Notation (musique film) (Fr)

in Musique  Film  conception yann beauvais catalogue sous la direction de Deke Dusinberre et yann beauvais, Scratch / Cinemathèque française Paris 1986,  corrigé en 1998

Utiliser une musique, une bande-son pour un film, c’est transformer l’espace de la représentation cinématographique par l’adjonction d’une dimension sensorielle supplémentaire. La musique confère au visuel une autre qualité (voir les études de marketing). De la même manière, le choix du silence et par-là même, l’intrusion des bruits de la salle est la marque d’un privilège accordé au visuel par le cinéaste. Le visuel requérant le silence indique qu’il doit être appréhendé pour lui-même, ou comme support méditatif et dans ce cas il peut s’apparenter à l’environnement lumino-sonore de La Monte Young, qui travaille l’étirement des sons et la transformation progressive de couleurs projetées dans un espace (The Magenta Lights, a continuous electronic sound and light environment). Le silence est un choix. L’affirmer comme tel c’est s’éloigner des prétextes économiques qui empêcheraient, paraît-il, les cinéastes de travailler (avec) le son.

Privilégier le silence est un choix musical. Mais c’est avant tout, privilégier ce qui hante le cinéma narratif dans son usage de la fiction et dans ses représentations : la chute de tension, le trou noir. Le silence suspend le visuel à ses seuls atouts. On n’est plus porté, transporté par une extériorité le cautionnant, le justifiant presque. Trop souvent la musique dans le cinéma expérimental (mais pas seulement) tient lieu de garde-fou. Elle fait office de régulateur évitant ainsi des échappées incontrôlées (des lignes de fuite) dans lequel le visuel s’embarquerait sans crier garde, mais surtout la musique permet de faire passer la sauce. Le recours au musical est souvent signe d’une création frileuse. Que de films inintéressants, que d’interludes (télé)visuels, ne sont regardables que parce qu’une musique nous les rend supportables, nous permettant de nous abîmer dans de subtiles rêveries intérieures. Il s’agit d’une vision par défaut. On ne voit pas tout à fait un film.

Privilégier le silence c’est peut-être aussi vouloir inscrire un rapport compositionnel pouvant exister entre cinéma et musique, au moyen d’un concept privilégié : le rythme.

Hypothèse 1 : et si le cinéma n’avait rien à voir avec le rythme ? Alors la justification du rapport serait pour le moins caduque. Dans ce cas on s’apercevrait que la terminologie musicale appliquée au film ne l’est que par défaut, on y recourt car le cinéma n’a pas su encore façonner de concepts adéquats pour se dire.1

Dans le cinéma expérimental, on remarque que bien souvent un même type de musique accompagne la bande-image pendant toute la durée de la projection. Celle-ci est parfois en accord avec le traitement des images, mais devient redondante avec celle-la dans la mesure où les similarités de traitement sont trop équivalentes. Ainsi se gênent-elles mutuellement, et la musique fait office de plaquage. Coller une musique sur un film n’aide pas forcément au visionnement du film, bien au contraire. Cela s’apparente au mythe qui veut que la musique de film ne soit pas faite pour être entendue. Alors dans ce cas, direz-vous, pourquoi y faire appel ? Nous ne sommes pas les premiers à nous le demander.

Le plaquage d’une musique sur une bande-image montre de toute évidence que l’on confond certainement la musique et le flot sonore continu. Cette continuité du flot sonore s’octroie la position de la narration pour d’autres cinématographies. La musique devient alors l’agent de liaison qui permet au film de se tenir. Dans la plupart des cas, alors que le traitement de l’image est relativement élaboré, il s’étiole en regard de la musique, il s’agit déjà d’une esthétique de vidéo-clip.

Cependant on trouvera quelques exceptions notables comme par exemple le travail de Kenneth Anger dans Scorpio Rising (1963) où le recours à des chansons pop des années 60 donne un supplément de sens, en agençant le narratif à une imagerie des rapports sado-maso des bike-boys américains. La juxtaposition des scènes d’habillage avec les chansons (jeune homme mettant un blouson de cuir, au son de “She wears blue velvet”) est humoristique, mais en même temps favorise la fascination. On retrouve un travail similaire dans Ixe (1980) de Lionel Soukaz, lorsqu’une chanson religieuse est manipulée (“Dominique, nique, pique nique…”) tandis que deux garçons se shootent : la chanson comme plus-value.

