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La haie vivante, demeure d’Edson Barrus Atikum

Avec plantAçao1 et plus particulièrement avec son extension c e r c a v i v a Edson Barrus Atikum se situe dans le courant d’artistes qui travaillent sur l’imperceptible et le vivant, c’est-à-dire qui mettent en scène le temps et son étirement, et dont il fait un champ possible de l’art.

Faire entrer l’imburana dans le musée est un moyen d’attirer l’attention sur cette espèce en voie de disparition, et c’est engager/contraindre le musée à faire son travail de conservation appliqué à un vivant. La pratique ne relève pas du land art2 quand bien même, l’acte de planter un arbre transforme le paysage. Bien qu’in situ l’arbre planté, l’est en dehors de l’espace muséal proprement dit, il s’incorpore à l’espace végétal, qui entoure le musée. La plantation ne se manifeste pas par l’octroi d’une œuvre dans le jardin — il n’est en rien question de sculpture–, mais par l’adjonction d’une grande bouture d’un imburana de cambão, dont la croissance lente est, pour cette raison difficilement perceptible. L’arbre vivant, croit au fil du temps et nous invite à penser le matériau : le bois, comme organisme vivant et non pas comme objet mort, façonné selon des motifs ritualistes, esthétiques, sociaux distincts.

L’arbre planté est une œuvre discrète, elle est là, dans le sens ou elle n’interpelle pas, comme c’est le cas de Fallen Forest (2006) de Henrik Hâkansson consistant à renverser à l’horizontal sur le sol d’une galerie un pan d’une forêt et dont les racines sont contenues dans des pots de l’autre côté du grillage qui lui sert de support, ni ne se présente comme une installation immersive, telle que Forest Law (2014) de Ursula Biemann et Paulo Tavares, par exemple, ou Purple (2017) de John Akomfrah, cette dernière une installation multi-écran sur le changement climatique. Bien qu’en présence d’arbres, de vivants un déplacement de la production d’un objet est réalisé ; le vivant s’objective dans son incarcération muséale au-delà d’une exposition temporaire. Et comme nous le rappelle Alexandre Acosta, les rapports aux mondes sont différenciés et ne se résume pas à la vision colonialiste du monde en constatant que lorsque un Guarani entre na mata e precisa cortar uma arvore, ele conversa come ela, pede licença, pois sabe que se trata de ser vivo, de uma pessoa, que é nosso parente e esta acima de nós3 .

La plantation d’arbres a été acté dans le monde de l’art depuis Joseph Beuys. Son projet 7000 Eichen (7000 Chênes) a initié lors de la Documenta 7 à Kassel. Avec l’aide de bénévoles, il plante 7000 chênes pendant cinq ans. Chaque arbre est accompagné d’une colonne de basalte. Le dernier arbre fut planté pour l’ouverture de la documenta 8 de Kassel avec l’aide de la Dia Foundation. Le projet a été repris (perpétué) sous diverses formes dans d’autres lieux : Baltimore, New York en recourant à un énoncé de Beuys disant que tout le monde peu-être un artiste, reconnaissant ainsi la créativité de chaque planteur. On retrouvera cette même reconnaissance démocratique du geste, dans la plantation d’Imburana, par Edson Barrus Atikum.

Fabrice Hyber a démarré ses plantations il y a plus de trente ans en 1992, sur un terrain qu’il achète avec ses premières économies à la fin des années 80 en Vendée. Cet achat était motivé afin de protéger la ferme de ses parents, et qu’elle ne soit par encerclée par l’agriculture industrielle qui envahissait la région et pour laquelle l’état français favorisait le remembrement, c’est-à-dire l’arrache de tous les buisson qui séparaient les parcelles afin de constituer de grandes surfaces. Quelques années plus tard lui ait venu l’idée d’y planter une forêt, en semant des graines, afin de mélanger les essences, et pour laquelle 300 000 graines furent dispersées. Ici comme pour le projet d’Agnes Denes Tree Moutain (1982-96)4 la revendication écologique a été prioritaire. Pour cette installation à ciel ouvert, Il a fallu aménager un terrain en érigeant une gravière avec les déchets d’une mine ayant détruit les ressources du sol. Le processus de bio-restauration permet de restaurer la terre en harmonie avec la nature, en l’occurrence la création d’une forêt vierge. La plantation d’arbres protège la terre de l’érosion, améliore la production d’oxygène et fournit un habitat à la faune et à la flore. Chaque arbre plantée a reçu le nom du donateur et sera transmis à leurs descendants5. Tree Mountain est une œuvre collaborative, depuis son aménagement paysager et forestier complexe jusqu’au financement et aux accords contractuels relatifs à l’utilisation étrange et inouïe des terres pendant quatre siècles. Le paradoxe de l’œuvre tient au fait que la forêt (dites)vierge est plantée selon une spirale ascendante afin de recouvrir au mieux la surface du mont, dans le but de régénérer un écosystème.

Ces travaux de grandes portée, en regard de la déforestation et des conséquences du changement climatique, sont comme des propositions voulant, de par leurs existences, nous alerter de la nécessité et de l’urgence de préserver les ressources naturelles. Elles sont exemplaires et privilégient la forêt en général ou certaines espèces, on pourrait les qualifier d’intervention globale alors que le geste mineur d’Edson Barrus Atikum se focalise sur une espèce spécifique : l’Imburana de Cambão, espèce appartenant au biome de la caatinga. Il nous informe au moyen d’un geste simple, partageable par quiconque, qui revêt la forme d’une performance, de l’exigence de sa sauvegarde. Dans ce cas la visée n’est pas le globale mais, est insistance sur le local, c’est-à-dire le « à porter de main », ce sur ce qui nous entoure et qualifie le territoire qu’on habite. Il s’agit d’acter au plus près de soi afin de ne pas répliquer des réponses universalisantes générales vis-à-vis de contextes locaux.

