in Gregory J. Markopoulos 1928-1992 Rétrospective de 1940 à 1971, organisée par yann beauvais avec le concours de la Fondation Temenos, American Center Paris novembre 1995
Le travail cinématographique de Gregory J. Markopoulos est singulier autant qu’exemplaire. Sa spécificité marque tout le cinéma. C’est avec Du sang de la volupté et de la mort, qu il ouvre, dès 1947, une ère nouvelle dans le traitement cinématographique des formes narratives. Si, il est une figure souvent méconnue, cela vient de la difficulté de voir son œuvre depuis plus de 20 ans. Il s’installe en Europe à la fin des années 60, afin de se consacrer pleinement à son œuvre. Il ne montrera ses films qu’en de rares occasions dont il veut pouvait contrôler, à la fois la qualité des projections et des documents y afférents. Son œuvre est celle d’un précurseur solitaire créant de nouvelles formes cinématographiques qui ont a jamais marqué l’art cinéma.
Chaque film de Gregory J. Markopoulos transforme notre regard et la manière dont nous appéhendons le monde. La qualité plastique en est remarquable. Elle s’exerce sur les compositions à l’intérieur du cadre, sur l’enchaînements des séquences, sur la rythmique des couleurs, la symbolique des objets, l’incarnation des personnages, la maestria du montage autant que sur les relations entre l’image et le son. Voir un film de Markopoulos; en faire l’expérience, c’est éprouver un sentiment confus, mélé d’admiration et de fascination pour l’implacable habilité et l’élégance de la maitrise du médium — qui établit que le cinéma est un art véritable pouvant influencer tous les autres.
La porte entrouverte, une fois le seuil franchit, on quitte comme le protagoniste de Psyché, le monde quotidien : on entre de plain pied dans l’une des plus éclatantes manifestations du chant de l’art. Le cinéaste s’intêresse aux déambulations et aux quêtes de soi qui s’accompagnent d’une affirmation du beau, donc du bon (selon Platon). C’est en ce sens qu’il faut envisager le premier chef d’œuvre qu’est la trilogie: Du sang de la volupté et de la mort , qui propose au travers de trois films une errance à travers le paysage mental de quelques personnages. Dans des univers similaires, et malgrè la disparité des personnages, le destin de l’individu s’inscrit comme un accomplissement. L’accès à la plénitude — que celle-ci inclue– n’est pas aisé ; la sexualité ne change rien, dans la mesure où ces jeunes gens ne peuvent se réaliser pleinement en dehors de la découverte et l’acceptation de l’amour. Délicate affirmation qui veut que l’amour soit son destin, surtout lorsque celui-ci est socialement proscrit. Dans Psyché (premier film de la trilogie) sont étudiés les différents points de vues d’une rencontre dans laquelle l’héroïne éprouve de grandes difficultés à laisser parler sa sensualité. La crainte d’une pareille irruption se retrouve dans son évanouissement lorsqu’elle est touchée par le jeune homme. On retrouve, dans les cadrages, la marque de cette mise à distance par l’opposition chromatique entre les premiers plans et les arrières plans.
La subtilité du montage, le tissage de la narration au moyen de courtes séquences, semblent toujours anticiper, ou différer, ce que l’on voit et nous conduire dans une autre temporalité; temporalité proche de celle de certains rêves dans leur capacité à suspendre et téléscoper le temps. Ces séquences admirables de déambulations dans Los Angeles à la poursuite d’une image insaisissable préfigurent de manière exemplaires celles de The Dead Ones. Dans ce dernier film, les différentes scènes de poursuite et d’évitement affirment le désir de l’artiste pour Paul. La quête de l’autre s’accompagne simultanément d’une identification de soi, laquelle est inséparable de l’affirmation homosexuelle, même si la reconnaissance de cette réalité provoque l’errance d’une âme vis-à-vis de sa place dans le monde et par conséquent dans la société. Ce thème de l’amour homosexuel est constant dans toute l’œuvre de Markopoulos. Il est abordé de différentes manières dans les fictions autant que dans les portraits. Du sang de la volupté et de la mort, amorce déjà une grande sensibilité, ainsi les plans du jeune homme devenant un arbre près d’un lac dans Lysis(partie centrale de la trilogie). Dans Charmides (dernier volet de la trilogie), les séquences où un jeune homme torse nu, regarde intensément une rivière alors que des adolescents lancent des pierres au loin, évoquent un univers esthétique parfois proche de celui du photographe Herbert List, mais qui à la différence de ce dernier, serait en couleur. La rencontre des deux adolescents est énoncée par la juxtaposition de plans qui nous montre le torse nu de l’un, suivit d’un détail du torse et du sein de l’autre, puis un plan de la rivière, avant de revenir vers le premier garçon s’éloignant dans le parc. Le protagoniste de Charmides quitte un campus universitaire puis marche dans un parc et se retrouve dans une friche industrielle, pris dans un entrelas de tiges métalliques et de béton brut: incarnation d’un désir, dont la réalité est dévoilée aux moyens des surimpressions du jeune homme errant dans le couchant, qui clotûrent le film.
