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Films d’archives (Fr)

Archives sous la direction de Valérie Vignaux, in 1895, n°41, oct 2003

http://1895.revues.org/264

em Português : Filmes de arquivos in Revista do Festival Internacional de Cinema de Arquivo– Recine, nº1. Rio de Janeiro: Arquivo Nacional, setembro de 2004

 

Films d’archives 

Depuis de nombreuses années, le cinéma expérimental fait un usage intense du found footage. Ce terme de found footage désigne autant l’objet – une séquence trouvée -, qu’une pratique qui consiste à réaliser un film en s’appropriant des éléments trouvés, dérobés, prélevés, détournés, non tournés par le cinéaste, mais que ce dernier recycle.

0Cette pratique englobe les films de compilation comme les films plus personnels qui incorporent un extrait ou une séquence d’un ou plusieurs films. À la différence des films de compilation, les films personnels ne sont ni des catalogues, ni des collections, ils ne font qu’occasionnellement appel à des extraits de bandes d’actualité ou de films de familles.

Protéiforme, l’utilisation du found footage ne peut en aucun définir un genre : elle recouvre une trop grande variété d’interventions de la part des cinéastes. Interventions qui se sont multipliées depuis que l’accès aux magnétoscopes puis aux ordinateurs grand public s’est élargi, faisant de chaque usager un programmateur potentiel. Le recours à la numérisation permet de manipuler à volonté les informations stockées en système binaire. De ce fait, un déplacement s’est opéré, qui consacre l’empire de la variation : ce sont les données qui sont manipulables et non plus la pellicule. C’est à l’ombre de cet abandon du Celluloïd au profit du numérique que se comprennent les derniers films de Peter Tscherkassky, son insistance radicale à travailler le support argentique.

L’usage de found footage n’est pas réservé aux documentaristes et cinéastes expérimentaux. Les chaînes de télévision, grandes consommatrices d’images, font de plus en plus fréquemment appel à des archives lorsqu’elles élaborent une émission ou des programmes. Par ailleurs, les journaux télévisés ou les programmes d’actualités des chaînes thématiques ressassent les mêmes séquences, prélevées des archives auxquelles elles s’abreuvent goulûment. Quelques archives en viennent à dominer le marché ; elles tentent alors de faire évoluer le domaine du cinéma sur le modèle de la photographie, à savoir constituer des monopoles.

Si pendant longtemps les archives cinématographiques ont privilégié l’acquisition de films narratifs, depuis les années 90 elles ont pris en compte d’autres pans du cinéma, qui étaient jusqu’alors le domaine réservé d’archives spécialisées. Paradoxalement, l’intérêt récent des archives pour des films jusqu’alors ignorés rend leur accès de plus en plus difficile. Les films restaurés, étant prêtés en priorité – et presque seulement – aux établissements reconnus par les instances officielles, voient leur circulation très limitée. La notion de préservation entraîne paradoxalement une diffusion restreinte : l’objet film devient précieux puisque restauré.

Ne reste, pour les cinéastes d’aujourd’hui qui souhaitent travailler le film de found footage, que la possibilité de s’approprier plus ou moins légalement les éléments convoités.

Dans les années 50, il était aisé de se procurer des films éducatifs, à partir desquels on pouvait faire une œuvre. A Movie, le premier film de Bruce Conner est un bon exemple de l’usage qui peut être fait de films éducatifs et de bandes d’actualité. Il critique la société de consommation et sa fascination pour le spectacle de la destruction à travers un assemblage de séquences jusque-là réservées à un usage domestique. Le détournement prend le contre-pied des intentions originelles des films ; reflets de la société qui les produit, ils en représentent les rites, les tragédies humaines ou naturelles, quotidiennes ou exceptionnelles, les catastrophes. Au moyen de la collision, de la juxtaposition et de l’enchaînement, Bruce Conner suscite d’autres interprétations. Les certitudes que sont censés transmettre ces films vacillent ; d’autres perspectives surgissent grâce à l’humour des raccords, des contresens viennent entamer les idées reçues.