L’acte de planter un arbre invoque l’idée de la survivance, comme ce qui permettra aux humains de se nourrir, à partir du moment ou la cueillette n’est plus aléatoire mais dépend de la production de ce qui a été semé. Geste ancestral de l’humanité que celui de la plantation de légumes et de fruits, mais la plantation se manifeste de manière plus violente et industrielle dans le colonialisme marqueurs de l’esclavagisme6. On passe alors d’une pratique durable à une culture intensive, dans lequel la plantation est aussi bien fabrique (de denrée) que camp disciplinaire. La plantation signe le déplacement de plante et de personne selon une logique productiviste qui s’affirme aujourd’hui avant tout sous la forme de greenwashing7 et qui prolonge bien souvent la transformation de la forêt en un espace de monoculture. La forêt comme habitat disparaît donc, remplacée par la forêt comme ressource économique qu’il convient de gérer de manière efficace et profitable.8 Planter n’est pas un geste neutre, il est chargé d’un grand nombres d’histoires, et indique non seulement un futur mais fait signe au passé de cette activité à travers les âges. Dans ce cas, la plantation est inséparable de l’extraction et de l’extinction, autant que de la résistance et de la récupération9, pour ne pas parler de régénérescence

Créer une haie vivante (C e r c a v i v a) c’est renouer avec une pratique agricole. La haie sert avant tout à délimiter un terrain par une bordure végétal, mais aussi à couper les vents, elle est aussi gage de biodiversité, elle est souvent constitué de plusieurs espèces autochtones. Mais elle favorise la projection dans un espace imaginaire car, la particularité de cette haie vivante est sa topographie, elle n’est pas délimitation d’un terrain, elle est une ligne (libre) qui va d’un lieu de plantation à l’autre, elle ne définit pas un territoire mais un tracé, un parcours qui va d’ici à là, aussi bien dans l’espace que dans le temps. Dans l’espace elle est trace imaginaire qui raccorde chaque Imburana de cambão, dans le temps elle inscrit la reprise d’un vivant sur tous les déracinés. Son dessin n’est pas la droite mais est constitué par un ensemble de courbes et de plis. Elle s’inscrit alors comme un geste mineur faces à l’abattage sans fin de ces arbres par le biais des grands projets industriels de développement ou bien plus pernicieusement de ceux de l’industrie agroalimentaire, ou moins spectaculaire mais cependant intense, la production de charbon végétal qui entretienne l’éradication. Il ne s’agit pas, cependant de réparation, Edson Barrus Atikum se s’inscrit pas dans cette filière, au moyen d’un geste mineur visant à éveiller notre conscience face la déforestation et aux changement climatique ; il instaure à la marge du musée, un acte de perpétuation d’une espèce en voie d’extinction et signale par là, l’importance de l’usage différencié de la caatinga par ses peuples : Nous utilisons la Caatinga de plusieurs façons. En plus de nous fournir de la nourriture, c’est notre pharmacie et c’est également là que nous obtenons les intrants pour la construction de nos maisons, ce qui montre à quel point elle est importante pour nous. Nous y maintenons également notre système agricole qui valorise la biodiversité. Le noyau de la préservation par les peuples indigènes réside dans le fait qu’il n’est pas nécessaire d’extraire les ressources à une grande échelle commerciale10.

La haie vivante a la particularité de proposer par ses tours et détours non pas une cartographie qui dresserait un état du territoire, mais une déambulation dans un territoire qui ne respecte aucunement bordures et séparations de propriétés au profit mouvement, d’un passage d’un Imburana à l’autre, par delà les accidents géologiques. C e r c a v i v a est une incision imaginaire capricieuse dans le paysage de la caatinga, sujet à d’autres percée, qui feront de ce tracé une arborescence en constante évolution.

Planter un arbre n’est pas jardiner, en effet le jardin est l’une des tentatives de l’homme d’imposer à la nature ses propres principes d’ordre, d’utilité et de beauté11, mais cela peut devenir un acte de résistance non seulement face aux changements climatiques mais aussi face à l’histoire et ses agents d’écritures de l’histoire du colonisateur. Dans la plupart des musées on trouve des objets façonnés par des artistes, des artisans qui recourt à ce matériau l’imburana de cambão à cause de ses qualités spécifiques de souplesse et de résistance. Arbres morts transformés par la main en objet esthétiques ou utiles qui sont préservés dans cette institution. Le musée prend en charge des objets mais ne prend rarement en compte celui, celle qui l’a produit et encore moins la matière vivante travaillée par ceux-ci. Cette mutation du statut de l’arbre selon les différentes propositions que le projet a déclenchées, fait que Selon Abiniel João Nascimento : Imburana devient une entité politique, un dispositif artistique qui prononce un vocabulaire issu du territoire Atikum, peuple indigène dont Edson Barrus est corps12.

Planter un Imburana de Cambão dans la cour ou le jardin d’un musée c’est modifier les priorités, c’est mettre le musée en face d’une prise en charge différenciée, inscrivant la revanche du vivant, de l’exclu, qu’ils s’agissent d’un arbre ou d’un peuple, décimés lors de la colonisation ou après, selon les rites d’une culture extractive, dont le musée dans son silence, manifeste l’absence, pour ne pas dire l’éradication. En effet, le musée comme tombeau collectionne des artefacts répertoriés, catalogués restaurés si nécessaires et préservés13. Ce qui concerne le musée c’est la matière inerte qu’il s’agit de conserver au mieux, à travers des collections d’objets esthétiques, scientifiques, techniques en vue de les présenter au public et qui font patrimoine14 afin de narrer d’une certaine manière une histoire de pouvoir plus ou moins affirmée. Alan Sonfist a tenté de s’opposer à cette seule dimension conservatrice des musées en regards d’objets morts, en leur proposant de devenir les dépositaires d’un ensemble de semence. Il envoya ainsi à 100 musées des paquets de semences identiques qui sont des capsules temporelles miniatures porteuses du futur, Il explique son geste dans une lettre adressée aux directeurs de musée et parmi ceux-ci,  le directeur de la Finland National Gallery : À medida que nos aproximamos do final do século, as condições ambientais estão mudando rapidamente. O planeta inteiro está aquecendo e a água e a terra estão sendo alteradas pela poluição industrial. Não podemos separar a arte da natureza.
Tradicionalmente, a arte celebra atos de importância humana, como heróis de guerra, como cavalos de bronze. Agora que percebemos nossa interdependência com o meio ambiente, devemos prestar homenagem ao nosso patrimônio natural.
Desde a década de 1960, venho criando ‘Time Landscapes’15, florestas em nossos centros urbanos para visualizar um melhor entendimento de nossa história natural. Agora que as condições ambientais em todo o mundo estão mudando rapidamente, as florestas mundiais estão se extinguindo. A crescente poluição industrial está destruindo árvores básicas em todo o mundo, como o abeto na Finlândia e o bordo açucareiro nos Estados Unidos. Eles desaparecerão no próximo século.

Como obra de arte, confio ao seu museu o ARC of Finland, que contém sementes de árvores ameaçadas de extinção da região norte da Europa. Selecionamos 100 museus com esta confiança / para esta tarefa. O ARC pode ser exibido com a instrução anexada. Eventualmente, os ARCs serão devolvidos ao museu original quando a floresta for destruída. As sementes serão então plantadas em um invólucro especial para protegê-las para as gerações futuras16.

Cette introduction du vivant dans l’espace du musée diffère de la proposition de Giovanni Anselmo avec Senso titolo (Struttura che mangia) [Structure qui mange] de 1968, qui se compose de deux blocs massifs de granit, de fil de cuivre et d’une laitue. L’assemblage se défait lorsque la salade vient irrémédiablement à faner, indiquant alors que l’œuvre existe dans la vie « réelle ». Il est demandé au musée de pourvoir au défraichissement de la laitue en en mettant une nouvelle à chaque qu’elle se fane. Le musée entretient ainsi la pièce, la maintient « vivante » via chaque nouvelle laitue. L’œuvre est donc actualisée dans la durée de l’exposition.

