Des constructions (Fr)

Film Appreciation Journal n° 123, April June, Taipei, 2005

Le cinéma ne se cantonne pas au seul enregistrement de la réalité. Y parvient-il jamais d’ailleurs ? Il manifeste toujours une prise position quant à la réalité filmée autant par ses cadrages, que par la dynamique de son enregistrement et du montage et donc lors de sa restitution à la projection. Avec le cinéma, il est toujours question de prélèvements et de manipulations et de traitement. Bien souvent, les choix de prises de vues, le montage et les outils à partir desquels ils sont effectués et dont la maîtrise confirme la discrète mainmise en façonnant l’usage sont totalement évincés. Écartés, ces choix pour les moins cadrés, sont quasiment invisibles lors de la projection du film. Le spectacle cinématographique se plait à manifester les effets spéciaux à des fins de réalistes et ce quand bien même il ne soit pas toujours question de (science)-fiction.

Il existe à côté de ce cinéma, d’autres pratiques qui métamorphosent l’objet filmé. J’aimerais en indiquer quelques-unes et voir en quoi ces manières d’envisager et de faire du cinéma nous font penser. Ces films sont exemplaires de pratiques très répandues dans le cinéma expérimental et que les outils digitaux ont rendu plus facilement accessible, mais du même coup en change la nature, et il ne s’agit pas que d’un déplacement de support. D’autres pratiques sont spécifiques au médium argentique et manifeste sa matérialité, son al-chimie. Le film projeté semble être la trace figée d’un processus nécessité par les besoins d’une copie. C’est ce que reconnaît Jurgen Reble : « Lorsqu’un film est fixé sur un contretype, il ne m’intéresse plus guère. Il me fait alors l’impression de quelque chose de vide et de mort. »
Font partie de cet ensemble deux types de films, les premiers travaillent la matérialité du support en dissolvant, attaquant le support de la pellicule, les seconds travaillent la transformation de l’image au moyen d’effets optiques, et jouent avec les juxtapositions des plans afin de constituer des images composées.

Quelques éclats de lumières déposés au bord de notre regard.
C’est l’aspect matériel de la pellicule qui prédomine. Le grain, les mouvements qui l’agitent, les traces et les matières qui estompent brouillent ou recouvrent la chose filmée font surgir d’autres matières : des textures inouïes qui assimilent la pellicule à la peau. On trouve cette équivalence depuis longtemps chez les cinéastes, mais c’est avec Fuses (1965) de Carolee Schneemann que le rapport entre les deux c’est le plus clairement révélé. En effet, ce film nous propose la vision de rapports sexuels entre un homme et une femme et qui travaille visuellement la sensualité des rapports. Le grain de la peau, la couleur se superpose en un collage si dense qu’il cache et révèle des fragments de corps se désirant et baisant. Les couleurs, les textures, les plans participent de cette volonté de faire du film un équivalent des sensations de dissolutions produit par le plaisir sexuel. Les rayures, les collures abruptes, les éclats d’images, les taches de peintures les surimpressions, tout est en place pour célébrer le désir d’une femme qui affirme ses désirs et ses plaisirs.Les éclats visuels, les recouvrements avec des encres colorées évoquent Stan Brakhage ainsi que les dominantes rosées rouges, mais ici, le désir suinte à chaque image. L’isolation d’éléments du corps préfigurent le travail des années 80 de Caroline Avery. Ce film comme certains de Stan Brakhage de la même époque se situe à l’intersection des champs examinés dans cet article. C’est le caractère de transformation secondaire qui permet au sens de se réaliser pleinement, dans la mesure ou les ajouts et les retraits de matière sur la pellicule modifient l’aspect photographique des scènes, caresses, sourire, pipe, et font surgir d’autres éléments visuels qui créer ainsi une autre dynamique visuelle dans la perception des scènes initiales.
Ce film se dégage progressivement du point de vue masculin quant au désir sexuel, puisqu’il propose la vision d’une femme, réalisée par une femme, mais aussi des travaux d’animation directe dans la mesure où il mêle plusieurs techniques simultanément, renouvelant ainsi notre perception du cinématographique. Avec Carolee Schneemann, la question de la sexualité surgit non seulement comme revendication féministe avant l’heure, mais, elle souligne une particularité de l’usage du film qui est avant tout, pour elle, un support matériel. Un support manuel ; on la manie, on la triture, défigure, transforme, charcute…Le support devient alors objet d’expressivité, la violence ou la tendresse du geste se retrouvent dans les zébrures, coulages qui tatouent l’émulsion. En ce sens on peut parler d’une manifestation corporelle appliquée au film comme c’est le cas chez Lee Kramer et Jackson Pollock en peinture mais aussi chez les actionnistes viennois dont Carolee Schneemann s’écarte par la nature de son propos pré féministe.