Bruce Conner travaille les clichés cinématographiques d’un passé récent et déjà périmé, qui sont avant tout une mémoire commune à un groupe, une classe, une société. Sa démarche s’apparente à l’appropriation des objets domestiques prônée par le pop art en Angleterre et aux Etats-unis à la fin des années 50. Bien que singulier, A Movie, comme les films de Raphael Montanez Ortiz, Maurice Lemaître et quelques autres, détourne des séquences de films, se les appropriant et les recyclant de manière à créer de nouvelles relations qui pervertissent le sens premier.

Les utilisateurs de found footage, en sortant des images de leur contexte, révèlent leur sens caché, souvent aux antipodes du sens originel, de la même façon que les Nouveaux Réalistes remettaient en cause la signification première des images qu’ils prélevaient par lacération d’affiches. Ce déplacement est essentiel dans la mesure où il marque l’appropriation, mais aussi l’irruption de l’intempestif, constitutif de nouveauté signifiante. Pour désigner ce décalage, les lettristes parlent de ciselure à propos de l’image et de “ discrépance ” à propos du son[1]. A la différence d’autres cinéastes, les lettristes n’utilisent pas seulement du found footage, ils tournent parfois des séquences qu’ils altèrent de nombreuses manières : rayures, peintures, appositions de lettres…

Remarquons qu’en ces années-là, les questions relatives à la propriété et aux droits d’auteurs ne se posaient pas de la même manière qu’aujourd’hui, le juridique n’étant pas encore devenu l’étalon à partir duquel se définit le statut économique de l’auteur, tel que l’envisagent le plus souvent les sociétés (corporates) qui les représentent.

L’appropriation de séquences modifie la manière dont les objets cinématographiques sont appréhendés : ce n’est pas l’entièreté du film[2] qui est objet du détournement mais une ou plusieurs parties. Son intégrité est remise en question lorsqu’il est considéré comme un catalogue de plans et non comme un tout indivisible. On pioche, on cite, on prélève, afin de constituer un nouvel objet. On travaille non plus à constituer une vision originale au travers de plans que l’on tourne soi-même, mais en montant des scènes tournées par d’autres. Le travail du cinéaste consiste surtout en la recherche de documents, d’où la nécessité d’avoir accès à des bibliothèques, à des archives publiques ou privées et  à divers magasins vendant des copies de films et des bobines en tout genre.

Faire des films de found footage c’est, dans les années 50 et 60, avant tout travailler à partir de documents d’actualité ; on verra beaucoup plus rarement des images prélevées de films commerciaux. Le format est souvent un obstacle majeur pour les cinéastes expérimentaux qui n’ont pas les moyens de faire des réductions à partir du format standard, le 35mm. Plus tard, principalement à partir des années 80, le recours au found footage prendra d’autres significations, qui dépasseront la critique des représentations. C’est l’importance de l’image animée, son impact sur le quotidien, qui sera à l’origine du travail de certains cinéastes : ils utilisent des images qu’ils vénèrent ou haïssent, renversant du même coup la manière d’envisager le rapport au cinéma et à sa spectacularisation du monde au XXe siècle.

Le matériel facilement accessible dans ces années est le 16mm : des bandes d’actualité dont l’actualité se limite à la pérennité du support et des films éducatifs. Le recours à ces images manifeste avant tout la perpétuation d’une tradition critique de l’art moderne, qui a toujours pris en compte la dimension ludique du détournement, au même titre que sa dimension politique : le dadaïsme, le surréalisme, le situationnisme et aussi le pop art, dans une moindre mesure…