Ce travail de Kenneth Anger évoque une pratique artistique : le collage, développé par les dadaïstes à partir des années dix puis utilisé en musique à partir des années soixante afin de sortir de l’impasse dans laquelle le post-sérialisme l’avait enfermé. Mais chez Kenneth Anger le collage musical est un collage propre, on ne mélange pas des musiques de styles différents. En ce sens on ne peut parler d’un usage pop de la musique, dans la mesure où le Pop Art utilisait les objets du quotidien. On trouvera, par contre, un usage pop de la musique entre autre chez Bruce Conner, Malcolm LeGrice, Lionel Soukaz ou Vivian Ostrovsky.

On connaît l’histoire Bruce Conner alors qu’il travaillait sur A Movie (1958), essayait différentes musiques et programmes de radio ; un jour, il tomba sur “Les Pins de Rome” de Respighi, qu’il se décida finalement à utiliser en montant le film en fonction de cette musique.2 Et ce sans tenir compte du synchronisme ou désynchronisme pouvant exister entre les deux bandes. On fait face à deux mondes parallèles qui se rencontrent parfois ou qui s’ignorent royalement, à tel point que pour beaucoup A Movie est constitué dans leur souvenir d’une collection de sons différents. Cette disjonction entre les deux éléments constituant le son relève de la pratique du collage appliqué dans le champ cinématographique et diffère radicalement des musiques que d’autres cinéastes plaqueraient sur un film pour masquer le silence. Cette disjonction est au centre de ces collages cinématographiques. Dans Castle 1 (1966) de Malcolm LeGrice, la répétition des éléments sonores et visuels n’est pas sans rappeler, malgré les brouillages évidents, les musiques répétitives qui travaillent à partir d’éléments peu nombreux.

Un travail plus abouti en ce qui concerne le collage dans le domaine musical est effectué par Vivian Ostrovsky dans la plupart de ses films.3 Ici la musique n’est pas cette chose sacro-sainte, mais un matériau à partir duquel on puise afin de donner une signification précise aux images. Jouer avec le son, en mêlant tous les sons sans en privilégier un par rapport à un autre, et les composer en fonction de l’image. Ce même travail se retrouve dansIxe de Lionel Soukaze (voir l’utilisation de la “Marche funèbre drôlatique” de la première symphonie de Mahler). Extraire de la masse musicale ambiante certaines musiques et les rabattre ailleurs, afin de leur donner une autre portée, les conjuguer de manière disjonctive, tels seraient les signes du film collage. Il va sans dire que ces films sont des films ludiques, quand bien même le contenu est grave comme dans Ixe. L’usage de la citation musicale telle qu’on la trouve dans bon nombre de films “post-modernistes” n’a rien à voir avec ce type de travail, le son y est utilisé pour donner une plus-value spectaculaire. On est loin du détournement mais près de la parodie, du clin d’œil culturel, du cliché et du leitmotiv.

Le cinéma est hanté par plusieurs événements sonores : le silence et l’opéra. Avant de nous intéresser au silence voyons ce qu’il en est de l’usage de l’opéra. Art total en ce sens, il serait ce vers quoi le cinéma aurait le moins de chance d’aller, et pourtant c’est vers lui que se sont dirigés de nombreux cinéastes : accomplir un art total et par-là même conférer au cinéma une portée qu’initialement il n’aurait pas : d’aucuns ont pensé pallier au défaut par la multiplication d’écrans, par l’adjonction d’actants, en sortant le cinéma de son cadre classique. L’élargissement était la garantie d’un accès à l’au-delà.

D’autres ont eut recourt à la musique d’opéra pour transporter le spectateur dans un autre monde, dans le royaume du mythe ; voir les premiers films de Werner Schrœter, Maria Callas Portrait (1968), La mort de Maria Malibran (1971), Flocons d’Or (1976). Le pouvoir de fascination qu’exerce l’opéra chez les cinéastes est tel qu’il nous propose parfois des lectures de “La Bohème” dans Thriller (1979) de Sally Potter ou de “Tosca” dans le film homonyme de Dominique Noguez (1978). Ici il s’agit avant tout de proposer une lecture (une relecture), une mise en scène de l’œuvre ou d’une scène de l’œuvre dans laquelle la musique est incorporée puisqu’elle est l’objet premier du film.