Dans cette approche du film comme support vivant on constate que les représentations de la sexualité dominent. Cette approche privilégie souvent le développement artisanal, c’est-à-dire un développement qui évince le polissage industriel au profit de la patte de l’artisan. C’est une fois de plus l’inscription à même le ruban de la main. C’est l’irruption du corps dans un processus duquel il est bien souvent évincé. Dans la pratique industrielle, la mécanisation des tâches instaure la mise à distance des corps en fonction de critères uniquement productifs. Dès lors prendre en charge le développement et le tirage de ses copies c’est affirmer une autre esthétique, mais aussi envisager une autre économie dans laquelle les cinéastes retrouvent, s’ils le souhaitent, la polyvalence des tâches des cinéastes des premiers temps, un temps où la division du travail cinématographique n’avait pas encore inscrit ses diktats comme principe esthétique.
Cette main qui touche ce qui ne devrait l’être selon les arguties du beau et du bien techniques fantasmés, revient d’autant plus dans ces films qui travaillent la sexualité. Partage de l’intimité qui se retrouve dans cette appropriation manuelle qu’est le développement artisanal et que les années 80 quelques cinéastes tel Roger Jacoby dans How to Be a Homosexual Part I, and II (1980-82). Ces travaux font côtoyer l’aspect intime du journal filmé avec la sensualité du développement manuel lequel est proche de toutes les activités quotidiennes lorsqu’il est fait chez soi. On en voit les traces à la projection dans ces craquelures, zébrures pelliculaires dans certains films de Matthias Müller, Jurgen Reble, Nicolas Rey, pour n’en citer que quelques-uns. Ce lien qui unit journaux filmés et films développés à la main est prépondérant à partir du moment ou est privilégié un aspect non professionnel, dans le sens industriel de la pratique cinématographique. C’est le film fait chez soi, mai aussi développé chez soi, en dehors de tout circuit commercial ou alternatif qui est ici privilégié, comme le revendique Paolo Gioli en Italie, ou Juni’chi Okuyama au Japon…

Cet artisanat n’empêche aucunement la maîtrise de ces outils. C’est ce que l’on peut voir de manière éblouissante dans tous les films de Jurgen Reble, qu’il s’agisse de Passion (1989-90), Das Goldene Tor (1992). Les travaux de Jurgen Reble font appel à une étude approfondie des particularismes de l’émulsion et principalement aux phénomènes d’altérations qu’ils soient mécaniques, naturels ou chimiques, et à la manipulation du développement et des virages. Travail sur la couleur, travail de la forme, donner au temps le temps d’accomplir à même l’émulsion son travail de transformation en ne rinçant pas les produits chimiques des pellicules traitées afin d’accélérer les processus de leurs dissolutions dans l’émulsion même. Ces couches chimiques colorées sont à leur tour transformées en de puissantes explosions chromatiques. Le film, son expérience devient alors le journal des transformations successives du projet initial. C’est bien ainsi qu’il faut comprendre les performances que Jurgen Reble réalise avec Thomas Köner et principalement Alchemy (1992). Dans cette performance, un film de près d’une minute de long, mis en boucle dans l’espace est développé en directe ; en fait révélé. Cette bande est transformée mécaniquement et chimiquement selon des actions du cinéaste pendant la durée de la performance. On passe d’images latentes à des images dévoilées qui et qui vont ensuite s’abîmer dans un foisonnement de particules élémentaires qui s’autonomise et devient l’objet de la performance. La destruction chimique s’accélère jusqu’à ce que la dissolution soit telle, que la pellicule s’enflamme et du même coup clôt la performance par sa consomption. C’est la fragilité du matériau qui est mis en relief, comme le démontre Paul Sharits dans ses films avec brûlures dont 3rd Degree (1982), mais aussi la fugacité des effets, sa transformation constante qui intéresse le cinéaste. Le film inscrit un passage c’est en cela que le cinéaste préfère ne pas le fixer, il est en devenir constant jusqu’à son annihilation. Le geste inscrit sur l’émulsion vient parasiter l’enregistrer tout en donnant vie à la matière même. L’inanimé cinématographique, quand bien même on le désigne comme art du mouvement, prend un nouveau souffle. On passe de l’image fantôme au fantôme de l’image. L’image est à nouveau habitée à chaque performance de Jurgen Reble.
Dans ses derniers travaux, la couleur s’impose, une véritable pyrotechnie se met en place et permet de relier ces travaux sur la chimie aux travaux de coloristes de nombreux cinéastes qui œuvrent à partir de la richesse et l’intensité des tons des films en décomposition.