A la différence de l’arbre fossilisé de de Guiseppe Penone, qui inscrit un moment passé, l’arbre d’Edson Barrus Atikum est porteur de futur à travers sa présence même. Il ne s’agit pas d’une représentation mais d’une présence de l’arbre. Non pas un artefact mais un vivant. L’arbre de Guiseppe Penone qu’ils s’agissent de l’arbre des voyelles (1999) ou l’arbre immortel (2021) est coulé dans le bronze, et pour cela change de couleur au fil du temps dans les jardins ou il est installé, cependant il ne s’agit que d’un changement de patine et non pas d’une transformation de l’arbre qui reste tel que, fabriqué par l’artiste, comme le fait aussi bien Franz Krajcberg avec ses arbres calcinés dénonçant les feux de forêt, agent de la déforestation dans le Paraná et l’Amazonie. Le geste de l’artiste ici s’impose par le choix du matériau, l’emplacement de la sculpture dans le jardin, alors qu’Edson Barrus Atikum efface son geste, (la plantation à tel endroit) au profit de la croissance de l’arbre, dont il délègue l’entretien et donc par conséquent, la responsabilité au musée, pérennisant ainsi sa tâche : qui est de conserver. Cet effacement du geste de l’artiste n’est pas sans évoquer ce qu’a pu faire Patricia Johanson avec le projet dans le Fair Park Lagoon de Leonhardt Lagoon (1985), dans lequel un environnement retrouve son écosystème grâce à l’assainissement de l’eau, alors que flore et faune y reprenne place peu à peu, sans pour autant que soit mentionné le fait qu’il s’agit de l’œuvre d’une artiste. Son geste relève de la réparation tout en appartenant au Land Art sous le mode du Reclamation Art.

Le jardin et la plantation sont une source d’inspiration et de création d’œuvre pour de nombreux artistes contemporains qu’ils insistent sur la croissance et la spécificité d’un jardin crée pour une exposition comme Grasslands Repair de l’artiste australienne Linda Tegg, pour la biennale de Venise 2008, ou Agnes Denes qui avec Wheatfield A Confrontation ( 1982)avait transformé le terrain de ce qui est maintenant le Battery Park City à New York en un vaste champ de blé qu’elle avait planté et moissonné.

Planter un arbre dans le musée, c’est instaurer un autre régime de soins qui n’est plus dirigé sur un/ des objets définis, mais sur un être vivant, en constante transformation. Cela change le rapport à la temporalité en soulignant l’importance du présent et non pas seulement de la conservation d’un passé. Glissement fondamental qui permet de (ré)introduire dans le musée ce qui a été exclu en fonction de dispositifs de lectures qui vouent un culte sans fin à toute forme d’extractivisme, qu’ils s’agissent de minéraux, de végétaux ou d’objets d’arts. Comme le constate Françoise Verges se pose alors la question de comment faire émerger d’autres formes et pratiques de représentation et de narration au sein de cette institution qu’est le musée ? Invertir les priorités en mettant l’accent sur le vivant, est une voie que propose Edson Barrus Atikum, en ce qu’elle inscrit dans cet espace institutionnel, le geste mineur d’un artiste «autochtone», qui n’a en général de place, hors des formes élargies et contemporaines de la retomada17. La présence d’un artiste Atikum dans l’espace muséal du Pernambuco s’inscrit en porte à faux avec le contenu d’un de ces musées18 qui nous donnent à voir les instruments de la classe dominante locale. La famille du Pai Chico par exemple à Caboclo, en évinçant toute représentation des populations autochtones ; comme si la vie n’avait pas existé avant l’arrivée du colon et de ses manières de faire et voir ou d’être au monde. En surgissant dans le musée l’Imburana de Cambão rappelle cette autre histoire, celle de la disqualification, de l’annihilation des peuples autant que le formatage des paysages selon des normes agricoles productivistes.

Ce n’est pas tant le retour au matériau naturel qui modifie le statut de l’œuvre, dans la mesure ou souvent la fabrication de l’objet prédétermine le choix qui pourra sembler « écologiquement neutre » si, il s’agit de produits naturels, tel que la paille, le miel, les herbes… Le travail s’origine dans une préoccupation écologique, mais ne modifie pas le rapport à l’objet puisqu’il est constitué de matériaux dits naturels afin de produire une forme, une sculpture qui peut être évolutive dans le cas des propositions des artistes dits de Reclamations, ou bien dans le cas d’artistes proposant, lors d’une exposition de créer un jardin, comme le fit Kristina Buch avec The Lover (2012) ou bien Song Dong avec Doing Nothing Garden (2010-2012) dans le cadre de la Documenta 13. Ces travaux, sites spécifiques se concentrent sur la production d’un jardin comme pratique artistique et sculpturale dans lequel la durée est partie intégrale du travail, comme elle l’est aussi chez Lohana Montelo, avec Escultura Viva em Paisagem Especifica (2020) qui est préoccupée par par la création d’agroforesterie à partir de semences sur un site déterminé19. On voit bien en quoi la proposition C e r c a v i v a se distingue de ces pratiques, dans la mesure ou chaque plantation fait appel à notre imaginaire pour se constituer en tant que haie vivante. La ligne imaginaire, s’élabore non pas selon une cartographie figée, mais au fil de l’air et du temps. Elle s’inscrit alors, comme un commun à envisager et s’oppose à la nature même d’une haie, c’est-à-dire ce qui enclôt (enclosure), en rétablissant le partage, le commun par le tracé d’une bordure ouverte, poreuse. On passe à ce moment, d’une culture faite sur un champ ouvert à l’instauration, via les haies, de la propriété privée. Confiscation des terres et instauration de la fin du droit d’usage commun20. C e r c a v i v a, à travers son tracé outrepassant les bornes physiques des terrains, renoue au temps ou l’usage de la terre n’était pas défini par la clôture. On pourrait dire que  : Contrairement au geste de partition et d’appropriation et à la logique des enclos typique du Nomos européen la faculté d’habiter n’est pas l’équivalent du droit de disposer des choses sans réserves21. La haie vivante d’Imburana, creuse son sillage en nous offrant mentalement la possibilité de comprendre la porosité22 comme un agent actif de dissémination ; les boutures sont reproduction asexuelle23  et comme le remarque Edson Barrus Atikum: Plantar estacas é uma técnica ancestral de povos originários de produzir parentesco, por um ato de regeneração, e não por um ato de reprodução sexuada24.