Par ailleurs, la fascination de l’opéra est telle qu’elle influe sur un film de sorte que celui-ci, sans recourir à la musique, peut esquisser dans ses plans des images opératiques : ainsi, par exemple dans Illiac Passion (1964-1967) de Markopoulos. A côté de cela, nombreux sont les cinéastes qui ont tenté de produire l’analogie entre cinéma et opéra, pensant qu’en adjoignant une musique ils accéderaient à cet art total que souhaitait Wagner. Clichés, leitmotiv; on en appelle à cette totalité afin de conférer aux images cinématographiques une dimension qu’elles ne sauraient avoir, dans le domaine de l’artifice, de la convention et du simulacre. On peut penser que le cinéma-opéra n’a pas encore connu sa querelle des bouffons et que pour le moment, l’hésitation est patente quant à la détermination de (ce) qui dirige le film : les images, la musique, le mythe? Jusqu’à présent c’est la musique qui le plus souvent opère la liaison entre les différents clichés, représentations et trame, en organisant le discours du cinéaste. Cependant, l’accumulation n’est pas la panacée : ce n’est pas en rajoutant des musiques les unes à la suite des autres que l’on produit cet art total, et c’est peut-être ce que n’ont pas encore compris la Nouvelle Vague new-yorkaise Super 8 et certains Nouveaux Romantiques anglais.

Cette accumulation de morceaux de musique nous rapelle qu’on a déjà entendu ce même morceau, ailleurs, dans un autre film. A croire que le cinéma expérimental dans le choix de ses musiques est aussi sclérosé que le cinéma commercial.

On trouve, chez Derek Jarman une autre utilisation de la musique. Certaines œuvres sont utilisées d’un film à l’autre. Ainsi le “Concerto pour piano en sol” de Ravel, que l’on retrouve au moins dans deux films : Home Movies 1 (1970) et Dream Machine (1984), (tout au moins dans la première partie de ce film collectif dont il n’a réalisé que celle-ci). Cette musique est la marque du cinéaste, (sa signature?). Quel que soit le traitement des images dans Home Movies 1, le recours de l’image par image produisant un accéléré ralenti au refilmage avec des surimpressions, alors que dans Dream Machine on fait face à des plans tournés en vitesse normale ou en léger ralenti — la musique est la même, indépendamment de ce qui se déroule à l’écran. Musique présente, oui ; mais qui à la limite s’absente, ou qui le souhaite. En fait, on peut se demander si la musique, dans ce cas, ne participe pas d’une reprise d’un motif affectif qui la lierait au cinéaste et dont le spectateur, à la limite, serait exclu ; presqu’un signe de reconnaissance, proche en cela, mais de manière différente, des musiques de Nino Rota pour Fellini. Cette musique qui prend en charge l’affectif fonctionne comme signe de reconnaissance qui, en l’occurrence ici, s’énonce en fonction d’une attirance sexuelle pour les garçons. Alors que l’usage de la musique par Maria Klonaris dans Selva (1981-82) ne relève pas de la même intériorité : le musical, ici, renforce une vision intériorisée.

Une autre hypothèse qualifierait cette musique de musique de fond, musique d’ambiance, lui donnant le pouvoir de “teinter l’environnement (en l’occurrence ici la représentation cinématographique d’un lieu et des événements qui s’y déploient) afin qu’il l’absorbe au lieu d’en annuler et d’en masquer les traits saillants”, comme le fait, depuis 1975, Brian Eno au moyen de ses bandes : “Ambiant music”.4 Ce travail semble plus abouti dans les installations qui font appel à des paysages urbains et se démarquant ainsi des films de Jarman qui se préocuppent avant tout des individus, des corps.