Ainsi quelques travaux de Cécile Fontaine, Peggy Ahwesh ou Frédéric Charpentier évoquent la puissance de ces polychromies qui viennent manger la figuration des films de « found footage » qu’ils utilisent. C’est le journal intime, les films de famille qui sont travaillés par Cécile Fontaine dans Home Movie (1988), et secondairement dans Stories (1989) et Histoires parallèles (1990). Chacun de ces films recourt à des techniques de décollages de l’émulsion ou à des dissolutions de sa matière au moyen de produits domestiques que la cinéaste applique sur le film en le brossant par exemple. Cécile Fontaine privilégie les produits de consommation courante, mettant ainsi en cause l’un dogme techniciste qu’on retrouve chez certains cinéastes. Elle partage en ceci, avec Tony Conrad dans ses expériences de Pickel Films (1972), cette capacité à désacraliser la maîtrise de technique qui parfois se substitue au projet cinématographique. Elle remet en cause, au nom du quotidien et d’un rapport direct avec le faire cette séparation, cette spécialisation et cette hiérarchisation à l’œuvre dans le monde du travail et qui se retrouve aussi dans le monde de l’art.
De leur côté Mahine Rouhi et Olivier Fouchard avec Tahouse (2002) mettent au service d’une errance dans les montagnes du Vercors une méditation sur le quotidien qui s’échappe dans la fulgurance des textures et des brumes de couleur qui se mêlent en couches successives au brouillard envahissant le paysage montagnard. On est ici comme c’était déjà le cas avec Didam (1999-2000) dans une iconographie proche du cinéma expressionniste qui aurait pour motif la montagne et comme catalyseur, la rêverie et l’égarement. Les grains et les textures façonnent la montagne, comme si le tourbillonnement du vent s’engouffrait dans l’émulsion.

Lorsque Peggy Ahwesh dans The Color of Love (1994), où Frédéric Charpentier avec The Dog Star Man has a Too Big Flaming Cock for The Sheba Queen (1991) travaillent avec des films en décompositions sur lesquels ils appliquent des encres de couleur qui occultent partiellement des pans d’images, ils ne le font pas sur des films de familles mais sur des films pornographiques. L’un et l’autre recourent à ces films en regard de l’époque qui ostracisent la pornographie. Pour les deux cinéastes comme pour Luther Price , recourir à des images pornographiques en tout en les désagençant de leurs fonctionnements habituels, en épinglant le voyeurisme des projets, en organisant une attente tout en la frustrant : la grande queue dans le film de Charpentier, le sadisme du film trouvé dans le cas de Peggy Ahwesh, etc. toutes ses stratégies visent à résister dans les années 90 au retour d’un moraliste triomphant à l’époque du sida. Les détériorations chimiques rivalisent avec les scènes filmées, ce qui n’est pas le cas avec Reble. Nous sommes en présence de deux attitudes distinctes. Chez Charpentier, Ahwesh, le recours à ces transformations est ponctuel, il ne relève pas d’une alchimie mais plutôt d’une catégorie d’impression sensorielle qui permet d’articuler dans ces films deux strates du sensibles. On n’est pas comme chez Stan Brakhage ou Jurgen Reble dans l’affirmation d’une vision intérieure. On est en présence d’effets optiques particuliers qui rivalisent avec l’enregistré et dans ce cas des images de sexe explicite, retour d’une technique qui vampirise des champs cinématographiques dont l’usage est avant conscrit à l’espace privé. Cette extériorisation de l’intimité au grand jour est simultanément trafiquée afin de déjouer les principes mêmes de la consommation pornographique .

D’autres cinéastes encore travaillent la décomposition, mais, à la différence des précédents, ils ne la provoquent pas, ils la recueillent. Sont exemplaires de ce traitement Lyrisch Nitraat (1990) de Peter Delpeut, Decasia (2002) de Bill Morrison, ou même certains travaux de Ichiro Sueoka. Ces films sont des films de compilations d’archives et partagent avec le travail photographique d’Eric Rondepierre une fascination pour l’image dévorée par ce qui la compose. Comme si les éléments chimiques prennent enfin possession de la matière non plus en la qualifiant selon tels ou tels objets, figures reconnaissables mais comme matière organique en constante évolution et dont la disparition est l’aboutissement. Ces cinéastes autant que Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi travaillent des corpus d’archives qu’ils transforment plus ou moins selon leur parti pris esthétiques. Une constante se retrouve dans ces films ; ce qui les distingue d’autres c’est la fascination exercée par les documents trouvés, récupérés, retravaillés, remis en circulation. Le travail du film consiste alors à organiser un vaste ensemble de documents selon des catégories qui tiennent autant à la nature des documents filmiques qu’au désir d’établir un catalogue et des collections. Les films de Peter Delpeut et Bill Morrison partent de prémices similaires, mais s’orientent dans des directions différentes. La fascination pour le matériau découvert et projeté au plus proche de l’état dans lequel il a été trouvé est essentielle pour les deux cinéastes. L’un est l’autre privilégie les moments de dissolutions progressives de l’image référent au profit des traces, champignons, boursouflures, éclatements, décollages, accidents qui viennent la tronquer. Cet envahissement progressif de la matière pelliculaire est l’objet du film et s’exerce avant tout sur des films anciens ce qui renforce un aspect nostalgique important de ces films. Ces deux films sont des méditations sur la nature du film comme support transitoire. Avec Lyrisch Nitraat des extraits de films restaurés de la collection Jean Desmet qui irriguent son projet, alors qu’avec Decasia, les films utilisés ne seront sans doute pas préservés ; il s’agit quasiment de rebuts qui par leur état, leur texture ont attiré le cinéaste . Les films dont ils se nourrissent, sont des films nitrates c’est-à-dire des films dont la matière organique est sensible à la lumière. Ces supports très fragiles peu stable au bout d’un temps donnent jour à des motifs splendides de décomposition. Pour reprendre les termes d’André Habid « les histoires sont ruinées par la gangrène du film ». Cette gangrène, ce cancer de la pellicule est à la fois ce qui l’abolit mais au même moment précipite l’éclosion d’une mortelle beauté.