Les imburanas de cambão accueillent de par leur conformation, différentes espèces qui s’y logent et essaiment le paysage. La porosité de la haie vivante renvoie à la porosité de l’arbre comme écosystème. En d’autres termes l’arbre est un terreau, une niche ou refuge à espèces qui viennent elles mêmes essaimer l’alentour. La proposition d’Edson Barrus Atikum avec C e r c a v i v a étend spatialement cet essaimage, elle peut se comprendre comme un activisme visant à produire un imaginaire de transition pour reprendre les termes d’Arturo Escobar25. La haie vivante réalise un maillage26 entre des espaces distincts reliés par un élément commun (l’imburana) dont il faut assurer/préserver la croissance, c’est-à-dire prendre soin tout autant qu’elle constitue des réseaux de relations entre individus, communautés etc. Cette haie vivante inscrit à même le sol un ensemble d’espace de résistance face à la déforestation en cours. Et il n’est pas anodin que les différentes boutures soient implantés dans des territoires à vocation agricole qui font peu cas, en général, de préoccupation écologique.

L’ensemble des boutures trace non seulement une ligne imaginaire mais esquisse un territoire de conservation qui entraîne une transformation d’habitus à partir desquels toute stratégie de conservation doit s’élaborer à partir des connaissances et des pratiques culturelles des communautés27. Ce territoire s’inscrit dans le biome de la caatinga et s’étend par delà les délimitations cadastrales des zones urbaines. La ligne des Imburana transcende les entités territoriales en proposant une

alternative qui est un véritable parcours imaginaire à travers des paysages. Le territoire est compris comme outrepassant les propriétés, au profit d’une appropriation effective par le biais de pratiques socioculturelles. Il est cet espace établi par les relations qui le constitue, qu’elles quelles soient et, en ce sens il est une nouvelle graphie de la terre28. Cette transformation est induite par l’acte de planter, entendue comme performance portée par Edson Barrus Atikum et plus encore inaugurée avec le Projeto Imburana29, en 2015. Ce projet visait à sauvegarder un Imburana de Cambão qui allait être abattu, lors de la vente du terrain sur lequel il croissait, la négociation permit le non-abattage de l’arbre et l’instauration d’un site comme zone de protection écologique. Le Projeto Imburana correspond à l’équivalent de deux champs de football de Caatinga. C’est insignifiant en face de la perte totale de bois vierge, mais cela importe comme attitude individuelle d’écologie mineure. C’est-à-dire l’action de chacun. Ce que, de manière minoritaire, nous pouvons instiguer dans l’ensemble des attitudes possibles pour barrer l’exploitation illégale et destructive des forêts.30

Ce geste inaugural a déclenché un enchainement de projet visant à faire de cet arbre une espèce patrimoniale dont plantAção (la plantation) fut un des premiers gestes mis en place par Edson Barrus Atikum, et est à ce jour le dernier événement ayant été réalisé à travers c e r c a v i v a . La protection de l’arbre souligne l’importance du faire comme forme de réclamation inscrivant la résistance face à l’histoire de la domination comprise comme rapport de race ou de classe. La reprise de l’arbre signe « en son peuple » le processus de reterritorialisation de l’histoire par ses agents exclus. Faire enter l’arbre vivant dans le musée c’est changer et ré-inventer l’histoire. Rappelons nous que l’Imburana de cambão n’est pas appréhendée comme plante utile ; il n’a pas de valeur, ainsi à la différence des plantes valorisées deviennent des « cultures » et les espèces qui rentrent en concurrence avec elles sont réduites au statut de « mauvaises herbes » ; quant aux insectes qui s’en nourrissent, ils deviennent « nuisibles ». De même, les arbres valorisés deviennent « bois d’œuvre », tandis que les essences en compétition avec eux sont rabaissées au rang de « terrain buissonneux » ou de « sous-bois31 ». En réintroduisant sous sa forme vivante, l’imburana ; le matériau : bois passe du statut d’objet artisanal ou artistique, donc valorisé à sa nature de plante dévalorisée. Cette inversion des valeurs est bien au cœur du dispositif imaginé par Edson Barrus Atikum qui redonne ainsi dimension à la parole et aux gestes d’un artiste contemporain autochtone. Lors de la plantation au musée Kapinawá elle prit une autre dimension, puisque la plantation s’insérait dans la création d’un espace végétal pour la communauté et surtout cet espace dédié à la réunion d’objets archéologique pré-colonial « musée en plein air » et consiste en une compréhension kapinawá des sites en tant que collection muséale du patrimoine archéologique pré-colonial. La plantation de l’arbre dans cet espace mémorial et de vie souligne/revisite la communauté des liens entre Kapinawá et Atikum-Umã32. L’arbre en devenir pourrait offrir l’ombre nécessaire aux rencontres et accompagner le développement d’autres espèces.

1Sur plantAcões voir le texte d’Edson Barrus Atikum Açoe de Plantar 2020 sur le site de Projeto Imburana https://projetoimburana.art.br/pt/noticias/plantacoes

2Gilles Tiberghien, Land Art : Au début des années 1960, une tendance de l’art américain, mais aussi européen, va mettre de plus en plus l’accent sur l’utilisation des matériaux naturels, la terre, l’eau ou l’air, qui manifestent le processus à l’œuvre et impliquent du même coup une nouvelle conception de la durée dans l’art. Encyclopædia Universalis on line https://www.universalis.fr/encyclopedie/land-art/

3Alexandre Acosta da Aldeia Cantagalo, Rio Grande do Sul in Povos Ingenas : aqueles que devem viver Manifesto contra os decretos de extermínio, p 17, Conselho Indigenista Missionário, 2012, Brasília

4Le titre originale de la pièce est Tree Mountain—A Living Time Capsule—11,000 Trees, 11,000 People, 400 Years, Pour voir la pièce : https://www.youtube.com/watch?v=nmVFGwNeWcc

5http://www.agnesdenesstudio.com/works5.html

6Sur la dynamique de l’esclavage dans la plantation voir Achille Mbembé : La communauté terrestre p 47-57, La découverte, Paris 2023

7Sur les dangers du greewashing voir Quelque chose de grave se passe dans le ciel, Wu Ming1, in Lundi matin, 444 Paris, 24 septembre 2024

8 L’œil de l’État, James C. Scott p 55, La découverte, Paris 2019

9Voir Keeve, “Fugitive Seeds.

Carney, “Subsistence in the Plantationocene”; Carney and Rosomoff, In the Shadow of Slavery; Carney, Judith A. 2021. “Subsistence in the Plantationocene: Dooryard Gardens, Agrobiodiversity, and the Subaltern Economies of Slavery.” Journal of Peasant Studies 48(5): 1075–1099. https://doi.org/10.1080/03066150.2020.1725488

10Edson Barrus Atikum : texte de l’artiste pour l’exposition Imburaninha, catalogue, p.16, Ygrec Aubervilliers, 2022.