Cette musique d’ambiance est très différente d’autres musiques qui réinscrivent une dimension que l’image ne peut à elle seule donner. Ainsi les films du groupe MétroBarbesRochechou Art, et plus particulièrement 4 à 4 (1980–1982), ou Capitale Paysage (1982-1983) de Michel Nedjar, ou bien encore Nuestra Senora de Paris (1982) de Téo Hernandez. Dans ce dernier, le travail de composition musicale de Jakobois permet à l’image de s’élever à d’autres dimensions, quasi-mystiques en accord avec le sujet du film : Notre-Dame de Paris. Ces sons (marteaux-piqueurs), ces musiques (chants religieux) se déploient dans une temporalité différente de celle des images. En effet, la musique ou le son s’incrivent dans la continuité, alors que l’image procède par fragments successifs, tissant en ce qui concerne Capitale Paysage des réseaux de visionnement de la ville, d’un quartier, d’un espace urbain : le métro. Dans Nuestra Senora de Paris, la reprise des motifs musicaux permet de perpétuer le sentiment religieux que les images ne pouvaient à elles seules exprimer (voir à ce propos les séquences avec la rosace de la cathédrale). Toutes ces musiques sont travaillées après coup, une fois les images réalisées. Elles font office de supplément. Cette marque est significative dans la mesure où c’est en cela qu’elle s’oppose aux travaux dont la synesthésie est l’objet et pour lesquels, bien souvent, la musique précède l’image.

De tous temps (depuis 1650) cette bonne vieille synesthésie a été l’un des bateaux de la création artistique. Nous nous intéresserons ici à ses illustrations les plus contemporaines.

Hypothèse 2 : et si la synesthésie n’était qu’un alibi pour une production de nouvelles technologies audio-visuelles (John Whitney pour les cinéastes contemporains). C’est ainsi que s’expliquerait le passage pour nombre de cinéastes aux vidéo–clips et à la fascination de la console électronique.

Afin de faire voir ce que l’on entend, plusieurs cinéastes, créent de toutes pièces des systèmes qui leur permettent de visualiser les sons. Ainsi Norman McLaren dans Synchromy (1971) nous montre ce que l’on entend et inversement. Il a transcrit la bande sonore et l’a imprimée optiquement sur la bande image5. Le seul arbitraire étant ici le choix des couleurs dans la mesure où la bande optique était au départ en noir et blanc. Les images de Synchromy sont abstraites et le son l’est tout autant, puisqu’il est synthétique, mais il reprend un Boogie-woogie, ce qui accentue l’aspect pédagogique de la proposition. Le film fut donc conçu à partir d’une musique (concrète) originale elle-même conçue comme un film.

Lorsqu’on parle de McLaren, on ne peut pas ne pas penser à Fischinger qui lui aussi a réalisé des bandes-sons à partir de dessins selon différentes techniques6, lesquelles ne sont pas sans anticiper celles utilisées par Barry Spinello dans Soundtrack (1970). En effet, ce film est dessiné au moyen d’encres particulières pour la bande-image et la bande-son. A partir de 1967, il créa un type de film qui mélait habilement un son synthétique et une imagerie abstraite. En ce sens, comme Pierre Rovère avec Black and Light (1974) et Lis Rhodes avecLight Reading (1977), la musique est le produit d’une création ne faisant pas appel à la production classique du son mais à sa trace, à son graphisme. C’est d’ailleurs ce retour à la représentation graphique d’un son qui permet de justifier le voir par l’entendre. Une constatation s’impose qui fait que ces films s’apparentent plus à des objets conceptuels qu’à l’établissement de nouvelles relations liant son et image. Musical Stairs (1977) de Guy Sherwin, bien qu’extraordinairent bien travaillé, n’échappe pas à ce travers.

Un second problème surgit avec les films qui travaillent la synesthésie : c’est celui de l’interprétation liée à la composition musicale classique. Ce problème qui se laissait entrevoir chez Norman McLaren se trouve accentué chez John Whitney. Ce dernier souhaite créer un nouvel art audio-visuel. Ce souhait est tout à fait recevable, cependant là ou il devient questionnable c’est lorsque Whitney, après avoir réalisé cette composition visuelle fonctionnant comme un morceau de musique, rajoute ensuite une bande sonore qui n’a rien à voir avec les images, comme dans Permutations II (1968). Pour obtenir cette architecture visuelle, qui doit être lisible (ressentie) par l’oeil comme peuvent l’être les mouvements et les agencements de formes à l’intérieur de ceux-ci comme thèmes différents les constituants, Whitney a développé un outil technologique très sophistiqué. Le paradoxe vient du fait qu’on ne comprend pas pourquoi Whitney fit appel à de la musique pour accompagner ces images. La musique, choisie après coup, est plaquée sur la bande-image.

