Publié dans Scratch Book, ed yann beauvais et Jean-Damien Collin, Paris 1999
Cet ouvrage a pour objet de célébrer le cinéma expérimental dans sa diversité et de rendre hommage à l’une des structures qui l’a promu et défendu le plus activement en France, au cours des quinze dernières années. Il veut rendre compte de la spécificité de Scratch comme espace de projection en présentant les témoignages de critiques, de programmateurs, et en reprenant des entretiens de cinéastes (parfois inédits en français) publiés dans l’éphémère Scratch Revue et des travaux graphiques et plastiques qui nous proposent un état du cinéma expérimental.
Scratch marque l’engagement d’artistes – cinéastes et plasticiens – envers une pratique trop fréquemment minorée. Si la création de cette entité répondait au besoin de renouvellement des lieux de diffusion du cinéma expérimental à Paris, elle dénotait, ne fût-ce que par son nom, une volonté d’ouverture et de remise en cause. Loin d’être la chambre d’écho d’une avant-garde, Scratch se voulait avant tout différent, en marge, à côté : nous prenions nos distances vis-à-vis de l’histoire, nous inscrivions nos résistances et nos partis pris dans le choix des programmes. Scratch représentait donc – dans les premières années de son existence – une alternative à l’approche du cinéma expérimental en se singularisant par un éclectisme revendiqué que venait souligner la programmation.
Après toutes ces années de projection dans différents lieux, à un moment où le cinéma expérimental bénéficie d’un regain d’intérêt très marqué en France, il nous semble opportun de renvoyer, à travers l’histoire de Scratch, à l’histoire des cinéastes eux-mêmes et aux enjeux esthétiques dont leurs oeuvres sont porteuses. Il s’agit de démontrer en quoi des structures alternatives – quasiment des ateliers -, conçues et gérées par des artistes, au-delà de leur projet initial limité à un champ précis, peuvent s’étendre à d’autres domaines et se poser en modèles pour d’autres champs artistiques contemporains. Comme tout modèle, ces structures ne demandent qu’à être dépassées. Toutes sont très mobiles ; cela leur permet d’intervenir rapidement, au gré des opportunités et d’adapter leurs réactions aux circonstances, ce qui signifie diversité des projets et des lieux. Une mobilité et une souplesse comparables caractérisent aujourd’hui les laboratoires cinématographiques alternatifs comme les différents collectifs d’artistes, qui ne mettent pas en commun une esthétique mais des processus visant à produire des projets plastiques, aussi bien des « oeuvres » ou des « pièces » que des manifestations. Tel a été le rôle de Scratch dans le domaine du cinéma expérimental, oeuvrant dans un lieu déterminé, en relation avec d’autres villes, d’autres pays. Aujourd’hui les enjeux ont changé. Scratch a une histoire dont il doit se déprendre afin d’envisager d’autres modalités d’action vis-à-vis du cinéma dans le contexte contemporain.
L’actualité des arts plastiques et du cinéma expérimental est venue à point nommé pour renforcer l’idée d’une publication autour de Scratch, idée née au cours d’un dîner estival réunissant Jean-Damien Collin, Miles McKane et moi-même, où nous évoquions les problèmes rencontrés par la diffusion du cinéma. La publication devrait faire le point sur le chemin accompli, tout en conservant l’ouverture sur le contemporain, sans esprit de clan ou de mouvement. Montrer et défendre des démarches novatrices et des cinéastes inconnus ou méconnus. Sans nous en douter, nous étions sous l’influence d’illustres prédécesseurs qui avaient su manifester leur indépendance – des membres du collectif Close Up et des membres de Fluxus (si tant est que l’on puisse parler dans ce dernier cas de collectif). Notre liberté en face de l’histoire favorisait notre ouverture vers les nouvelles générations de cinéastes, attitude que partageaient les critiques et les programmateurs invités. Dans les années quatre-vingt, il s’agissait comme aujourd’hui de défricher le terrain de manière intense et de favoriser les rencontres entre les œuvres, les cinéastes, le public. Cela éclaire le choix des programmations – présence/absence de tel ou tel cinéaste – souvent conçues en fonction des autres lieux, mais aussi sans égard pour eux. De ces années, on peut évoquer les projections régulières du Centre Georges Pompidou, celles du ciné-club Saint-Charles, ou des manifestations ponctuelles comme le F.I.A.G., la programmation Man Ray, ou le festival de Rouen, entre autres… Scratch était donc libre de ses choix et n’avait pour ambition que de