Remarques autour de quelques images de Téo Hernandez (Fr)

dans le cadre de Les images trafiquées Université Paris III, le 19-05-2001

in  revue d’esthétique 41, ed Jean Michel Place, Paris 2002 

Sur l’idée de trafic de l’image.
Ne peut-on envisager le trafic de l’image, comme son passage, c’est-à-dire à la fois son défilement, la succession des photogrammes mais aussi comme ce qui se métamorphose se transforme, l’un à la suite de l’autre, l’un par l’autre, l’un avec l’autre. Au moyen de ce passage duel puisqu’il agit aussi bien et de manière similaire à la prise de vue, c’est-à-dire lors de son enregistrement que pendant la restitution lors de la projection, les photogrammes poursuivent un destin fugitif, ils sont des êtres transitoires, lacunaires qui sait ? Ils ne font que passer, leur destin toujours au passé et dans un avenir perpétuel, en attente de la projection suivante jamais finalement présent, ou si peu. Et pourtant sans ce passage, sans ce trafic des images pas de films, un scintillement lumineux ou une grande obscurité.

Ainsi ce trafic de l’image, c’est-à-dire aussi bien son transit que sa manipulation est privilégiée de diverses manières par les cinéastes selon les outils autant que, selon les contextes, ils émergent.
Nous parlons de manipulation car les images, les photogrammes sont avant tout des objets transformés. La transformation peut s’effectuer lors de l’enregistrement selon plusieurs critères que nous pourrions évoqué ultérieurement lorsqu’il s’agit d’un cinéaste travaillant selon le photographique, lors du montage, ou plus simplement au moyen d’intervention faite à même le support, sur la pellicule vierge, ou déjà impressionnée, et qui peut subir plusieurs assauts faisant surgir des formes rayées, gribouillées, dansantes comme l’ont si bien fait Len Lye, ou Stan Brakhage dans certains de leurs films, ou en effaçant des parties d’images ou sa totalité selon des procédés similaires auxquels la chimie peut s’affirmer plus radicale à la manière de Jurgen Reble et de bien d’autres encore.

En ce qui concerne Téo, les manipulations s’exerceront le plus souvent avec le super 8, et déploieront une des caractéristiques de l’instrument, sa maniabilité due à la fois à la légèreté de l’instrument renforcée par la dextérité du cinéaste. La maîtrise de l’instrument se déploie dans ces combinaisons de filé, virevoltant, tournoyant et de zoom rapide qui avait été cependant proscrit chez lui, pendant de nombreuses années. Que l’on pense à Trois gouttes de Mezcal dans une coupe de champagne [1], Nuestra Senora de Paris (1981-82), Pas de Ciel(1987), Parvis Beaubourg(1981-82)…

De plus dans le cas de Téo nous devons prendre en compte une spécificité supplémentaire de son travail à savoir le fait que pour quelques raisons que ce soient, économiques ou non, il privilégiait, la production d’un nouveau film plutôt que de tirer des copies, considérant à juste titre et dans la continuité de Gregory Markopoulos, Robert Beavers et quelques autres, qu’il était plus important de faire un nouveau film que de se préoccuper de ceux que l’on a finis. Ce choix qui n’empêche pas la diffusion des films terminés déclenche à chaque projection l’apparition de marques, rayures, tâches. Le film se transmue selon la fréquence des projections, il s’use : « Le film change de couleur, change d’âge, d’identité. » 17/01/87 carnet 15 feuillet 32. Ces marques du temps métamorphosent le film, les couleurs passent, se fanent parfois selon des palettes réduites en des camaïeux rosés, ou bien les collures successives, les traces de scotchs viennent se greffer lors de la projection, proposant un contre film. Un commentaire historique du film se superpose à chaque projection qui n’est pas repéré par la plupart des spectateurs mais que le cinéaste repère et subit à chaque fois.