Cette approche globalisante, où la synesthésie créée se veut comme la production d’équivalence visuelle du son ou de la musique peut être assimilée à la recherche d’un nouveau langage universel. A l’inverse, sans prétendre atteindre à l’universalité, d’autres pratiques se sont développées privilégiant le caractère subjectif des correspondances ou similarités — tout dépend du degré de justification théorique — pouvant exister entre musique et image.

Ainsi, David Wharry avec El Cafetal (1981), nous propose-t-il une comédie musicale sans figurant, sans image figurative, mais dans laquelle les plans colorés correspondent à un personnage ou à un thème véhiculé par la bande son.7 Film imaginaire presque, car la musique et les plans de couleurspermettent aux spectateurs d’apposer leurs imageries personnelles. Le film devient le réceptacle d’une imagerie externe, une parfaite synesthésie privée produite par le public. Différente est la synesthésie que propose Kenneth Anger dans Eaux d’Artifice (1953) : un lieu (le jardin de Tivoli), un personnage ambigu et une musique. Les trois éléments participent d’une esthétique baroque soulignée par la présence des “Quatre Saisons” de Vivaldi et par la couleur du film : tourné en noir et blanc, il a été teinté en bleu sombre. Il n’y a pas à proprement parler de transcription visuelle d’une musique, car on peut supposer que la musique a été mise après coup, mais un travail qui s’apparente à la synesthésie dans la mesure où à la musique baroque correspond un traitement des arabesques produites par les fontaines renforçant la similitude d’organisation de ces deux éléments. L’indétermination du personnage n’est pas sans évoquer l’usage des castrats dans la musique baroque.

Ce film de Kenneth Anger nous montre bien que la séparation, qui pour diverses raisons discursives est pratiquée, n’est pas, dans les faits, aussi tranchée qu’elle pouvait initialement le paraître, car nombreux sont les films qui vont d’une utilisation de musique à l’autre, mélangeant les applications. Ainsi, dans N:O:T:H:I:N:G: (1968), Paul Sharits évoque Beethoven en ce qui concerne la production d’articulation visuelle, alors que, par ailleurs, il insiste sur la nécessité du dépassement de la référence musicale comme instrument inadéquat pour décrire le travail du film.

échos.

Qu’en est-il des films musicaux silencieux ? A première vue, le recours au silence laisserait présager une priorité du visuel. Cette attitude correspondrait à une position esthétique. On peut penser que les cinéastes ne souhaitent pas parasiter les images par l’adjonction d’un son qu’ils n’ont pu, su ou voulu produire et que les images se suffisent à elles-mêmes. Dans ce cas, on s’aperçoit que ce n’est pas l’augmentation des coûts de production d’un film qui les ont amenés à privilégier le silence. Le silence n’est pas vécu comme une absence. Il n’y a pas de négativité dans ce choix. Ce silence n’est pas un défaut, un manque, mais, bien au contraire, une plénitude : les images “expriment” ce qu’elles ont à exprimer quand bien même cette expressivité n’aurait rien à voir avec la signification.

Et pourtant, une musicalité peut s’appréhender dans certains films silencieux. Cette musicalité n’est pas l’objet de ces film (dans la mesure où il ne s’agit pas de transcription) mais il se trouve qu’ils ont une qualité musicale, soit que l’inspiration du film ait été musicale — voir les sonates de Domenico Scarlatti en ce qui concerne le film de Stan Brakhage, The Horseman, the Woman and the Moth (1968) ou bien Mozart pour T:O:U:C:H:I:N:G: (1968) de Paul Sharits, etc. —, soit que d’une manière plus explicite encore, la musique et les processus de composition qu’elle engendre se retrouvent appliqués en partie ou en totalité dans le champ cinématographique. Cette utilisation des processus musicaux diffère de la transcription dans la mesure où il s’agit de comprendre et d’appliquer un certain type d’intervention et de fonctionnement au sein de la composition musicale. Ainsi, pourrait-on voir entre Anton Webern et Peter Kubelka de nombreux rapports qui seront explicites dans Arnulf Rainer (1958-1960). qui, au moyen de 2 fois 6 photogrammes — noir, blanc, son blanc ou noir —, les sérialise. Cependant, la mise en série ne fonctionne pas vraiment, à cause des éléments visuels trop minimaux. Ici l’on fait face à des principes compositionnels adéquats employés correctement sur des objets inadéquats. En effet, il n’y a pas de lisibilité possible de la série photogrammique dans la durée ; n’est travaillé que le rapport photogrammique et non pas la série8 ; pour l’envisager comme série il faut passer par la partition ou par l’exposition du film en Frozen Film Frames.