11James Scott : L’œil de l’état, op cit

12Abiniel João Nascimento, in catalogue Imburaninha, p.23,op cit

13Françoise Verges : Le musée, de par son origine patriarcale, coloniale et impérialiste, est une partie intégrante de la modernité européenne et de la construction de l’État et de ses institutions. C’est une institution centrale de ce dispositif.

14patrimoine est l’ensemble des biens, immobiliers ou mobiliers, relevant de la propriété publique ou privée, qui présentent un intérêt historique, artistique, archéologique, esthétique, scientifique ou technique

15Public monuments traditionally have celebrated events in human history—acts of heroism important to the human community. Increasingly, as we come to understand our dependence on nature, the concept of community expands to include non-human elements. Civic monuments, then, should honor and celebrate the life and acts of the total community, the human ecosystem, including natural phenomena. Especially within the city, public monuments should recapture and revitalize the history of the natural environment at that location. As in war monuments, that record of life and death of soldiers, the life and death of natural phenomena such as rivers, springs, and natural outcroppings needs to be remembered. Une conférence au Métropolitan Museum of Art NY 1969; dans une interview il parle de Time Landscape The reconstructed forest was a way of going back into my childhood forest in New York as it would have been, initiated in Greenwich Village. I transplanted living tree species such as beech, oak and maple and over 200 different plant species native to New York, selected from a pre-Colonial contact period in New York. These are still there on site. Besides experiencing the indigenous trees of New York City, Time Landscape allowed me to experience and interact with foxes, deer, snakes, eagles and this was part of my experience. (entretien avec Alan Sonfist John K Grande pour le Green museum 2007: http://www.greenmuseum.org/generic_content.php?ct_id=284 )

16Lettre de 1992 d’Alan Sonfist adressé&e au directeur du Musée ARC de Finlande, citée et traduite par Edson Barrus Atikum in https://projetoimburana.art.br/pt/noticias/plantacoes

17De nombreux peuples, désormais réorganisés, réclament leurs terres d’origine volées par les envahisseurs. Ce processus, connu sous le nom de retomada ou reprise, s’est déroulé dans de multiples dimensions, : qu’il s’agisse de la reprise de rituels sacrés, de la sauvegarde des langues indigènes ou de la confrontation basée sur l’utilisation d’ornements indigènes, auparavant interdits. Abiniel João Nascimento : Ortie sur les pieds, in Imburaninha, p.22, Le Centre d’art Ygrec -Enspac, Paris 2022 ; de plus on constate un intérêt manifeste pour les artistes autochtones comme par exemple la biennale de Venise 2024.

18Les différents musées dans lesquels ont été plantés des Imburana à l’initiative de Edson Barrus Atikum vont du Jardin botanique de Sorocaba lors de la Triennale d’art contemporain Entre pós-verdades e acontecimentos (2017), dans les jardins des musées suivants : Museu da Aboliçao (2018), Museu Murillo La Greca (2019), Museu da Cidade de Recife (2021), Oficina Francisco Brennand em Recife (2023), Museu du Sertão de Petrolina (2022) et en 2024 dans les Museu Kapinawá (Casa de Memoria Alexandre Diniz) na l’aldeia Malhador Kapinawá, em Buique, au Museu Coripós em Santa Maria de Boa Vista, no Museu de Pai Chico no distrito Caboclo, Afrânio, au Museu Gonzagão no Parque Aza Branca em Exu, e no Museu de Cangaço em Serra Telhada. De plus, furent planter sur le site du Logrador (Projeto Imburana) une première fois 126 boutures en 2022.

19Sur cette artiste et le projet Composteiras dont elle est une des participantes voir https://select.art.br/artistas-da-terra/

20Sur ce point on pourra consulter Isabelle Stengers : Au temps des catastrophes  Résister à la barbarie qui vient : Ces terres ont été « clôturées », c’est-à-dire appropriées de manière exclusive par leurs propriétaires légaux, et cela22 avec des conséquences tragiques car lusage des commons était essentiel à la vie des communautés paysannes. P 99, Editions La découverte, Paris 2009.

21Achille Mbembé : La communauté terrestre p 89, op cit

22Il y aurait beaucoup a développer sur l’idée de porosité que l’on pourrait voir à l’œuvre avec Cão Mulato (1998) qui se proposait le croisement de six races de chiens afin d’obtenir au bout le la quatrième génération un Cão Mulato

23La reproduction végétative désigne cette manière se se répandre par bouturage et non pas par graines.

24Edson Barrus Atikum : Renque https://projetoimburana.art.br/noticias/renque;

25Arturo Escobar : Sentir-penser avec la terre Une écologie au-delà de l’Occident, Le seuil, Paris 2018, p 24

26Le QRcode implanté près de la bouture met en scène ce maillage en indiquant les autres espaces ou l’imburana a été planté

27Arturo Escobar : Sentir-penser avec la terre Une écologie au-delà de l’Occident, Le seuil, Paris 2018, p 80

28Pour reprendre un concept de Porto Gonzalves Carlos: Da geografía às geografías. Um mundo em busca de novas territorialidades 2002 https://biblioteca.clacso.edu.ar/clacso/gt/20101018013328/11porto.pdf

29https://projetoimburana.art.br/

30Edson Barrus Atikum in Imburaninha, p.7, op cit.

31 L’oeil de l’État James C. Scott, op cit.

32Juliana Freitas Ferreira Lima : Dissertação Códigos em Retomada – Grafismos Kapinawá encontros e (r)existências no Vale do Catimbau, Pós-Gradução, p.109, UFPE, Recife, 2019.

Social Scourge : Before and After New Queer Cinema.

24 Septembre 2022 Cinematek de Bruxelles, Festival L’âge d’or,

Durant l’Âge d’Or Festival, Our Story accueille le cinéaste, programmateur et curateur yann beauvais, à l’occasion d’une masterclass et d’une série de projections centrées sur une pratique « doublement mineure » (comme l’écrit Antoine Idier) : le cinéma queer expérimental. Co-fondateur, dans les années 1980, avec Miles McKane, de Light Cone et de Scratch (Paris), puis, en 2011 de Bcubico avec Edson Barrus (Recife), celui pour qui « présenter et promouvoir les œuvres des cinéastes » semble « aussi naturel que tenir une caméra et filmer » n’a jamais cessé d’écrire et de partager sur ce cinéma de l’oblique. Hybridations technologiques et expanded cinema, found footage, cinéma du corps et de l’intime… quelles sont les généalogies, les singularités ou les tactiques de ces expérimentations queer ? Comment participent-elles à nous rendre « producteur·ice·s des images qui nous représentent » ; à nous placer, non plus « à côté de l’écran, mais à l’écran » ?

An overview of queer practices in film and video before and after the New Queer Cinema, and how these practices have modified our use of cinema, and how our perception has been transformed by the expansion of cinema.

