Keith Sanborn (Fr)

Revue&corrigée n° 70 décembre 2006

Keith Sanborn est un cinéaste qui interroge les représentations que produisent le cinéma, la télévision. Il interroge les films afin de créer des espaces de réflexion autour de ces représentations. Il ausculte la société américaine à travers ses médias de film en film. C’est à la fin des années 70 qu’il commence à travailler dans le champ du cinéma expérimental en suivant d’une part les cours de Hollis Frampton à Buffalo [1], mais en se plongeant dans une tradition cinématographique, fortement renouvelée par les situationnistes, qui consistent, à travailler à partir de séquences trouvées afin de les remettre en circulation selon d’autres modalités. Ce travail oscille entre pillage et détournement et s’inspire d’un ensemble de pratiques que l’on trouve aussi bien chez Bruce Conner que chez les Lettristes, tout autant que dans les films plus politiques des situationnistes. Chacun des films de Keith Sanborn offre simultanément au moins deux discours parallèles, l’un qui affirme par le choix des séquences un amour du cinéma alors que l’autre déconstruit les mécanismes à partir desquels fonctionnent les films.

Si la sensibilité du travail de Keith Sanborn relève du cinéma expérimental, il le contourne en recourrant depuis plusieurs années au numérique. Il a œuvré pendant de nombreuses années avec le support argentique, mais, depuis plusieurs années il recourt aux outils qui lui confèrent une plus grande autonomie et qui de plus n’est pas trop onéreuse. La vidéo, le dvd ont facilité l’accessibilité à un nombre d’œuvres qui avaient souvent disparues du répertoire. Ces outils contribuent à la découverte d’images méconnues ainsi qu’à la redécouverte et à l’appropriation (devrait-on dire la réappropriation ?)d’images qui nous ont été familières à un moment ou à autre. Dans cet article, nous nous intéresserons avant tout aux dernières productions de Keith Sanborn.