Une critique similaire pourrait être adressée à TV (1967) et à Mauern Pos. Neg. Weg (1961), de Kurt Kren, dans la mesure où c’est la métrique qui est privilégiée dans ces deux films. Cependant, ces critiques ne sont recevables que dans la mesure où d’autres cinématographies ont proposé depuis d’autres solutions, dont nous parlerons plus loin. Remarquons néanmoins, qu’en ce qui concerne ces deux cinéastes autrichiens, le recours à l’écriture du film sous forme de partition s’impose, et ce n’est sans doute pas un hasard, dans la mesure où il s’agit de jouer l’arrangement des photogrammes. La musicalité dans les films cités de Kurt Kren est moindre dans la mesure où on fait face à une image dont la définition n’est pas assez tranchée (surabondance de gris) alors que, dans Arnulf Rainer, la musicalité est renforcée par la franchise de l’opposition noir/blanc.

Nombre de films travaillèrent les rythmes photogrammiques selon des systèmes métriques plus ou moins définis, rigides ou non. Cette appréhension d’une rythmique assigne d’une certaine manière une équivalence entre la note et le photogramme, comme on on peut le voir avec Jüm Jüm (1967) de Werner Nekes et Dore O. Ce film utilise des techniques d’association dont on retrouve des équivalents musicaux : l’inversion, le renversement, l’inversion rétrograde, etc. Ce recours a d’autant plus d’impact que l’image représentée est une femme sur une balançoire dont le mouvement de va-et-vient du balancement est déstructuré. La symbolique est renforcée par le dessin d’un phallus comme fond devant lequel la femme s’agite. On retrouve chez Tony Conrad dans The Flicker (1965) ou Straight and Narrow (1970) cette “assimilation” entre note et image. Le recours à la note envisagée comme photogramme peut permettre des systèmes de correspondances plus subtiles encore lorsqu’il s’agit de faire des accords, alors on utilisera des surimpressions comme chez Klaus Wyborny ou H.H.K. Schönherr.

Ce détour par l’assimilation du photogramme à la note présuppose une détermination de l’organisation des parties dans l’ensemble, d’où le recours à une partition comme système d’écriture pré-filmique9. Cette notation est ce qui lie le plus le cinéma et la musique, via le graphisme. Le film est ainsi écrit, pensé, organisé avant sa réalisation. Sa réalisation ne se conformant pas toujours à la partition initiale, car des écarts se produisent presque systématiquement entre celle-ci et l’objet fini.

Cette écriture convoque le référent musical dans la mesure ou le film se dégage de la tutelle littéraire telle qu’on la trouve généralement dans le cinéma traditionnel. Il va sans dire qu’il ne s’agit que d’un substitut : au littéraire est substitué le musical, avec ceci en plus du musical. Le musical comme paradigme cinématographique. Il l’est de plusieurs manières.