J’aimerais parlé d’une autre manière d’envisager cette alchimie à partir de la transformation de la matière et qui insiste sur les traitements et retraitement de l’émulsion afin de modifier totalement l’objet filmé, qu’il a été filmé par le cinéaste ou qu’il soit détourné. Je ne prendrais que deux exemples parmi beaucoup d’autres ; il s’agit de De Profundis (1997) de Lawrence Brose, et de L’invitation au voyage (2003) de Rose Lowder et Carl Brown.
Ces deux films s’opposent par leurs sujets, l’un travaillant sur la représentation d’un paysage dans le port de Sète, les séquences qui le constituent ayant été tourné par Rose Lowder dans un endroit au bord de la Méditerranée qu’elle affectionne et qu’elle a filmé plusieurs fois, et le traitement chimique est le fait du cinéaste canadien Carl Brown. Le film de Larry Brose propose une investigation sur la masculinité, le « queer », l’histoire et la sexualité à partir de home movies des années 20, et des séquences de quelques premiers films porno homo ainsi que des séquences autour d’une réunion des Radical Fairies. Les deux films explorent une palette d’effets visuels étonnants à partir d’un traitement artisanal du développement et du virage.
Si L’invitation au voyage se réfère au film due Germaine Dulac , il n’en emprunte que le titre dans la mesure ou le poème qui avait servi de prétexte à la cinéaste est ici remplacé par un autre voyage, qui est un voyage dans des paysages chromatiques desquels émergent sporadiquement des plans de chalutiers, et de pêcheurs déchargeant des navires. Le travail de brouillage chromatique de Carl Brown confère aux plans initiaux une instabilité qui les libère parfois de leur apesanteur et induit parfois des décollages et des glissements de matière qui flotte et recouvre partiellement les bateaux. Le son envahit l’espace au point qu’il brouille parfois la perception du visuel.
En revanche dans le De Profundis de Larry Brose, le son et l’image sont articulés selon une fragmentation et un éclatement polyphoniques semble plus fréquemment dialoguer. Le travail visuel, la richesse des textures, les transparences confèrent au film une dimension de vitraux que l’on ne retrouvait jusqu’alors que dans les films peint directement sur la pellicule qu’ils s’agissent de ceux de Stan Brakhage, Marcelle Thirache ou Emmanuel Lefrant. Cette qualité, ce ressac de la couleur caresse les corps autant que nous arrivons à les percevoir. À la différence des décompositions que nous évoquions plus haut, le travail d’abrasion des particularités des documents filmé produit une élégie à ces corps masculins. Lawrence Brose orchestre la couleur comme le fait un musicien des sons. Le travail des tirages, des refilmages et des virages métamorphoses l’objet initial et lui attribue une dimension qu’il n’avait pas à l’origine. Retrouvant la maîtrise des cinéastes directs il rend à la lumière la densité et la force le texte du De Profundis d’Oscar Wilde.

J’aimerais souligné que ces quelques films bien qu’exemplaires ne sont qu’une infime partie des travaux qui métamorphosent chimiquement les documents filmés ou trouvés. Il faudrait pouvoir envisager le rapport que ces films entretiennent avec les films directs, mais aussi avec les films réalisés à la tireuse optique et qui propose d’autre façonnage et métamorphose de l’image selon des relations plus graphiques que chimiques. On constate cependant que l’inflation de cette alchimie cinématographique est une réponse militante, en tout cas une position de résistance au tout numérique. Mais au moment où elle s’effectue elle reproduit à sa manière le déplacement que le traitement numérique et les jeux vidéos ont apporté à la manière dont nous envisageons le montage, est qui privilégie, le flux à la coupe.

CUT