Le travail du détournement au cinéma, à partir de found footage, implique l’appropriation d’un document que l’on utilise tel quel ou que l’on transforme ; on le recycle[3]. On s’éloigne de la citation au profit de la critique et de l’analyse, selon le projet artistique du cinéaste. Si, pour les lettristes, l’incorporation de séquences de films célèbres permet de rendre hommage à un moment de l’histoire du cinéma, la plupart du temps pour d’autres cinéastes, il s’agit de s’attaquer à la nature de la représentation telle que la propose le cinéma commercial. C’est l’attitude qu’adopte Raphaël Montanez Ortiz dans ses deux premiers films, Cow-boy and Indian Film (1958) et News Reel (1958), dans lesquels il tronque, remonte, transforme et modifie un western afin de dénoncer le parti pris idéologique et racial des productions hollywoodiennes autant que des bandes d’actualités des années 40 et 50. News Reel dénonce la guerre d’une façon ouverte, ainsi que certains de ses promoteurs, tel Pie XII. Une même démarche se retrouve chez des cinéastes et vidéastes contemporains lorsqu’ils interrogent les questions d’identité, d’appartenance à une race, une culture, un genre. Richard Fung, Nguyen-tan Hoang, Charles Lofton, Wayne Yung et Shawn Durr… incluent dans leurs vidéos des éléments de found footage pour mettre l’accent sur l’appartenance à une double minorité, gay , asiatique ou black en Amérique du Nord. Leurs travaux font preuve d’un d’humour corrosif, différent de celui des années 50 ou 60[4]. L’appropriation de séquences de films de genre chez Nguyen-tan Hoang, ou Charles Lofton favorise une lecture camp de ces mêmes films, qui les dynamisent autant qu’elle les dynamitent. Attitude que l’on retrouve dans 1000 Cumshots (2003) de Wayne Yung, qui dénonce l’empire du mâle blanc de la pornographie gay.

Un tel mode d’appropriation artistique n’est pas nouveau : de tout temps, les musiciens, les écrivains, les peintres se sont inspirés d’œuvres plus anciennes, empruntant un motif, une mélodie, un thème, une idée, jusqu’à recopier allègrement tout ou partie d’ouvrage. Il n’y a pas d’œuvre sui generis qui ne fasse appel ou qui n’emprunte à des réalisations antérieures. Aujourd’hui la différence notoire est que le droit s’est transféré de l’auteur à ses représentants légaux qui, au nom du pouvoir économique, en viennent à confisquer le droit de l’auteur au profit des intérêts qu’ils défendent.

Ce qui explique que l’usage des found footage dans le cinéma et la vidéo contemporaines se heurte souvent à la question de la diffusion en dehors de leurs propres circuits, dans la mesure où ces derniers échappent au contrôle des représentants légaux.

Le recyclage d’images peut s’exercer sur toutes sortes de films, à partir du moment où les moyens de reproduction, de capture, sont disponibles. Envisageons sous l’angle du recyclage deux films importants pour des raisons distinctes, qui tous deux s’intéressent à des pans du cinéma moins fréquemment utilisés dans les années 60 et qui vont irriguer la plupart des travaux de la fin des années 80 à nos jours, La Verifica incerta (1964) de Gianfranco Baruchello et Alberto Grifi, et Au début (1967) d’Artavazd Pelechian.

Le film de Pelechian met en place une alternative au montage “ des attractions ” comme l’a défini Eisenstein, en recourant à un montage qui privilégie les formes circulaires et la constitution de blocs au sein desquels s’effectuent des variations. Il s’agit d’un montage qui, par la répétition de séquences au sein d’un même bloc ou d’un bloc à l’autre, fait éclater le sens unique au profit de la résonance. A côté de bandes d’actualités de toutes provenances célébrant les révoltes, figurent des extraits de films d’Eisenstein et de Vertov. Cette irruption de classiques marque une reconnaissance de dette vis-à-vis des œuvres autant que leur dépassement au profit d’un nouvel art d’envisager le film. Afin de leur redonner un impact qu’elles auraient perdu, Pelechian duplique les séquences connues sur des émulsions à haut contraste.