D’une part comme modèle d’organisation des éléments constitutifs du film ; pour les Américains cela signifie le photogramme : comment agencer des photogrammes les uns après les autres ? Mais il l’est aussi dans la mesure où le musical serait ce vers quoi le cinéma tendrait sans pouvoir y accéder de par la nature même du médium utilisé. En effet, comment visualiser, orchestrer plusieurs voix comme c’est souvent le cas dans la musique ? Soit en recourant au graphisme mais dans ce cas là, bien fréquemment, la problématique s’épuise dans la résolution de problèmes picturaux, soit en utilisant plusieurs écrans afin de spatialiser les développements d’un thème passant d’un écran à l’autre de manière fuguée, graduelle ou non. Un cinéma qui fait automatiquement appel à des notations précises afin de pouvoir articuler correctement, ou synchroniser deux ou plusieurs écrans — on peut ainsi appréhender un grand nombre de travaux de Paul Sharits comme Synchronousoundtracks (1973-1974), par exemple. Ainsi le paradigme musical est opératoire dans la mesure où il permet au cinéaste de réprendre des solutions utilisées dans l’agencement rythmique par les musiciens, allant jusqu’à interroger des composantes plus fines que l’artillerie lourde que serait la pseudo-unité minimale du cinéma, à savoir le photogramme. Ces composantes plus subtiles s’appréhendent à partir du moment où l’on tient compte du fait que le cinéma utilise des enchaînements sériels de photogrammes et que ceux-ci peuvent être travaillés dans leurs parties. Dès lors, la sérialisation favorise les relations et la constitution d’un matériau plus souple, mieux déterminé que le photogramme. Préoccupation qui rejoint le travail que les musiciens effectuent lorsqu’ils se posent des questions de textures dans la production sonore. Ainsi, dépassant les possibilités qu’offrait, au début des années soixante-dix, un rapport évident entre cinéma structurel et musique répétitive, le cinéaste et le musicien travaillent et mettent en scène des similarités de processus et de questionnements. Le modèle musical n’étant plus un modèle fonctionne comme paradigme uniquement pour les besoins du discours analytique. Ici, on ne fait plus face au rabattement d’une technique de composition d’un art à l’autre, mais à la similarité des questionnements que, par delà les pratiques, on retrouve dans chaque art à une époque donnée. Des lors, l’abandon des termes de figuration, d’abstraction de tonalité ou d’atonalité s’explique aisèment. Les problèmes ne se posent plus dans ces registres. Ainsi, un cinéaste pourra-t-il traiter certains points précis en recourrant à un type d’imagerie alors que seront abordés différement d’autres problèmes visuels.

Transformation que l’on pouvait déjà sentir chez certains cinéastes, alors que dominait sur la scène l’école structurelle qui, par son questionnement de tâcheron, finissait par tarir toute innovation. On entrait dans l’ère de la ruse et du jeu. Ainsi, Robert Breer, dans A Man and his Dog out for Air (1957), travaille d’une manière proche de celle qui correspond à la musique de Stockhausen dans le recours qu’il fait aux bruits collectés et redistribués comme fonds sonores qui habiteront l’image et lui donneront une autre portée — et dans ce film précis, une pseudo-réalité, tangible, naturaliste même, des piaillements d’oiseaux s’opposent au graphisme pour le moins abstrait qui constitue le film dans sa plus grande partie ; bruitage qui s’élève à une dimension musicale dans le jeu d’opposition qui le lie à l’image. Une dimension ludique se laisse entrevoir (comme dans la plupart des films de Robert Breer) par cette intervention du son sur l’image. Cette dimension se retrouve dans de nombreux films, qu’ils participent d’une esthétique moderniste (mais dans ce cas l’exception est de règle) ou d’une esthétique post-moderniste.

La musique classique, source d’inspiration vénérée par tant de cinéastes devient un élément dont on se moque allègrement dans un film comme Mause Machen Musik (1984) de Jochen Wolf. L’insolence s’exerce sur l’un des maîtres de la musique : Jean-Sébastien Bach. Et l’on sait que ce dernier a été assaisonné à toutes les sauces (ne serait-ce que par nous-même dans R (1975)). Dans le film de Jochen Wolf, on voit ce que l’on entend, les jeux ne sont pas similaires à ceux développés par Conrad, mais un événement va créer la surprise. Un tourne-disque joue une musique de Bach, le bras suit le sillon alors qu’une collision risque à chaque instant de se produire, et dont nos oreilles appréhendent le résultat. En effet, sur le disque, une souris grise se balade et court dans le sens opposé de rotation du disque. Chaque heurt avec le bras lui faisant perdre le contrôle de son action, précipite ce même bras à massacrer violemment ce célèbre morceau de musique, une toccata. On pourrait appréhender, selon la parodie, le film de Vanda Carter, Mothfight (1985) — quand bien même celle-ci n’est pas le projet initial de la cinéaste — dans la mesure où elle joue avec l’histoire du cinéma expérimental en se référant à un film célèbre de Stan Brakhage, Mothlight (1963), dans lequel il a collé des papillons sur la pellicule. Dans Mothfight une mouche virevolte en tous sens, se battant contre l’environnement obscur. Le côté parodique du film est renforcé par une musique originale qui elle–même semble parodier le “Vol du bourdon”. Ce film, dans l’usage qu’il fait des référents qu’ils soient musicaux ou filmiques, participe d’une esthétique post–moderniste.