Publié dans LE TEMPS AVEC NOUS / DE TIJD MET ONS / TIME WITH US

publication coordinators : Iris Lafont, Valérie Leclercq, Christophe Piette CIMEATHEK, Brussels 2023

Imburaninha

yann beauvais  in catalogue exposition Imburaninha, Ygrec ENSAPC ? Experimento Produção, Paris 2022

Imburaninha

L’installation Imburaninha comporte un ensemble de proposition filmiques autour d’un arbre : l’imburana de cambão. Un spécimen de cet arbre sur le site du Logrador est privilégié dans la plupart des propositions qui ont la particularité de croiser les temps et les espaces puisqu’elles s’étendent sur quelques années depuis 2015.

Les films se donnent comme des fragments d’une mosaïque partielle, qui par recoupement de strates d’informations et de tissages d’images explorent un pan
du sertão, en relation avec des questionnements quant à la transformation des conditions de vie de la faune et de la flore face au changement politique et climatique principalement généré par l’activité nécro capitaliste, dont nous subissons tous les effets et qu’on qualifier d’expérience de combustion du monde1. Les habitants de ces terres du sertão en l’occurence les Atikum-Umã ont par la colonisation et les formes de captage de terre qu’elles ont enclenchées ont été expulsés. Les paysages n’en portent pas nécessairement la trace mais les récits, et les chants les évoquent. Les paysages sont filmés selon des rythmes et intensité distinctes accompagnés par des torés chantés et battus au pied par les Atikum-Uma selon leur incessantes ritournelles.

Des captures faites depuis 2015 ont alimenté les différentes nouvelles propositions filmiques en montrant des aspects autour du site et qui se focalisent
sur les torés dansés et chantés des Atikum-Umã. Les toantes (paroles) de ces chants évoquent un temps révolu ou le miel était abondant ; ils signent ainsi à leur manière, la fin d’un monde1.

28

Les films présentés dans l’installation s’organisent en contrepoint à un premier film Derrubada não ! réalisé entre 2016 et 2018 qui traitait du Projeto Imburana conçut par Edson Barrus, et que j’ai accompagné depuis le début.

Ce film avait été pensé comme un parcours dans le paysage, autour et dans le site afin de donner un aperçu de sa transformation en fonction des différentes déambulations effectuées sur trois ans. Il était important, de proposer une vue d’ensemble simultanée combinant une vue extérieure et une vue intérieure, afin d’avoir l’opportunité de percevoir une différence ou non depuis la clôture. Juxtaposer des moments de la journée et des périodes de sécheresse ou de floraison. Les faux panoramiques en bordure ont été privilégiés afin de produire une sorte de sensation physique comme lorsqu’on se balade dans le terrain. Selon la saison, pluvieuse ou sèche, il devenait plus ou moins difficile d’en faire le tour, qui pouvaient ainsi s’étendre entre 3 et

5 heures face aux épines, pousses et mauvaises herbes etc. La densification ou l’appauvrissement de la végétation modifient les conditions d’expérience de la prise de vue. En juillet 2019, il était impossible de faire le tour complet du site, nous devions ramper pour entrer, alors que le mois suivant nous pouvions retrouver les traces de différents cheminements. Suite à deux mois la sécheresse était telle, que tout semblait calciné, et cependant de nouvelle boutures et fleurs apparaissaient occasionnées par de petites pluies après une saison de vent.

Ces différentes raisons, m’ont amené à recourir à un dispositif d’images multiples afin de déployer une pluralité de moments, afin de montrer simultanément différents états de la végétation. Des vues, image par image suivant des parcours

1. J’emprunte ce terme à Achille Mbembe in Brutalisme, La découverte, Paris 2020, p 17à 21.

opposés du paysage passant de l’aridité, à la sécheresse et à des poussées végétales soudaines.

Ces séquences sont opposées à différents parcours (caminhadas) le long du site ; presque une dérive sur les chemins qui s’ouvraient devant moi ; le plus souvent au coucher du soleil ; après une journée de tournage. Pour une raison similaire, j’ai introduit différents voix et conversations dans le film, tandis que d’autres sont des esquisses pour l’installation en cours et qui devrait être présentés prochainement. Ces conversations couvrent un large éventail de sujets : elles traitent de l’histoire des Atikum-Umã, tandis que d’autres traitent de l’utilisation par les indigènes

de différentes plantes, dont l’Imburana, tandis-que d’autres se focalisent sur la transformation de leurs habitudes, de leur culture au cours des dernières décennies… Ces entretiens sont accompagnés, confrontés à une création sonore de Thomas Köner (artiste sonore) avec lequel j’ai travaillé sur d’autres projets impliquant des présentations en direct et des installations multi-écrans. Pour ce film Derrubada não !, nous avons convenu que nous n’aurions pas de son naturel. En raison du traitement des images, il semble inapproprié d’avoir un son naturaliste qui accentuerait une linéarité réaliste.

Derrubada não ! développe quelques lignes d’investigation que j’ai suivies au
fil des ans ; l’une d’elles concerne le film de paysage, une autre : l’organisation du modèle d’images composites, ainsi que la production de relation entre texte et image. L’image en mouvement met en scène l’espace. Elle expose l’espace dans le temps et le fait de nombreuses manières, mais elle ne dispose pas pour autant du temps. Sa manière de faire avec le temps, par-delà la linéarité des supports du cinéma et de la vidéo, s’effectue selon des alternances de plans ou des juxtapositions dans le cadre, par surimpression, cache ou incrustation. Le rapport entre différents espaces, points de vue alternés ou simultanés est ce qui fait de l’image un territoire à décrypter, un territoire dans lequel on se meut autant qu’il expose une diversité topographique2.
La particularité du traitement des images et de leur espacement est qu’il s’effectue selon une répartition d’images plus petites qui ne compose pas une mosaïque mais des doubles bandes ou strates dans lesquelles les cadres se déplacent de gauche à droite ou en sens inverse, tout en offrant dans chaque cadre des déplacements autour et complexes à l’intérieur du champ selon des parcours à la fois imposés et aléatoires selon des motifs complexes de permutations.

Les autres propositions sont à la fois des contrepoints et des mises en perspectives déplacées, puisqu’elles incorporent à la fois une vidéo surveillance de l’Imburana (moteur du Projeto Imburana), que des scènes de danses du peuple Atikum- Umã en différents lieux et occasions, ainsi que des vues de champs d’Imburana à la frontière du Pernambouc et de Bahia, mais aussi des plans séquences dans lesquels
les changement de lumière dans la caatinga, modifient la perception de ce qui est
vue. On découvre autrement le site et sa végétation selon des variations d’intensité
de lumière dans le sous bois. La durée des plans qui, ne rivalisent pas avec ceux de James Benning filmant les paysages nord américain, leur apparent statisme s’opposent au dynamisme tactile de Derrubada não !, en proposant une suspension du regard qui invite à s’imprégner du paysage ; à le parcourir selon d’autres modes d’observation. L’irruption de sons naturalistes scandant le temps à travers les bourrasques de vent et le chant d’oiseaux et d’autres bruits qui font appel à une certaine urbanité plus qu’au fantasme d’un environnement dit naturel ; c’est-à-dire non pollué. Logrador et Fondu

2. yann beauvais : De l’image composite in Esthétique de la complexité Pour un cognitivisme non- linéaire, sous la direction de Louis-José Lestocart, éditions Hermann, Paris 2017, page 155

au Logrador proposent deux immersions distinctes dans la caatinga, se focalisant sur l’Imburana mais, selon des traitements et organisations visuelles complémentaires, l’un privilégiant des vues rapprochées du tronc, des branche des arbres alors l’autre privilégie des plans plus larges, dans lesquels il s’agit de s’approcher à distance, d’un Imburana, par touches successives.