Pour faire leur film, Grifi et Baruchello ont racheté 47 copies de films 35mm des années 50 et 60 en cinémascope, avant leur destruction[5]. Ces films commerciaux, en majorité américains, sont déconstruits puis remontés pour élaborer un film qui, bien que respectant le canevas des films classiques, désacralise les clichés hollywoodiens. La Verifica reconnaît à Hollywood son importance de pourvoyeur de stéréotypes et de clichés fascinants autant que révulsants, tout en révélant les limites de cette entreprise du divertissement qui recourt aux mêmes codes indépendamment du sujet du film. Il propose une critique ludique des clichés, des codes hollywoodiens, qui opère par excès, surenchère et accumulation. L’efficacité de la démonstration tient à l’utilisation d’un grand nombre de séquences tirées de différents films ; elle ouvre une voie possible d’investigation aux cinéastes à venir, que ceux-ci aient vu ou non La Verifica. Ce qui met encore une fois l’accent sur l’importance de l’accessibilité aux films.  L’accessibilité, la démocratisation favorisent l’appropriation. Cette “vérification incertaine ” préfigure les gestes iconoclastes des cinéastes des années 90 qui, à partir de leurs magnétoscopes, privilégient un art du spectateur, ou plus exactement un art du programmateur, et constituent des collections de morceaux choisis au détriment de l’intégrité d’une œuvre. Le regard s’est déplacé, grâce aux outils qui permettent la consommation privée d’un divertissement qui était jusqu’alors un spectacle de masse[6].

Par leur mode d’appropriation et de recyclage des images, La Verifica et Au début annoncent la pratique de l’échantillonnage telle qu’elle s’est développée dans le domaine musical puis dans celui de l’image en mouvement, depuis la fin des années 80. Cet art de l’œil qui privilégie le choix de celui qui regarde permet de transformer la manière d’aborder les notions d’auteur et d’œuvre.

Les films et vidéos contemporains interrogent le cinéma, fournisseur et diffuseur d’images du réel, mais aussi artisan, manipulateur de ce même réel et du même coup de notre imaginaire. L’envahissement progressif du cinéma au fil du siècle a fait que beaucoup de séquences de films sont devenues des icônes contemporaines, des images publiques, qui hantent la mémoire de chacun. D’autres images, à caractère privé, provenant de films de famille, nous permettent de nous revoir tels que nous étions en d’autres temps, et nous montrent aussi la manière dont nous appréhendions le monde, retransmise par le regard de témoins proches ou lointains. On peut ainsi revisiter l’histoire familiale à travers quelques-unes de ses représentations (comme le rituel du repas familial dans Stories de Cécile Fontaine), ou à travers une véritable célébration du temps définitivement révolu dans Nikita Kino (2001) de Vivian Ostrovsky. Ce film renouvelle l’approche du voyage en URSS tel que nous l’avions cofilmé, Vivian et moi-même, dans Work & Progress (1999). Ici ce n’est plus le voyage, la découverte, qui déclenche le recyclage d’actualités, mais la visitation du passé à travers les séquences glanées par la cinéaste au fil des ans.

C’est dans cet esprit de reconsidération du passé que les cinéastes travaillent des films de famille trouvés ici ou là, qui permettent de montrer d’autres usages du monde sous couvert d’anonymat : Peter Tscherkassky présente dans Happy-End (1996) une collection de films de Nouvel An tournés par un couple, des années 60 aux années 80. Cette investigation s’apparente à une analyse qui nous permet de saisir l’évolution du regard porté par ce couple sur sa propre image ; elle interroge également la position de tiers invisible que nous occupons lorsque nous regardons le film : à qui s’adresse cette famille bourgeoise lorsqu’elle mime le bonheur d’une nouvelle année? Happy-End appartient à la même veine que les films qui profitent de l’altération du support pour investir le passé. Il ne s’agit pas de revoir des événements filmés dans le passé mais de profiter de la matérialité du passage du temps, de la transformation du grain de l’émulsion. Il n’est pas question de sentimentalité nostalgique mais d’esthétique.