Ainsi Tony Conrad dans ses films pleins d’humour (voir Boiled Films (1973), Pickeled Film (1974), etc.), se joue de notre attente comme dans Lucia (1977). Ce jeu avec le spectateur est une composante majeure de la tradition moderniste (voir Marcel Duchamp, John Cage, Andy Warhol, Hans Haacke, etc.). Dans ce film, “farce pour sémiologue”, l’image enregistrée est présentée comme appartenant à un ensemble de systèmes de significations. Trois enregistrements de Lucia di Lammermoor de Donizetti sont mis en scène. Un plan fixe d’un piano mécanique, où l’on voit défiler la bande perforée, les touches du piano jouant des notes qui ne correspondent pas à celles que l’on voit puisque ces trous que l’on voit n’ont pas encore été lus le cinéaste de fait, met à nu la séparation des lectures de l’image et du son telles qu’elles s’effectuent au moyen des projecteurs) ; des plans de la partition elle-même, et une bande-son nous jouant la même pièce de Donizetti mais cette fois-ci dans sa version d’opéra. Une fois de plus on voit bien ce que l’on entend mais, l’on n’entend pas ce que l’on voit, on entend une autre interprétation qui vient briser et dénoncer par-là même toute la prétention synesthésique que les cinéastes se sont appliqués à développer depuis si longtemps.

L’écart, ici, n’est pas photogrammique mais conceptuel et, dans cet écart, se glisse le ludique comme puissance d’investigation sérieuse et remise en cause des processus que travaillent les cinéastes. La non synchronisation délibérée de toutes ces versions de l’œuvre de Donizetti est particulièrement comique. Dans ce film, beaucoup des rapports entre musique et film sont mis en relation et c’est ce qui le rend exemplaire.

Lorsque la musique ne sera plus envisagée comme modèle incontournable alors, le cinéma deviendra peut-être un art. Après s’être dégagé non sans mal du littéraire, du pictural, le cinéma doit se débarrasser de la référence musicale afin de produire des travaux novateurs. L’humour, le jeu sont des armes pour engager ce combat qui découle de la crise de la modernité et que dénonce malhabilement le post-modernisme.

1 Sur ce point, voir l’entretien de Ian Christie et Tony Rains avec Klaus Wyborny (Afterimage, n°8-9, 1981) et le texte “Voir, entendre” de Paul Sharits (Afterimage, n°7, 1978), tous deux traduits par Alain Alcide Sudre in Musique, film : Scratch Cinémathèque française, Paris, 1986

2 Entretien de Bruce Conner avec Robert A. Haller, publié dans Film Culture, n° 67-69, New York, 1979

3 Vivian Ostrovsky dans Scratch n° 7, Paris, 1985

4 Brian Eno, catalogue New Music America 81, San Francisco, 1981

5 Pour une description plus détaillée de la technique utilisée, voir Séquences, n°82, Montréal, 1975

6 On pense à Ornemental Sounds (1932). Sur Fichinger on se reportera à l’excellente étude de William Moritz : The Films of Oskar Fischinger, Film Culture, n°58-60, New York, 1974

7 Conversation entre Y. Beauvais, M. Rousset et D. Wharry, Scratch n°7, Paris, 1985

8 C’est ce point qu’a étudié le cinéaste Victor Grauer avec “A Theory of Pure Film”, Field of Vision, n° 1, 1976, et n° 3, 1977-78.

9 Sur cette notion, voir Paul Sharits,” I Feel Free” in Georgia Museum of Art Bulletin, vol. 2, n°3, 1976-77