Une caméra de vidéo surveillance donne à voir en direct un pan du site et nous permet de voir cet Imburana, qui a été le catalyseur du Projeto Imburana. Rendre compte, en temps réel à travers une représentation, un ailleurs : l’arbre dans le site. Installer un simulacre de présence au travers d’une représentation lointaine à la manière d’une transmission (en circuit restreint) d’un direct télévisuel quelconque sans enjeux, sans suspense. Il s’agit de pouvoir jeter un coup d’œil à l’ailleurs, en le mettant en présence, d’un ensemble d’enregistrement différencié du même arbre et de son environnement, selon d’autres modalités, que celle d’un flux constant sur un même point de vue. Ce n’est pas une caméra de surveillance qui enregistre ce qui
se passe, mais simplement diffuse ce qui se passe dans un espace circonscrit par le cadre choisit lors de la mise en place du dispositif dans le site. L’attention portée par la caméra sur l’arbre, déplace la banalité du plan en l’élevant à la dimension d’une cause : Un Arbre à préserver. La caméra manifeste une politique de l’observation qui dans ce cas précis n’est pas orienté dans le champ sécuritaire mais, s’offre comme mettant à disposition un (de)hors ; une ouverture autant qu’une intrusion de l’ailleurs dans, l’ici de l’espace clos d’une galerie. Le lointain soudain proche, à porter de main, ou la possibilité de contempler un pan de nature qui ne répond aux critères
du spectaculaire, du tellurique ou de l’industrie touristique, ni même à la collectes
de données mesurant la dégradation ou la réhabilitation d’un terrain, comme cela se pratique en Afrique et principalement au Kenya, Madagascar ou au mali3.

Le film Extração de l’arbre mort qui devient pour l’exposition, Tronco Velho, réalisé au moyen d’un drone permet d’avoir une autre image de la caatinga. Le survol de la forêt blanche donne un aperçu de la topographie du biome et dévoile une partie des transports générés par l’exposition en terme de déracinement et déplacement, en effet il ne s’agit que de l’extraction de l’arbre de son milieu, et pas de sa délocalisation transcontinentale. Pour des raisons légales, il était nécessaire de pouvoir montrer
le lieu ou l’arbre mort a été prélevé afin d’établir qu’il n’a pas été abattu pour les besoins du film ou de l’exportation, mais trouvé ainsi, et donc le recours au drone. Dans Extração, la présence humaine est essentielle, elle souligne les liens que nous entretenons avec l’environnement et qui sont le plus souvent des liens d’exploitation et d’extorsion. On ne pouvait faire l’impasse sur cette capture et ses répercussions, qui se manifestent pour et au travers de Imburaninha. Le prélèvement de l’arbre renvoie indirectement aux usages consuméristes des richesses minérales et végétales, des pays occidentaux.

Ces deux films recourent à des outils technologiques qui sont loin d’être neutre en regard de leur empreinte carbone, puisque pour transmettre les images, on fait appel à des moyens de communication qui brulent de grande quantité d’énergie, et ce même si la caméra et sa transmission fonctionnent avec de l’énergie solaire. Il n’existe pas de filmage énergétiquement non impactant et le cinéma argentique n’a jamais été un dispositif écologiquement neutre. Reste que la question des usages et des moyens ne peut être évacuer dans la production du travail.

3. Voir Landscape Degradation Surveillance Framework http://landscapeportal.org/ blog/2015/03/25/the-land-degradation-surveillance-framework-ldsf/

Ces deux enregistrements bien que différents — puisqu’un est en devenir et
n’a d’existence que par lors de sa transmission, et dont on ne garde pas de trace
— ne sont pas pas accompagnés par des textes, comme c’est le cas des autres films. L’image est donné, sans commentaire ! Dans le cas du streaming de l’arbre, il ne s’agit pas de surveiller ce qui se passe, mais donner à voir là-bas, infusant dans l’espace
de l’exposition une présence absente (déplacée) particulière. Ce qui est jeu ici, c’est d’attirer l’attention sur un arbre d’une espèce en voie de disparition au moyen de la caméra de surveillance. L’observation devient un acte collectif et s’écarte de toute
idée de contrôle. L’arbre du Logrador apparaissant plus ou moins intensément dans
la vitrine selon l’ensoleillement en région parisienne. Son image se dissout dans la lumière de l’espace de sa réception.

Le streaming renvoie à l’existence de la plante vivante, sur le site, à un présent là et maintenant qui dialogue avec les différentes représentations et contextualisations produites par les autres images en mouvement. Ces plans réalistes renforcent l’apparence des séquences composant les autres films, qui sont manipulés à plus d’un titre, par des surimpressions légèrement décalés, par des changements de vitesses, ou bien par conflagration temporelle et spatiale d’un plan à un l’autre.

Les textes irriguant tous les films proposent parfois des traductions des paroles de quelques Toré des Atikum-Umã que l’on voit danser de jour comme de nuit. Mais leur transposition écrite n’est pas synchronisée à leur énonciation, ces placards textuels viennent habiter les différentes séquences selon des pulsations asymétriques à celles du Toré et circulent au travers les séquences comme une ritournelle prête à se disloquer à chaque instant, par rupture métrique dans la syncope, mais qui cependant inscrit un territoire4, en l’occurence celui des Atikum-Umã.