Si La Verifica incerta préfigure les travaux de compilation que génèrent le cinéma expérimental et l’art vidéo depuis les années 80, c’est parce qu’il travaille à partir du cinéma commercial, qui reste la pratique dominante du cinéma.

Depuis les années 80, les salles de cinéma n’ont plus le monopole du cinéma de fiction : on peut le voir dans les galeries ou chez soi, grâce au magnétoscope. Cet outil permet aussi bien l’accéléré, le retour en arrière que la duplication et la compilation. Le consommateur peut alors fabriquer des bandes personnalisées, à son goût, ce qui signifie que le pillage de séquences s’accroît en même temps qu’il favorise la production de nouvelles œuvres à partir du séquençage, de l’échantillonnage de films en tous genres. Le résultat en est un certain nombre de travaux qui proposent des sommes particulières de situations (Home Stories, 1991, de Matthias Müller ; Scratch, 2002, de Christoph Girardet) ou de gestes (Téléphones, 1995, de Christian Marclay).

Des cinéastes tirent de nouveaux signifiants de films classiques ou connus. C’est le cas de Martin Arnold qui utilise le bégaiement de l’image en tant qu’instance de dévoilement et d’effacement dans Pièce touchée (1989) comme dans ses films plus tardifs, et c’est aussi le cas de Chun-hui Wu qui, dans Psycho Shower (2001), travaille les différents plans de la célèbre scène de douche du film de Hitchcock. À partir d’une scène archi-connue, le cinéaste crée une chorégraphie qui met en scène le corps extatique d’une femme avant son meurtre. Dans ce film comme dans ceux d’Arnold ou d’Ortiz, c’est le jeu du différé et de l’avance saccadée avec ses détours, ses reprises, ses délais, qui constitue le moteur de l’action cinématographique. Travail ludique qui met en crise le défilement normé d’une projection au profit de la saccade, ce paradigme du cinéma, aboli depuis l’apparition de l’image électronique.

Mais le cinéma hollywoodien peut aussi être l’objet de manipulations et de transformations qui permettent d’écrire d’autres histoires, des histoires que Hollywood n’a pas su ou pas voulu conter. Dans Meeting of Two Queens (1991), Cecilia Barriga propose une histoire d’amour entre Greta Garbo et Marlene Dietrich, à partir d’un montage de séquences qui, par-delà les histoires, fonctionnent comme d’habiles champs contre-champs fictifs. De son côté, Barbara Hammer incorpore dans Nitrate Kisses (1992) un film célèbre de Watson et Webber, Lot in Sodom (1933), ainsi que des séquences de rayons x de films scientifiques tournés dans les années 40 par le même Watson. Dans Matinee Idol (1999), Ho Tam dresse le catalogue du roi du cinéma de la Chine du Sud, des années 30 à 60, en prélevant de courts extraits dans sa filmographie. A la différence de Home Stories ou Phantom (2001) de Matthias Müller, Matinee Idol ne donne pas à voir une nouvelle fiction, c’est avant tout la transformation d’un visage.

Ces quelques films réutilisent des films de divertissement. Ils évoquent une époque, un moment dans l’histoire du cinéma, une fascination pour un genre de cinéma, celui des stars…, ils ne créent pas des mondes, mais commentent à la fois le monde et le cinéma. Ils proposent de nouvelles lectures, de nouveaux assemblages, des arrangements différents, en piochant dans un catalogue de séquences plus ou moins connues, qui sont souvent des archétypes. Chez Matthias Mueller  nombreux sont ses dernières œuvres qui, constituées de représentations hollywoodiennes, baignent dans un climat de pure nostalgie[7].