Il y a déjà dans la trilogie une grande maitrise dans le traitement d’une narration qui n’est pas classique. Elle s’apparente plus à l’élaboration d’un mythe, en dehors de tout psychologisme, au profit de fragment de récit initiatique qui ont à voir avec le rite, la mort et la transfiguration1. Le film inscrit le passage d’un état indifférencié vers la découverte de soi. Même l’Eros quasi endormi, du film Eros O Basileus, évoque les rites initiatiques qui célébrent la puissance de la vie et du désir.
Dans Psyché, Markopoulos démontre une extraordinaire virtuosité dans le montage récapitulatif, en sélectionnant quelques photogrammes de chacune des séquences constituant la trame. Dans Swain on retrouve ce même usage de la récapitulation qui précéde une série de surimpressions terminant le film. Cette utilisation de plans très courts, exploitée ultérieurement, devient prépondérante avec The Illiac Passion ou Gammelion, qui exploitent cette distribution des photogrammes et envisagent la progression d’un récit à partir de ces seuls indices. Ce traitement du film s’autonomise par rapport au contenu mythologique de The Illiac Passion. Gammelion de son côté exploite plus radicalement la séparation photogrammique et nous fait découvrir de manière sublime un chateau et son parc.
Avec The Illiac Passion, il n’est plus nécessaire de recourir à l’alibi psychologique afin de caractériser un personnage, le symbolisme d’un objet ou d’une couleur suffit. La marque du personnage, son inscription mythologique s’entrevoient par ses signes qui font du film l’élaboration d’une pensée intuitive. Ce déploiement s’organise visuellement selon une rythmique particulière : soit par la scanssion photogramique (variant de 1 à 24), soit par le glissement de surimpressions (de 1 à 4) ou encore par le recours aux fondus. Les surimpressions réalisées dans la caméra, travaillent la vision des personnages en manifestant une intériorité soudain rendue publique. On songe à Twice A Man32 , dans lequel le récit d’un amour interdit s’effectue par la sérialisation de temps distincts. Temps souligné de manière disjonctive par la bande son qui, brise la fluidité du souvenir par la syncope. Des aternoiements de sens manifestent l’inconscient de tous les personnages à la fois; comme si la production du mythe s’effectuait en dehors des personnages qui l’incarnent. On retrouve ce décalage avec la figure maternelle : agée pour le fils,mais toujours jeune pour la mère. Elle est une image atemporelle. La confrontation de ces deux images-temps est liée dans le défilement mais sans égard pour la chronologie. Les temps se côtoient, dénonçant ainsi la fidélité de la représentation. C’est aussi de cette manière que s’envisage la réactualisation du mythe pour Markopoulos. Le mythe échappe à la logique des récits, il fonde sa chronologie par une condensation qui n’est pas celle d’un rêve, puisque s’y greffe une revendication esthétique aussi précise que raffinée.
Il faudrait pouvoir s’étendre sur l’extraordinaire acuité avec laquelle Gregory J. Markopoulos travaille la mémoire, le souvenir, l’anticipation d’un événement qui est déja advenu. Il compose le temps, comme d’autres les motifs, aux moyens de surimpressions dans ses “films portraits” (Galaxie, The Olympian), de même qu’il compose l’espace, dans ses “films paysages” (Ming Green, Bliss ou Sorrows). Dans Twice A Man et dans The Illiac Passion, il entremêle des séquences favorisant une perception diffuse des événements libres de toute logique discursive. Et ceci grâce aux ruptures et aux explosions photogrammiques (véritable pyrotechnie) –irruptions soudaines de séquences, qui viennent heurter le développement linéaire au profit d’un temps suspendu. On peut aussi appréhender l’utilisation de la couleur. Le jeu avec les expositions qui fait alterner les saturations avec les blanchissements et les filtrages colorés (Swain) est alors essentiel. On passe d’un plan « normalement exposé » à un plan viré au bleu, scandé par quelques photogrammes rouges dans Psyché. L’utilisation rythmique de la couleur en rajoute sur la signification; elle teinte dans tous les sens du terme le mythe en lui adjoignant une symbolique particulière qui n’est ni secondaire, ni anecdotique. On se souvient de l’ouverture de Gammelion, qui par son utilisation du « flicker » pulsant la matière, la lumière et la couleur, nous propulse dans un autre monde.La richessse d’inventions se retrouve également dans l’irruption de plans de détails qui brisent la continuité d’une action, un déplacement d’un personnage, ou d’un mouvement de caméra comme dans Twice A Man. Cette forme nous indique des significations, que l’on