Le film, The Artwork in the Age of its Mechanical Reproductibility by Walter Benjamin as told to Keith Sanborn (1999) est emblématique du travail contemporain du cinéaste. En effet, dans ce film, Keith Sanborn s’approprie ces avertissements qui ouvrent toutes les cassettes vidéos ou dvd et dans lesquels la loi s’inscrit en tant qu’impératif catégorique sous l’égide du FBI. Tout le film est composé d’une multitude de panneaux d’avertissement en regard de la notion de droits d’auteur tels que la compréhension de la loi américaine l’impose. Ces panneaux se succèdent au son d’une mélodie ressassée et qui fut une musique populaire des années 50, un réarrangement d’une musique dont l’original est Mac the Knife (Die Moritat von Macheath) from Dreigroschen Oper de Brecht [2]. Le film pose la question du droit d’auteur par le biais du copyright et de la protection de ces droits au moyen des administrateurs qui patentent où représentent les auteurs.
De plus, cette bande (comme plusieurs autres de KS) a la particularité d’être attribuée à Jayne Austen, laquelle n ‘est plus alors l’auteur que l’on croyait mais une fiction [3] . Comme le dit Keith Sanborn : « J’ai pris comme alter Ego Jane Austen car cela a à voir avec la question de la réception du travail. Étant anti- essentialiste, le fait de s’attribuer une œuvre nous enferme dans un genre, et cela est une fausse production d’autorité. Je comprends cela dans deux sens, à la fois l’autorité sociale mais aussi dans le sens d’auteur. Et par conséquent l’attribution de Jane peut subvertir ce genre de construction. » [4]
Par cette attribution à un alter ego, autant que, par son titre, le film de Keith Sanborn se différentie de Warnings (1988) de Muntadas qui travaillait à partir des mêmes cartons d’avertissements. Dans les deux cas, cependant, ces énoncés sont copyrightés alors qu’ils édictent la loi. Sont-ils par conséquent hors la loi ? Peut-on s’approprier la loi comme le font les administrations qui gèrent et protègent les droits d’auteurs ? Mais comme le dit si bien Sanborn si l’œuvre avait été réalisée en 1936, comme son titre l’indique, alors elle serait de fait l’œuvre numérique la plus vielle du monde… une œuvre qui interroge le sens politique de la propriété intellectuelle qui ici « s’approprie les imprécations de contre l’appropriation de la propriété intellectuelle » [5]. d’une œuvre d’un auteur vivant et celui qui représente (a produit) l’œuvre.
Un autre travail de la même année déplace la question de l’autorité en examinant une séquence de film qui a bouleversé l’Amérique autant par son invisibilité que par ce qu’elle contenait. Il s’agit de la séquence de Zapruder.
En 1999, Keith Sanborn s’est approprié la séquence à partir de laquelle il a réalisé un film à partir de variations, permutations, altérations de la séquence initiale de 26 secondes. Ces permutations sont accompagnées de la musique Jajuka, qui est au dire de Brion Gysin la plus vielle musique du monde. Pour Keith Sanborn, le choix de cette musique est fondamental dans la mesure ou elle est à la fois une musique de célébration des rites funéraires, elle est de plus, pré-islamique. [6] La juxtaposition de cette musique avec cette séquence retravaillée, accélérée, ralentie, inversée, masquée, procure un sentiment d’inquiétante étrangeté. On ne peut s’empêcher aujourd’hui, d’inscrire cette musique dans un cadre de penser magique, comme si elle illustrait déjà les conflits à venir.
Une fois de plus Keith Sanborn recourt à une séquence qui est devenu comme il le dit si bien l’événement même. Cette séquence s’est substituée à l’assassinat du président Kennedy, elle est devenu l’Histoire, même. En travaillant avec cette séquence, Keith Sanborn s’approprie l’événement pour le dépasser, pour enfin en faire son deuil. Ce sont ces images, qui ont été l’objet de tant d’analyses, et qui sont devenues les agents du mythe, de cette tragédie américaine, puis détournées par le cinéaste qui, s’appropriant cet enregistrement vise à construire d’autres discours.
« Je voulais à la fois reconnaître ce moment comme une tragédie mais peut-être comme une tragédie grecque, reconnaître ce moment pas seulement comme un deuil mais aussi comme une célébration, il y a des traditions et les funérailles sont l’occasion d’une célébration, c’est ça que je voulais faire de ce moment une célébration et pas seulement de l’accepter comme une partie de l’histoire, car on aimerait très bien comme effet idéologique …/… Ce que je voyais c’est que cet événement historique avait été transformé en un mythe religieux, pas seulement l’évènement, son enregistrement même et ça je trouvais bizarre. Parce que ce film de Zapruder est sans aucun doute le film le plus analysé dans l’histoire du monde, il avait été analysé mais, cependant même pas vu. » [7The Zapruder Footage : An Investigation Of Consensual Hallucination, constitue par son traîtement , un remarquable hommage au cinéma structurel, en tout cas celui qui travaille les permutations et les variations sans pour autant épuiser son sujet. Les différentes variations que nous propose Keith Sanborn semblent faire des clins d’œil à différentes procédures et à quelques films célèbres dans ce corpus. On pense bien évidemment à tous ces films qui travaillent les boucles courtes, mais aussi à des films distincts comme Artificial Light de Hollis Frampton (1969), ou même du plus tardif Keaton Cops (1991) de Ken Jacobs. Dans ce film de Keith Sanborn, la juxtaposition de l’élément visuel avec ce son induit une séduisante désacralisation des deux éléments au profit d’un mirage synesthésique. L’instabilité relative occasionnée par ce rapport est dynamisée à chaque variation qui renouvelle l’étrangeté et magnifie le métrage retraité. S’élabore au fil des transformations une étonnante pyrotechnie qui ne semble pas suivre quelconque paradigme narratif mais plutôt un algorithme complexe. The Zapruder Footage : An Investigation Of Consensual Hallucination travaille ainsi la programmation d’un traitement visuel qui est dynamité par un son qui le désarticule. L’appropriation de cette séquence mythique remet ainsi cause le respect que nous avons pour la chose filmée quand il s’agit d’un enregistrement d’un moment historique. Un compteur d’image est placé dans le cadre supérieur droit de l’image, il inscrit un moteur de comparaison que nous exerçons ainsi à chaque passage de la voiture ou de la séquence du film et ce indépendamment des variations. Nous tentons d’ordonner la perception de l’événement, d’y repérer une stabilité que les procédures retardent, enjolivent et transforment.