Matthias Müller, comme de nombreux cinéastes apparus dans les années 80, mêle aux images qu’il a tournées une grande quantité de séquences trouvées et empruntées à l’histoire du cinéma – principalement aux mélodrames et aux comédies musicales hollywoodiennes. Son film Aus der Ferne est symptomatique de ce phagocytage progressif de Hollywood par les cinéastes expérimentaux dans les années 80. De leur côté, Mike Hoolboom et Caspar Strake annexent tout le cinéma et pas seulement les films hollywoodiens. Tom (2001) de Mike Hoolboom convoque l’histoire des représentations de New York au cinéma, pour faire la biographie du cinéaste Tom Chomont. Des couches d’images tissent une histoire composite de la ville. Ces épaisseurs d’images renvoient à la constante transformation architecturale de Manhattan. Elles évoquent des paysages imaginaires d’une cité qui associe à notre vision des résidus d’un autre temps, ainsi que nombre de clichés. La ville n’est plus vue directement, mais éprouvée selon un brouillage visuel qui la rend cependant plus tangible, plus palpable. La sensation devient beaucoup plus physique, matérielle : on a envie d’y mettre les mains[8]. C’est un peu comme si la vidéo permettait de sentir la peau de la ville grâce à des surimpressions, des superpositions d’images qui sont comme des vitraux.

La texture particulière de ces images rapproche le style de ce film de celui des travaux utilisant le found footage, qui mettent l’accent sur la décomposition, l’altération, donc sur la fragilité du support cinématographique. La fascination pour la décomposition du support peut s’envisager comme une nostalgie de l’émulsion, de ses qualités particulières, de son grain et de sa texture. Cela conduit les cinéastes à travailler des séquences repiquées de bandes-vidéo, les développant de manière artisanale afin de leur redonner la qualité si caractéristique du support argentique. Le travail de Jürgen Reble se situe exactement dans cette ligne, qui vise à transformer le support, faisant exploser littéralement sa matérialité dans Instabile Malerei (1995), ou dans ses performances filmées d’Alchemy (2000). La manipulation radicale du support au développement ou lors du tirage, par virage, et les attaques chimiques en direct s’effectuent sur des éléments dérobés pour la plus grande part à des films scientifiques ou à des documentaires animaliers.

On est en présence d’une procédure qui révèle le support des images au détriment des figures qui s’y manifestent, afin de nous conduire vers d’autres horizons par l’abolition progressive des éléments figuratifs, sans lesquels le cheminement vers cet au-delà ne pourrait avoir lieu. Dans cette démarche s’inscrit une dimension mystique qui n’est pas si éloignée de l’esprit dans lequel travaille Mike Hoolboom, même si les objets cinématographiques et les intentions diffèrent et même si le cinéaste travaille depuis quelques années la vidéo plutôt que le film. Mike Hoolboom radicalise encore son approche dans certaines parties d’Imitations of Life (2002), en étendant le champ de ses emprunts aux clips vidéo, aux publicités et aux films sportifs qu’il entremêle, avec les films hollywoodiens, à certains de ses films. Abigail Child et Craig Baldwin avaient, à la fin des années 80, travaillé dans la même direction, en mêlant divers genres de films. Mais parfois la narration classique reprend le dessus : lorsque la cinéaste refilme des home movies anonymes pour en faire Covert Action (1984), elle s’aperçoit que ce matériau est source de fiction. Ignorant la provenance de ces films de famille, n’en n’ayant que des fragments, elle complète les manques pour reconstituer une histoire à partir du found footage[9]. Alors que dans les Mercy (1989), elle multiplie les sources d’emprunt en incorporant des films éducatifs et des films scientifiques, sans se référer à un quelconque récit.

Si une importante partie des films de found footage réalisés dans les années 90 sont des vidéos, No Damage (2002) de Caspar Strake annexe des pans entiers du cinéma afin de rendre à la ville sa pluralité, à travers la multiplicité de ses représentations. C’est ce qu’avait réussi de manière étourdissante Craig Baldwin dans Tribulations 99, Alien Anomalies under America, en créant à partir d’une mosaïque de documents cinématographiques une fable paranoïaque dont le fil conducteur est constitué par les voix de la bande-son. Ces discours lient les représentations issues d’origines si diverses, dans un récit qui se déroule comme une suite de complots, dont le film serait l’une des manifestations virtuelles.[10].