doit activer. Comme si face à des hiéroglyphes ou une partition, nous devions en proposer une lecture sans avoir aucune clef pour la déchiffrer hormi celles de l’esthétique et de la plastique. C’est en ce sens qu’il faut comprendre l’importance de la qualité photographique des films de Markopoulos. La composition dans le cadre est prépondérante. Elle répond à des critères précis qui facilitent, au moyen de l’éclairage, l’effacement des détails ou l’irruption de traits, le surgissement de zones d’ombres. Tout cela favorise la production d’un appareil esthétique qui met en jeu les constituants mêmes du cinéma. De même, le recours au fondu dans la trilogie annonce les fondus de surimpressions de Galaxie, puis dans les emboitements kaleïdoscopiques de surimpressions des films plus tardifs : The Olympian (surimpressions faites dans la caméra), Index – Hans Richter (surimpressions faites à la prise de vue et au tirage, qui mêlent les qualités des fondus), ou Saint Acteon (dans lequel il n’y a pas de surimpressions, c’est le rythme des plans très courts qui crée cet effet), et préfigure, d’une étrange manière, les films de paysages comme Gammelion, Bliss ou Sorrows. La précision des surimpressions dans Eros, O Basileus ou The Illiac Passion et Bliss renvoie à l’idée d’annonciation et du même coup révèle le caractère sacré de l’art de Markopoulos alors que la délicatesse des surimpressions de Sorrows travaillent la tonalité du motif: le parc et la maison de Wagner à Triebschen.
Le son des films participe de ces mêmes stratégies; il n’est pas occulté bien au contraire. Il favorise les confrontations. L’irruption sonore de la pluie et de l’orage dans Twice A Man, des chants d’oiseaux dans The Illiac Passion et dans Himself as Herself, le chant des criquets dans Eros, O Basileus, le bruit des sabots de cheval dans Gammelion, réinscrivent le mythe dans une dimension de la nature. Les aventures humaines ne pouvent s’extraire des cycles de la nature, à son fatum. On ne peut oublier la force de l’ouverture de Twice A Man, qui dans le noir de l’écran fait entendre le son de la pluie pendant près de deux minutes. Par ailleurs, lorsque les voix off profèrent des textes, elles le font en décomposant la phrase en une suite décousue de mots scandés, parfois associé à celui qui le précèdent ou le suit, en boulversant la linéarité d’une prose démonstrative. On entre dans le domaine de la poésie et de son appréhenstion rythmique du mot. Les mots, à la manière des images, deviennent matière à façonner ;par exemple les quelques phrases de Gammelion. Ainsi Twice a Man et The Illiac Passion, dans lequel la voix n’explique pas ce qui se déroule, mais produit des effets de sens supplémentaires aux images, aux séquences. La reprise d’un même mot sur des plans différents induit l’indétermination des référents. Cependant, on ne peut parler de montage sonore dissonant. Les relations existent entre les images et les sons et c’est à nous d’activer les potentialités qu’elles enferment ; il s’agit de partager une idée par la vue et l’ouie. La musique répond ainsi à des critères tout aussi précis que la composition du cadre. La musique n’est pas là pour signifier l’image. Par son articulation à l’image, elle permet une meilleure communion du partage de l’idée.
Gregory J. Markopoulos travaille les images comme les sons de manière à nous transporter au delà, dans un état proche de l’hypnose, nous atteignons ainsi le domaine du film as film. C’est ainsi qu’il faut comprendre les coup de gong qui scandent chacun des portraits de Galaxie, inscrivant une tension de plus en plus forte au fur et à mesure que le film se déroule.
L’œuvre de Markopoulos inscrit et promeut l’idée d’un art qui élève et s’apparente ainsi à celle que défendait Nietzsche lorsqu’il disait « Celui qui ôte est un artiste celui qui rajoute un calomniateur« 2 3. Comme toute œuvre majeure, celle de Markopoulos parle d’un ailleurs que seuls quelques élus peuvent partager. Gageons que cette première rétrospective permette d’ouvrir un espace de communion entre cette œuvre singulière et ses spectateurs.
yann beauvais , octobre 1995
1 C’est pour cela que l’on ne peut jamais parler d’adaption de livre chez Markopoulos, le support littéraire est source d’inspiration, on ne retrouve pas une fidélité dans l’adaptation, encore moins le shéma d’une histoire, à moins que Serenety ne soit l’exeption à la règle.
32 Le titre de ce film renvoit-il à l’expression double mâle et qu’éructe Mignon dans Notre Dame des Fleurs de Jean Genet.
23 Friedrich Nietzsche : Humain trop Humain Fragments posthumes 16(22) Œuvres philosophiques complètes Tome III volume 1, Gallimard Paris 1968