Avec Operation Double Trouble (2003) ce n’est plus l’enregistrement d’un drame national qui est ausculté mais un autre outil de propagande : un film du corps des Marines américains. Ce film démontre comment il « démonte, fragmente, morcelle des œuvres préexistantes afin d’accéder à d’autres réflexions. Réflexion sur la consciente médiatisée dans lequel un espace de réflexion est possible. » [8] Ce film amplifie la déconstruction d’une des machines de vision que manifeste si bien le cinéma hollywoodien et sa forme condensée qu’est ce film de propagande de l’armée américaine. Renouant avec le style héroïque des années 40, qu’illustrait parfaitement John Ford, le film original que détourne et subvertit subtilement Keith Sanborn est une anthologie de bon sentiment distribué sous une forme épique. Le détournement s’effectue au moyen d’un doublement des scènes qui dévoilent tout ce que le film voulait cacher à savoir : ce qui permet sa construction. Les coupes sont occultées au moyen de la musique qui se poursuit au-delà de la coupe afin de créer un climat, mais surtout une continuité par-delà l’hétérogénéité des plans. Si pour Eisenstein le montage participait de la collision des plans afin de produire du sens par la dynamique du rapport, pour Hollywood et dans le cas qui nous concerne pour l’armée américaine, le montage vise avant tout à annihiler toutes ruptures, toutes réflexions qui n’iraient pas dans la production d’un sens unique. L’irruption des plans dupliqués dans Operation Double Trouble, manifeste alors le partis pris idéologique du film d’origine autant que ses intentions manichéennes. En appliquant à ce film une procédure simple, le cinéaste met à jour la qualité du mensonge à l’œuvre dans ce film original. « La qualité du mensonge ici est bien moins sincère. Mais c’est pour cette raison qu’elle est très habile, c’est bien plus roué que les mensonges que pratique le président des Etats-Unis même si cela participe du même style. C’est le style John Wayne, un style pseudo populaire, mais, logé très profondément dans ce style qui a l’air d’être populaire et transparent, il y a une sorte de labyrinthe idéologique. » Avec Operation Double Trouble, Keith Sanborn s’attaque frontalement la production idéologique au cinéma et rend hommage au travail autour de la notion de spectacle tel que l’a formulé Guy Debord à différentes époques. Le spectacle de la société se donne bien à travers le cinématographique, mais il ne s’y limite pas. Le spectacle a ceci de remarquable, qu’il procède de strates et réseaux annexant progressivement tous les champs de circulation et de distribution de toutes formes de marchandises. Subtilement Operation Double Trouble démonte les mécanismes de mystification à l’œuvre dans le film d’origine, qui lui-même fonctionne comme catalogue d’idées / clichés reçus .
En utilisant ce doublement des plans on assiste comme à l’élaboration d’un bégaiement peu développé mais constant. Ce bégaiement cinématographique [9] en convoque indirectement un autre : Critical Mass (1969) de Hollis Frampton. Dans ce film, deux jeunes gens se disputent, le garçon n’est pas rentré depuis plusieurs jours. La voix des protagonistes se substitue progressivement l’une à l’autre, au moyen du bégaiement, l’homme finissant par parler avec une voix de femme se désaccordant littéralement de l’image [10] . Si comme nous le dit K.Sanborn : « Hollis Frampton a monté , le film selon un système formel que l’on peut décrire comme algorithmique. Ce qu’il y a de remarquable avec Critical Mass, c’est que les deux personnes ne se connaissaient pas avant de faire le film, le scénario posait les questions quant à la fidélité. De mon côté, je n’ai pas appliqué d’algorithme aussi complexe que ceux-ci, mais il y avait quelque chose qui m’attirait et j’ai ainsi renforcé l’original du film par la duplication . [11] »
Les deux films travaillent la véracité des régimes de discours en les démontant au moyen d’une désynchronisation progressive, l’un exploite les conflits conjugaux par un bégaiement intensif, alors que l’autre explore les conflits internationaux par la duplication.
Cette duplication semble illustrer magnifiquement les théories du complot qu’ont su explorer Guy Debord, Gianfranco Sanguinetti, William Burroughs, Craig Baldwin, David Wojnarowicz… Le film Operation Double Trouble ne répète en rien ces théories, il nous permet de le lire à travers les énoncés du film, et fait du film original le vecteur qui sous-tend l’engagement impérialiste de l’armée américaine. La duplication brise la narration et démontre clairement les liens qui unissent films de propagandes et productions hollywoodiennes en dévoilant quelques-uns des mécanismes (la continuation de la bande sonore : musique ou voix-off, sur deux plans, annihilant ainsi le raccord, la coupe) et qu’ils exploitent avec maestria.