L’utilisation des textes est récurrent dans mon travail et les questions relatives
à ses usages ont nourris ma pratique du mot comme (dites)5 image. Le texte ne vient pas signifier l’image quand il accompagne ou lorsqu’il est superposé à des images
en mouvement. Il génère d’autres types de lectures et d’appréhension du flux des images en tant qu’il oppose au moins deux modes de distribution d’attention qui font appel à des temps concurrents. La relation texte / image ou texte comme image induit d’autres formes de prescription du regard en fonction des contenus déployés. Le texte peut venir commenter, nourrir l’image comme le fait par exemple Yvonne Rainer dans quelques films, ou bien il peut provoquer du contresens ou non sens comme ont pu le faire des cinéastes des années 20, 30, les lettristes etc…

Le recours au texte comme image participe de la dé-hiérarchisation des éléments instituants une image en mouvement, puisque celui-ci devient aussi important que
les autres composants. Le texte venant parasiter l’image créant une nouvelle strate dans la production composite des images. Dans le cas des films de Imburaninha,
ils interviennent comme suspension dans la contemplation de la caatinga, ou bien agissent comme des ratures sur l’image dans le cas de Derrubada não ! . Le texte inscrit une altérité en détournant le regard de l’image, en jouant avec d’autres instances de traitement de la représentation. L’apposition d’un texte, d’une phrase sur un paysage se déploie déjà avec Joyce Wieland dans Reason Over passion (1968),

4. On ne peut éviter de penser au concept de ritournelle développé par Gilles Deleuze et Felix Guattari in Mille Plateaux, Les éditions de Minuit, Paris 1980.
5. J’avais organisé une exposition de film au Centre Pompidou en octobre 1988, qui portait le titre Mot : dites, image, autour d’une histoire du cinéma expérimental dans laquelle le texte est l’image, ed Scratch Centre Pompidou, Paris.

qui travaille la permutation de cette phrase au long du film, alors que 1933 (1967-68), affiche pendant toute sa durée, le titre du film. Ces usages sont peu fréquents dans les propositions pour Imburaninha, le recours au texte s’inscrit plus dans le champ
de l’intertitre, ou du placard qui interrompt la lumière, le flot des images ; reprenant

à des stratégies mises en place dans quelques films précédent qui traitent du sida (Tu, sempre 2001) et qui privilégient les phrases au mot à mot comme je l’ai fait dans VO/ID (1985-86), Sid a Ids (1992), Basta (2018)… Le flux des textes lorsqu’il s’agit de défilant crée de nouvelles tensions lors de la reprise de l’image « réaliste » qui
est hanté par le mouvement des lignes de textes s’estompant progressivement à la surface de l’image. Tous les textes ne sont pas traduits en portugais ou en français et lorsqu’ils le sont, ce n’est pas toujours simultanément.

Les déambulations dans le site du Logrador proposent des vues différenciés
de la caatinga, même si il est parfois difficile de le percevoir, la sécheresse lissant la végétation, ou bien sa luxuriance fait écran et masque les détails par la prolifération de nouvelles pousses.
Mais tout tourne autour de l’arbre, et quand bien même il s’agit du Toré, les Atikum- Umã se référant au miel, indirectement parle de Imburana qui accueille fréquemment des essaims. L’arbre dans le paysage est un motif majeur dans le cinéma ; que l’on songe aux arbres apparaissant dans le brouillard se levant de Fog Line (1970) de
Larry Gottheim ou de Kiri (1972) de Sakumi Hagiwara, les arbres fruitiers de Champ provençal (1978) de Rose Lowder, les arbres en hiver de 3/60 Baume im Herst de Kurt Kren, de Mars (2006) de nous même, ou de Dark Trees (2019) de Malcolm Le Grice, les arbres des parcs de Londres de Colour of This Time (1972) de William Raban, et de Park Film (1973) de Chris Welsby ou l’arbre majestueux de 37/78 Tree Again de Kurt Kren, mais aussi à la traversée d’une forêt suspendue dans les airs, 16MM (2015) de Daniel Steegman Mangrané. Ce dernier travail réalisé dans la Mata Atlântica fait sens avec Imburaninha, dans la mesure ou ces deux propositions s’intéressent à des biomes brésiliens, largement exploités depuis la colonisation et, qui ont engendrées des conflits économiques, scientifiques et territoriaux, auquel s’ajoute les conséquences du changement climatique. Rien de tout cela n’est évoqué à l’écran, et pourtant derrière les représentations de la mata atlântica ou de la caatinga, ces questions hantent ces territoires. Avec les films d’Imburaninha, on est plongés dans une espèce d’attente sans résolution.

L’ensemble de ce travail est réalisé, afin d’attirer l’attention sur un arbre en
voie de disparition, mais cette mise en lumière de ce projet s’est métamorphosé, en un rhizome de propositions relevantes et distinctes. Qu’ils s’agissent de films ou de dispositifs relatifs à la monstration de cette espèce. Dans le champ qui me concerne, le travail filmique s’est accompagné de recherches extensives, qui en déclenchent de nouvelles et produisent d’autres expérimentations. Le passage d’un film Derrubada não ! (qui est une seconde proposition autour du Projeto Imburana6) à une forme élargie (Imburaninha), qui avait trouvé ces premières extensions lors de différentes présentations du film, dans lequel je mettais en place des dispositif faisant appel à des documents audio-visuels, des ébauches ou des extraits de la somme des matériaux engrangés au fil des ans autour du projet, a facilité le choix des éléments qui composent cette installation.

La question de l’immersion dans le paysage devait pouvoir être suspendue à

6. En effet pour la deuxième triennale de Sorocaba en 2017 : Frestas trienal de arte :Entre pós- verdades e acontecimentos pour lequel Edson Barrus avait été invité et présentait à cette occasion le Projeto Imburana, j’avais fait un réalisé un film installation : Imburana Frestas.

quelques instants ; afin d’éviter la contemplation et fascination par et de l’exotique. Ainsi le son, qui participe souvent de cette immersion est travaillé, selon des ruptures et des asynchronismes qui interrogent ce que l’on voit autant que ce que l’on entend. De plus dans l‘espace d’exposition d’Imburaninha, on peut interrompre le flot des images : les suspendre, remettant en cause l’idée du montage à sens unique, et l’autorité de la linéarité que les boucles finissent par induire.

Les liens entre les textes, les sons et les images ne relèvent pas de la concordance ou de l’adhérence ; ils fluctuent dans un ailleurs, suspendu aux questions de permanence, et de vulnérabilité d’une espèce, d’un peuple. À la fragmentation et aux éclats de Derrubada não ! s’opposent les lentes variations et transformations de la reprise d’un motif sous tous ces angles rappelant la circularité du toré dans trois des films montrés. Ce ne sont pas les mêmes expériences qui sont convoquées7, mais elles ne s’excluent pas. Le kaléidoscope de leur réunion donne l’occasion d’envisager des liens entre des manières d’être au monde. Les contextes, les amorces de réflexions, les fulgurances visuelles indiquent des potentialités qui sont activées ou non en fonction des lieux et des circonstances. Le Projeto Imburana est un réservoir de potentialités qui sont déployées en regard des possibilités de réalisation, dans le cas de Imburaninha, ce sont quelques propositions filmiques qui accompagne Tronco Velho et l’Alambic, d’autres fois quand il s’agit de PlantAçoes on introduit d’autres éléments cinématographiques. A chaque fois il s’agit de manifester, de faire exister un projet vivant, donc en constante mutation, transformation. Les films comme les propositions déployées par Edson Barrus participent tous, de cette dynamique de prêter attention à une espèce, de ne pas faire comme si….

Recife aout 2022 yann beauvais