétions de surfaces dans lesquels les premiers plans s’épanouissent au moment de leur dissolution. Les cimetières comme lieu du temps suspendu; permettent d’évoquer plus facilement le révolu, le distant. Ils sont aussi des espaces urbains particulièrement fécond pour l’errance de l’imagination. Pourvoyeurs d’émotions ils sont les catalyseurs d’images, voir The Dead (USA) de Stan Brakhage ou le film Majorie Keller ainsi que ceux du groupe MétroBarbes Rochechouart réalisé au cimetière du Père Lachaise.

Au détour d’une rue surgit l’histoire, autant par les traces de monuments engloutis, conservés ou restaurés que par leur disparition. Ici les films Premonition (1995) de Dominic Angerame, Les Antiquités de Rome (1989) de Jean Claude Rousseau, Verlassen; Verloren Einsam, Kalt (Missa Solemnis) (1990) de Klaus Wyborny sont exemplaires de telles disparitions et du malaise qu’elles déclenchent dans notre être au monde. Mais ces lieux eux-mêmes sont inséparables des événements qui s’y sont déroulés. Événements banals, quotidiens, comme dans les films d’Alain Fleischer, autant qu’historique. Ce bouillonnement de l’histoire est telle que certaines villes sont hantées par le souvenir d’images filmés qui finissent par la signifier. La ville volée par ses images mêmes devient source de méprise et d’errance, à la recherche d’un espace neutre.

Mais on a pas besoin d’aller loin, il suffit de filmer une chambre, un appartement, une place dans une ville quelconque pour que se manifeste une indicible altérité, le surgissement d’un autre temps qui vient éclore à la surface de l’écran. Je pense à One Second in Montreal (1969) de Michael Snow, Spacy (1980) de Takasha Ito, Maas Observation (1997) de Karel Doing et Gregg Pope.

Errance des cinéastes autant que des spectateurs qui ne voient les villes qu’à travers des amoncellements d’images de ces mêmes villes; De Maasbruggen (1938) de Paul Schuitema, U. S. S. A (1987) de Vivian Ostrovsky etDreaming in Yellow While Searching Carpaccio’s Gold (1990) d’Andrea Kirsch fonctionnent comme des catalyseurs; ils répercutent des plans, des séquences.

La ville s’écroule. La mémoire nous joue des tours et nous fait parcourir des villes dans lesquels nous sommes et n’iront jamais, mais que nous connaissons cependant si bien comme c’est le cas dans Wei weit weg (1995) de Bjorn Melhus. De leur côté les cinéaste façonnent des villes que nous sommes toujours prêts à arpenter les yeux fermés, avec délectation ou frayeur. Les plus beaux voyages ne sont-ils pas ceux que l’on fait sur place, à l’image d’un touriste sans bagage, qui aurait pour tout guide : Joseph Cornell.

Et pourtant jamais je ne cesserai de filmer certaines villes, New York, Paris ou Venise; afin de les découvrir et de m’y perdre inlassablement. Rapporter, ramener la ville nous renvois toujours dans l’instant à ce passé qu’on a pas encore vécu. yann beauvais

Remembrances – Visible Cities English text

For quite some time I have asked myself whether filming cities stems from a particular form of cinematographic activity. The filmed towns which I have inhabited or traversed reflect a complex sensory experience. Most of the filmmaker in this series are agreed that the relation we have to space reflects our way of being in this world at any given time – we concur, despite the multiplicity of our imageries. The city in film is never an anonymous space. It always confirms a subjectivity that develops from looking at this private and public space as well as from one’s dealing with it.

Being in this world means, above all, measuring out a personal space vis-à-vis a public space. This measuring is based on the relationship we have to history – our own history as well as that of places and spaces which, one the one hand, turn us into what and who we are and which we, on the other hand, produce ourselves. In this respect, film proves to be a privileged tool in the forming and shaping of such (private and public) mental spaces.

Filming space is somewhat like desiring to halt time or, more precisely, the flow of a river; in this sense, the Gardens of The Villa d’Este filmed by Kenneth Anger at Tivoli are exemplary. This water garden pays no heed to the different organic aspects when it casts water to frothing sculptures which tremble in the wind and in the wake of a whirling fantasy. What seemed solid a moment ago becomes liquid before turning into luminous blue dust. When filming cities one always lets oneself swept away by parasitic images, by phantoms which come to interfere with or take possession of the portrayed space. One should not assume that such phantom images are always to be judged negatively – that would be a mistake; there are sometimes reminiscences of childhood or of times passed which we may experience solely via these images. One need only think of the New York of Jonas Mekas in which nature and childhood are so present that one sometimes comes to ask oneself whether it is, actually, about New York and not perhaps about some sections of Lithuania transplanted to Manhattan. This representation of the city is paradoxical since it occurs precisely at that moment in which contact with this city -and be it only the belief in this contact- is at its slackest, virtually suspended in the breath of a soul.

