Marc Bembekoff : L’exposition Les belles images – Première hypothèse questionne l’impact immédiat que peuvent avoir certaines œuvres sur les spectateurs.
Il me semble que cette problématique apparaît en filigrane dans une partie de ton travail filmique et vidéo liée au flicker film. En quoi te sens-tu proche du travail de Paul Sharits, également présenté dans l’exposition ?
yann beauvais : La question de l’impact immédiat est parfois prépondérante pour nombre de films et d’installations que j’ai réalisés. Mais elle ne répond pas aux mêmes critères d’impact s’il s’agit d’un film ou d’une vidéo projetée dans une salle lors d’un programme, ou s’il s’agit d’une installation. Le lieu de diffusion/projection modifie la perception et par conséquent toute proposition filmique ne peut devenir une installation. Cependant, les deux (films-installations) recourent au flicker alors leur impact sera d’autant plus fort que le clignotement s’organise selon des rythmes élevés et des seuils chromatiques contrastés. Avec l’installation, on sait que tout ou presque est d’emblée donné ; dans le cas de Paul Sharits, le visionnement d’une installation confirmera que l’expérience travaille les variations et permutations dont les cycles seront plus ou moins longs. Certains de mes films et certaines installations procèdent de ces mêmes stratégies qui semblent tout donner, d’un coup, au premier regard, comme on peut le ressentir avec Affection exonérante (2008). Cependant si l’intensité du clignotement ne vient pas barrer notre regard, nous aveugler, on s’aperçoit qu’il y a un ensemble de transformations qui ne répondent pas au critère de la combinaison de variations.
L’objet filmé se transforme, il ne revient pas à son point d’origine, et sa transformation ne suit pas un développement géométrique, narratif ou formel. L’organisation du film répond à des critères que l’on ne peut n’y prévoir, n’y déduire ; c’est en ce sens que mon travail se distingue des premiers travaux de Paul Sharits. La question de l’usage du flicker n’est pas spécifique à Paul Sharits ; il se trouve que le flicker et ses usages multiples permettent de mettre l’accent sur des modalités qui activent des mécanismes de notre vision et déclenchent des processus de participation intense de la part des spectateurs. Le flicker, qu’on le veuille ou non, un peu comme les drones, a de fortes potentialités immersives et ce malgré le fait qu’il puisse déclencher un rejet immédiat. Mais le rejet est constitutif de l’expérience, il en est une modalité.
M.B. : La base d’Affection exonérante a été réalisée avec un téléphone portable. On perd, d’une certaine manière, l’entité du photogramme constitutif du cinéma qui est aussi à la base du flicker film. Quelle incidence a eu ce changement de support sur ta façon de concevoir cette vidéo ?
y.b. : S’il est vrai que les images du film viennent d’un téléphone portable, leur traitement via le logiciel de montage que j’utilise permet de les travailler à l’image prêt. Dès lors, il n’y a pas vraiment une grande différence entre la pratique de l’image par image au moment du tournage lorsque je fabriquais des flicker en format film comme ceux de R (1975) ou New York Long Distance (1993), avec ceux que j’ai mis en place en vidéo dans Still Life (1997) ou avec Final cut pour Hezraelah (2006) et Affection exonérante.
Recourir à un portable m’a permis de saisir (enregistrer) le clignotement – en fait le vacillement de la lampe de mon atelier. En utilisant le portable pour la filmer, je n’ai fait qu’accentuer, lors de l’enregistrement, cet effet de clignotement.
Par la suite, j’ai augmenté et modifié ce scintillement en recourant à des inversions chromatiques, en opposant du positif à du négatif, en grossissant l’ampoule… J’ai par ailleurs composé des entrelacs de séquences selon des clignotements progressifs ascendants ou descendants.
M.B. : Rétrospectivement, en quoi Affection exonérante s’inscrit-elle dans la lignée de certains films structurels que tu as réalisés dans les années 1980 ? Je pense notamment à des films comme Sans titre 84 (1984) ou Enjeux (1984) où tu as recours à un découpage de l’image par bandes verticales.
y.b. : Si ce film s’inscrit dans la lignée des films structurels que je faisais dans les années 1970 et 1980, c’est parce qu’il vient clore un chapitre important de mon travail. En effet, j’ai consacré l’année 2007 à mener à bien un projet d’exposition sur Paul Sharits et une publication lui étant dédiée. Paul a été un ami important à plus d’un titre, il a su m’aider alors que jeune cinéaste je ne savais pas très bien comment m’orienter dans le champ du cinéma expérimental, en m’invitant à présenter mes travaux aux États-Unis. J’avais repéré que beaucoup de ses films s’inspiraient du musical, et ce point nous avait permis de nous rapprocher, tant est si bien que, au début des années 1980, j’avais entrepris la publication d’un ouvrage sur son travail. De toute évidence c’était trop tôt, ou pas le meilleur moment.
Aussi lorsque je me replongeais dans ses archives, en découvrant des films et des documents, des envies ont ressurgi par échos plus ou moins conscients. Une fois le projet abouti, l’exposition faite, l’ouvrage en cours, j’ai voulu d’une certaine manière en finir. Affection exonérante en est la trace manifeste. Clore et aller ailleurs.