La reprise par Keith Sanborn, (il l’a téléchargé avant de le retravailler) de ce film de propagande commanditée à la fois par Navy et le corps des Marines [12], distribué pendant quelques semaines dans un circuit de salle se cinéma en Californie. Il avait beaucoup de femmes qui venaient avec leurs enfants au cinéma, elles se sont plaintes d’exposer de telles images à leurs enfants. Face à cette objection morale, le film n’a plus été montré en salle.
« Ironiquement il n’y a pas de copyright sur le film, donc si le gouvernement n’apprécie pas ce que j’ai fait il ne peut rien faire de légal. On sait très bien qu’il peut faire des choses, mais des choses légales non. » [13]

yann beauvais


[1] À partir de 1976, Keith Sanborn suit les cours de Frampton à Houston puis à Buffalo en 78 , auquel il adjoindra ceux de Tony Conrad. Il travaille pour Paul Sharits. Au début des années 80 il devient programmateur de Hallwalls à Buffalo.

[2] Keith Sanborn pensait qu’il s’agissait d’une version cubaine, quand il réalisa qu’il s’agissait en fait de le version d’un arrangement de 56, dans le style cubain de cette musique de Brecht par l’américain Dick Hyman et son orchestre

[3] Il s’agit de Jane Austen. Mais écrit avec un Y, nous invite à penser à Jayne Mansfield.

[4] Interviewé par Peggy Nelson pour Otherzine : X Marks the Spot : Hunting for Buried Treasure with Keith Sanborn

[5] L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique, racontée par Walter Benjamin à Keith Sanborn, in Monter Sampler , l’échantillonnage généralisé, de yann beauvais & Jean Michel Bouhours, Scratch /centre Georges Pompidou Paris 2000

[6] Renseignement donné par Keith Sanborn lors d’une présentation et discussions à l’Ensba de Paris le 13 mars 2006.

[7] idem

[8] voir la séquence dans laquelle des familles attendent l’arrivées des Marines dans une base américaine. Scène de pleurs et de liesses qui, de fait, emprunte son style à Frank Capra, au cinéma de reportage autant que celui du grand spectacle qu’à l’histoire de la photographie.

[9] On retrouvera quelques années plus tard deux autres bégaiements célèbres l’un dans un film d’Andrei Tarkovsky : Le miroir (1974) dans un film de Jean Luc Godard : Passion (1981)

[10] idem, après présentation de Operation Double Trouble, plus récemment dans un film de Martin Arnold le bégaiement permet de questionner les relations œdipiennes et le désir sexuel dans Alone, Life is Andy Hardy (1999).

[11] idem après présentation de Operation Double Trouble.

[12] Pour mémoire le corps des Marines est une armée de volontaires, qui sont envoyés dans tous les champs d’opérations de l’armée américaine. Leur devise est « Semper Fi(delis).

[13] KS présentation de ses films à l’école des Beaux Arts Le quai Mulhouse le 17 mars 06.