There are no virgin spaces; there are no places which have not yet been spoilt by clichés and various, more or less conscious, illusions.

In some cases the spaces are so replete with history that it is impossible not to see it; the concentration camp as described by Alain Resnais or Daniel Eisenberg are one of the most striking examples. The scarred bodies in Alain Fleicher’s films are also readable on the pavement of the city. However these scars are not only part of the past -that is what Alain Resnais, Jean Luc Godard, Jean Marie Straub or Chantal Akerman have demonstrated to us unequivocally in some of their films.

Images of various intensities cut the cities into series of architectures; James Benning, Gustav Deutsch, Chris Gallagher or Jan Peters dovetail camera panning sequences. This spatial syncopation contrasts with another kind of camera-travelling which stretches time until it dissolves, as one can witness in the films by Ernie Gehr or Jürgen Reble. The city becomes filmic matter, emulsive matter.

Italian cities or New York hold an unbelievable aura for numerous film makers. But for each of them, filming such cities amount to, knowingly or unknowingly, looking into the history of the representation of the city by means of the given medium. Thus, in the shadow of each new vision others can arise which carry us towards other shores, faces or landscapes. Cineasts searching for a remembrance of things past or of a lost characters are particularly fond of falling back on an allusion which is not a quotation, like, for example, Marjorie Keller and Christian Boltanski. Similarly, the recurrent use of motifs, such as the bridge, is to be understood as an homage to a master; in this sense that the film by Jakobois about the bridges of Asnières is an homage to Van Gogh.

The impressionist vision of Paul Strand is, likewise, to be found in panning shots in some of the takes in the film by Chantal Akerman beyond successive transformations of Manhattan. The fascination for the Meat Market, for the quay of the Staten Island Ferry…

Places already filmed are revisited: I filmed the Gardens of the Villa d’Este anew, but in order to make further difference apparent the play on water and the playing are kept in hues of red and views of Rome are reminiscent of those by Taylor Mead. The film space can enable us to recollect, and, in this sense, the fiction of the representation, that is, its interpretation becomes a trace of a beyond which we conjure our minds, and, at the same time, we compare these experiences with the moment in which one of them occurs: in this regard, Son nom de Venise dans Calcutta désert serves as the opposite of the setting of India Song; thereby, the second film allows for memory in all it’s amazing fragility. As a pure event, if it is that, the film commands our memory in order to expound through the broken down palace what it means « to be a passionately loved ». The unattended places convey a sense of desertedness and abandonment – a space to be deciphered and cultivated.

The city as a tomb of the image implies the thickening and hardening of the surfaces which unfold as a foreground the instant they dissolve. The cemeteries as place of suspended time enable us to remember more easily the time gone, the distant. They are also especially fertile urban spaces for the imagination. As providers of emotions they are the catalyzers of images, for example, in the film of Stan Brakhage or Marjorie Keller as well as in those by the group « Métro Barbes Rochechou Art » group that were filmed in the « Père Lachaise » cemetery.

Et the turn in the street, history arises indicated the traces of engulfed, preserved or restored monuments as well as by their disappearance. Here the works by Dominic Angerame, Jean Claude Rousseau and Klaus Wyborny are exemplary for these disappearances and for the malaise they introduce into our being in this world. The places themselves, however, are inseparable from the events which took place here. These may be trivial, everyday events (as in the films by Alain Fleischer), but also historical ones. This vortex of history is so powerful that some cities are practically haunted by the memory of images filmed there, images without which the city might not have any significance at all. In search of a neutral space, the city plundered by these same images easily falls prey to contempt and vagabonding.

One need not to go far though:

It suffices to film a room, an apartment, a square in any city for an unspeakable alterity to manifest itself, for another time to appear which unfolds on the surface of the screen – I am thinking of the films by Michael Snow, Takashi Ito, Karel Doing and Gregg Pope.

The film makers ramble as much as the viewers do who only see the cities through the accumulation of images of these same cities: the films of Paul Schuitema, Vivian Ostrovsky and Andrea Kirsch function like catalyzers; they reflect the takes, the sequences.

The city collapse. Our memories play tricks on us and have us run through cities in which we have never been and never will be but which we, however, know so well. The film makers shape the cities we are ready, at all times, to survey with closed eyes, delighting in them or abhorring them. The loveliest journeys -aren’t they the ones we go on our minds, like tourists without any baggage and with Joseph Cornell as the guide?

And yet, I will never cease to film certain cities – New York, Paris or Venice – in order to discover theme and to lose myself there tirelessly. When we tell of the city and let it rise in our mind’s eye, at that very moment, we experience a past we have not yet lived.