Cet ailleurs se déployant par une liberté dans l’usage du son pour ce film que je n’aurais pu / su me permettre dans les années 1970 ou 1980. Visuellement, et par l’usage du flicker, par les différents patterns que je travaille dans le film, je renoue avec des travaux antérieurs, mais je me nourris d’autres choses que sont notamment tous les films à textes que j’ai fait dans les années 1990 et 2000 et qui m’ont permis d’envisager d’autres articulations au sein des flicker. Affection exonérante bénéficie de ces acquis.
M.B. : Le son, effectivement, a ici une importance capitale qui vient renforcer l’impact visuel. Pourrais-tu m’en dire davantage sur la façon dont tu as prémédité cette bande sonore ? Comment l’as-tu mixée ?
y.b. : Oui, le son est en effet capital dans ce film. Alors que je travaillais la bande image, j’écoutais à la fois de la musique, des programmes de radio divers sur Internet, et parfois, quelques œuvres particulières m’inspirant, j’en ai enregistré des bouts. Je travaille sur une pièce qui donne sur la rue, et les bruits de celle-ci sont à la fois proches mais pas pesants. Lorsque des livreurs déballent des caisses de bouteille de bière ou autre, le son qui provient de la rue est pour le moins intéressant, j’ai enregistré quelques séquences que j’ai mixées avec une partie de Hymnen 3 de Karlheinz Stockhausen. J’aime de nombreuses pièces de musique de ce musicien, ce qui m’intéressait plus particulièrement dans cette œuvre, c’était la masse des strates sonores qui se mêlent et produisent un flux de matière dont j’aime à penser que le tissu visuel d’Affection exonérante partage aussi.
Les sons que j’ai récupérés, je les ai collés, superposés brutalement à cet extrait d’Hymnen, m’appropriant / dénaturant (pas vraiment) le travail du compositeur afin de conduire à un paradoxe au moment ou on s’y attendra le moins. Faire qu’au moyen de la musique, soit remis en cause la fascination qu’a pu exercer la proposition filmique, déjouer le confort de notre regard et de nos certitudes qui attendaient l’augmentation irrésistible du crescendo. Je voulais briser, mettre un terme à ce savoir-faire, à ce plaisir esthétique. Donc la pièce est montée à partir de la fin du son.
M.B. : Le choix de filmer cette source lumineuse me semble emblématique d’une certaine empathie du spectateur vis-à-vis de l’image, comme une mise en abyme du dispositif de projection lumineuse. La fin abrupte de la vidéo vient casser notre crédulité et cet effet hypnotique. Cherchais-tu à créer un effet séducteur pour mieux le mettre en péril et renvoyer ainsi le spectateur à sa propre condition, comme dans un mouvement de distanciation brechtienne ?
y.b. : Je pense avoir commencé à répondre à cette question ci-dessus. L’une des particularités des flicker, autant que des drones, c’est leur pouvoir hypnotique, la capacité qu’ils ont de nous fasciner, leur dimension immersive importante. Connaissant cela, je voulais en jouer, ou plus exactement m’adresser et faire qu’on se pose la question de cette fascination. Je ne sais pas si j’avais pensé à ce mouvement de distanciation brechtienne, ou alors sans m’en rendre compte. Par contre, je sais que je souhaitais casser quelque chose. J’ai toujours, et ce quelque soit le type de film réalisé, utilisé des techniques, des procédures qui visaient à se ruiner.
M.B. : Dans Still Life (1997), qui engage le spectateur à prendre conscience du manque de prise en compte par les pouvoirs dominants de l’évolution du Sida, ou Hezraelah (2006), qui traite du conflit entre Israël et le Liban, tu as recours à un langage écrit qui contextualise et suscite un message fort.
Pour Affection exonérante, en revanche, cet impact visuel ne se fait pas à travers l’utilisation d’un discours mais via le développement d’une certaine abstraction. J’ai néanmoins l’impression que cette vidéo emporte le spectateur afin de le sortir d’une forme d’atonie visuelle. Fais-tu une différence entre cette vidéo et d’autres à portée plus ‘politique’ .
y.b. : Cette question n’est pas facile, car ainsi que je l’esquissais, il me semble qu’il existe des rapports entre cette bande et des films précédents comme ceux que tu cites. Dans le cas de ces trois films auxquels il faudrait ajouter toutes les versions et configurations de Tu, sempre, le dispositif mis en place se déploie selon des modalités de capture du spectateur. Attraper le spectateur au moyen d’images clignotantes, de défilement de textes multiples et simultanés, ou de mot à mot dans des espaces ou il lui faut trouver une place à partir de laquelle il pourra faire quelque chose, de ce qui lui est proposé. Affection exonérante répond à, reprend ce type de procédure mais le fait sans contenu immédiatement perceptible, hors de celui d’une mise en abîme du dispositif visuel lumière-œil. Je voulais aussi tordre et jouer avec la fascination de l’abstrait, le plaisir de l’abstraction… Et le titre, aussi bien que le son, participent de ces moyens que j’utilise afin de donner à entendre et à voir autre chose que ce qui est proposé. Ou montrer que dans ce dont on fait l’expérience, l’expérience de l’altérité n’est pas écartée.