faire partager sa passion pour une cinématographie en constant devenir. Sa volonté d’indépendance apparaît donc essentielle dans la mesure où il sortait le cinéma de l’université, seul lieu permettant cette pratique cinématographique, puisque, à cette époque, les écoles des beaux-arts ne s’y intéressaient guère. Le choix de Scratch, fidèle à une tradition bien ancrée dans les arts plastiques, de se confronter à sa propre histoire, rendait aux cinéastes un espace de projection spécifique qui s’affirmait comme laboratoire ou atelier public. Espace par et pour les cinéastes, Scratch vous convie à « user » vos films sur ses projecteurs.. Le côté « atelier » se manifeste autant dans la permanence des projections multi-écrans que dans les expositions d’installations ; la première manifestation conçue par Scratch était à la fois une proposition de cinéma présentant des installations, et des projections. Scratch se pensait comme un dispositif d’échanges. L’important n’était pas d’être les premiers à montrer tel ou tel cinéaste, mais de permettre à des cinéastes de rencontrer d’autres cinéastes lors de projections, ou de renouer des dialogues entre des pratiques artistiques pour le moins séparées. Car l’un des paradoxes de la cinématographie expérimentale est qu’elle doit à la fois démontrer son actualité et affirmer constamment son passé, situation pour le moins inédite dans le domaine artistique, qui fait de chaque cinéaste comme de chaque structure, un vecteur et un support de l’histoire. Favoriser les échanges entre les cinéastes nous semblait de la plus haute importance afin de (re)créer des réseaux de diffusion.
Cette logique d’ouverture et de rencontre a présidé au choix des textes de cet ouvrage. Que nous ayons fait appel à des cinéastes, des critiques, des conservateurs ou des programmateurs, il nous a semblé important, plutôt que de nous auto-congratuler, de favoriser des démarches plurielles, qui font écho à la multiplicité du public touché par les projections Scratch. C’est ainsi qu’il faut comprendre les textes de Gilles Royannais, Nicolas Gautron, Marie-Pierre Ducoq célébrant des oeuvres autant que des possibilités que leur a offertes Scratch dans le choix des films. Il faut regarder sous le même angle les textes et les expériences réalisées au Brésil avec Gloria Ferreira, en Italie avec Andrea Lissoni et Daniele G, qui partant d’un constat similaire – l’absence de projection régulière de films expérimentaux dans leurs pays respectifs – ont souhaité travailler avec Scratch. Le projet avec Gloria s’est concrétisé, à Rio, dans un cycle sur le cinéma des plasticiens et expérimental des années soixante-dix et leur mise en perspective avec le cinéma brésilien. Le projet italien se veut un écho fidèle de la démarche de Scratch ancrant le contemporain dans l’historique et ce de manière transversale. Avec ces deux propositions s’affirme une caractéristique sous-jacente de Scratch qui consiste à envisager la programmation comme un moment dans le travail du cinéaste – voir des films, confronter, mettre des oeuvres en rapport les unes avec les autres – et aussi comme un espace d’agitation. Ces deux axes ont souvent servi, au fil des ans, de moteur de programmation et permis de créer des liens et des réseaux avec les cinéastes et les programmateurs.
Cette faculté, cette ouverture est au cœur du projet Scratch, elle alimente d’une certaine manière notre créativité à quelque niveau qu’on la situe. Elle consiste à donner à voir d’autres images – Helga Fanders, Anne-Marie Cornu, Marcelle Thirache -, faire entendre d’autres voix. Jürgen Reble, Abigail Child, Metamkine sont quelques exemples parmi ceux qui composent le Scratch Book. La découverte d’un cinéaste, d’un cinéma est toujours un moment privilégié, qu’il s’agisse de Mike Hoolboom, Vivian Ostrovsky ou Luther Price par exemple. Les formes de partage offertes par Scrtach et par le livre sont un moyen de susciter de telles rencontres, qu’il s’agisse d’un travail photographique d’une cinéaste ou d’une critique sur un artiste. Il s’agit de (se) donner des moyens de voir autrement. Il n’est pas question de clore une histoire mais d’affirmer le cinéma expérimental comme une pratique majeure de ce siècle qui se situe toujours entre les arts. C’est ce statut du cinéma expérimental qui interroge les structures qui le défendent et font de celles-ci des passeurs de lumière.
Nous souhaitons, avec cet ouvrage comme avec les projections, créer des envies irrésistibles de voir les films, de les programmer ailleurs et autrement et, qui sait, pourquoi pas d’en faire, encore.