 » Je fais des films ou je mets mes pieds dans le paradis et la réalité. Je voyais une image, on y voyait mes pieds se poser (chacun) sur une parcelle d’images. Chaque empreinte se posait sur un carré un écran ou défilait une suite d’images. J’ai compris que ces parcelles, il fallait les mélanger, les faire cohabiter ensemble. Les rendre transparentes ou les effacer. J’ai conçu là, dans le métro, un nouvel espace cinématographique : où la réalité se transforme sans cesse sous nos yeux. On passe du grand au petit, de la lune à l’ordure. Du plan fixe au filé. Où tout s’incorpore dans un dense tissu visuel… » carnet 9 feuillet 42 20 01 84

Pour nous comme pour de nombreux cinéastes le pensent, le cinéma n’a rien à voir avec le réel. Le cinéma ne se préoccupe pas de dupliquer la réalité filmée, comme la plupart des cinéastes, Téo Hernandez crée une réalité. Le cinéma incarne avant tout une position, manifeste une attitude, on dirait aujourd’hui une posture, celle d’un cinéaste, d’une subjectivité qui s’ affirme au travers de caractéristiques techniques du mouvement. Ce mouvement que chaque cinéaste restitue, élabore, traque, démultiplie se déploie avec Téo Hernandez selon une mise à l’écart de la netteté au profit de l’écoulement (jeux sur les profondeurs et sur les mouvements de caméra), du passage des photogrammes et du filage (décrochement de la lisibilité de l’image en fonction de la vitesse du mouvement de la caméra, par exemple le survol rapide d’objets filmés en gros plans). Nous sommes toujours entre deux points, celui de la netteté et celui de la fluidité. En ce sens Téo Hernandez partage avec Michel Nedjar cette faculté de produire une réalité cinématographique singulière au moyen d’un étourdissement des plans qui semblent à la fois procédé de l’accumulation et du télescopage. Cependant par sa manière de filmer Téo travaille à rendre liquide les objets, il les rend à la lumière dans une expérience transcendantale qui rejoint celle de tout alchimiste. Chez Hernandez, cette alchimie s’effectue par la manipulation de la mise au point, l’accélération des rotations et des mouvements de caméra, qui confère à la vision son instabilité, ou plus exactement son écoulement. On pourrait qualifier ce cinéma de baroque, dans son extrême tension des parcours de lignes de force qui tissent la vision et façonne ainsi le regard. Il suffit d’évoquer alors ces lignes de lumières fuyantes, ces éclatements, ces boursouflures de rotation, ces torsades dans le filmage des bâtiments pour en saisir une manifestation distincte dans le cinéma de Téo. Cet entrelacement d’image pouvant parfois se déployer dans une relation tendu avec le son.

« Je me suis aperçu que le cinéma n’était pas une mise au point du réel ou une reproduction du tel, mais qu’il était plutôt une manne qu’on pouvait mettre en mouvement autrement. Sa mise au point se trouvant dans la concentration se son mouvement. La netteté se trouvait ailleurs : dans l’émotion (similaire à J. Mekas sur ce point). Jusqu’à arriver à cette conviction récente : l’image comme une manne en mouvement. Qu’entre le regard et la main s’ouvrait un espace inédit aux dimensions, aux perspectives illimitées. Le mouvement devenant un sujet important et l’image résultante aussi… Mon souci sur n’importe quoi, qui équivaut à assumer avec la caméra n’importe quelle situation. La caméra comme une arme tranchante, un objet de guerre, bouclier, qui est en même temps miroir. » 5 oct. 90 Carnet 22 feuillet 21

Une caméra qui va épouser les formes et investir le champ de la représentation jusqu’à en faire surgir ces nervures, son rythme, son squelette. L’expérience du film devient alors la réalisation d’un partage au moyen d’images qui sans cesse défient notre regard, par leurs accélérations, ruptures, éclats.C’est par la constitution de ses éclats, de ce temps effervescent que l’on trouvera les liens entre les différentes périodes de l’œuvre de Téo. Le mirage, la profusion des masques et des reflets dans les premiers films se retrouve dans la prolifération de point de vue et de lignes fuyantes dans les films ultérieurs.


[1] édité par le Centre George Pompidou, Paris 1997