Dans leurs derniers travaux, Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi continuent le travail amorcé au début des années 80 et dont Dal Polo all Equatore (1986) est l’une des plus grandes réussites : le recours à des films d’archives ou à des collections privées. Dans ce film et dans les suivants, ils sélectionnent, teintent, recadrent les séquences choisies en s’effaçant devant le matériau qu’ils remettent en circulation. Pas ou peu d’intertitres sont ajoutés, qui situeraient le matériau. Cette plongée nostalgique dans un passé à jamais révolu oscille entre fascination pour un temps de la représentation au cinéma et plasticité d’un matériau abusé par les ans et stocké dans de mauvaises conditions. Dans Dal Polo all Equatore, les deux cinéastes ont assemblé des films de la collection de Luca Comerio, opérateur qui, à la fin des années 20, a réuni sous le même titre différentes séquences tournées par lui – notamment celle du pôle Nord et celles de la première guerre mondiale – ainsi que des films scientifiques tournés par d’autres cameramen. Le pillage du film initial se limite à sa réorganisation en quatre chapitres[11].

Dal Polo all Equatore illustre l’intérêt croissant des cinéastes, à partir des années 80 et 90, pour l’éphémérité du support, sa vulnérabilité, sa dégénérescence. Cet objet fascinant – le film – qui veut que le support succombe se dissolve, s’effrite, se torde, en un mot se décompose.

Dans No Damage comme dans Dal Polo, les cinéastes s’approprient des films pour en recréer un autre : ils respectent totalement le support, ne se permettant aucun glissement vers un autre matériau ou à partir d’un autre matériau. Le film ne peut être généré que par du film. A cette logique appartiennent le travail de  Peter Delpeut dans Lyrisch Nitrat (1990) ou les deux films de Gustav Deutsch, Film ist 1-6 (1998) et sa suite Film ist 7-12 (2002), qui recourent tous à des emprunts autorisés de films d’archives.

Par contre, Mike Hoolboom, Marc Plas et d’autres ne s’encombrent pas de telles contraintes lorsqu’ils pillent allègrement le cinéma : ils font œuvre de cinéma à partir d’images tirées de cassettes ou de dvd, sources les plus accessibles aujourd’hui pour qui veut travailler à partir de représentations existantes. En Chine, par exemple, un collectif d’artistes détourne et pervertit des films publicitaires, à l’image de ce que fait Negativland[12] dans ses émissions de radio et dans quelques CD. De nombreux vidéastes agissent de même actuellement, lorsqu’ils ont besoin de contrer l’information officielle en cas de conflit armé, par exemple. Lors de la seconde guerre du golfe, cinéastes et vidéastes ont produit des films véhiculés par l’internet, qui se présentaient comme une alternative à la propagande officielle.

Autre domaine d’appropriation, considéré comme un genre mineur et réservé la plupart du temps à un usage privé : le cinéma pornographique. Voilà le terrain d’appropriation de Lary Brose (De Pofondis, 1996), Steve Reinke (quelques bandes de sa série The Hundred Videos), Michael Bryntrupp (All you can eat,1993) , Yves Mahé (Fuck, 1999 et Va te faire enculer, 1999). Les cinéastes reprennent parfois les mêmes images : All You Can Eat utilise des séquences que l’on retrouve aussi dans Barely Human[13]. Dans les deux cas, il s’agit d’une accumulation de plans de visages d’hommes en train de jouir, dérobés à des vidéos hard gay. Pour Steve Reinke, cette accumulation de visages extatiques rend les protagonistes presque inhumains : pas tout à fait des fantômes, plutôt des anges. De son côté, De Profundis privilégie des images pornographiques moins familières (elles datent en majeure partie de la fin des années 20), qui sont refilmées et traitées de sorte que leur ancienneté et leur altération, à travers les agressions que leur fait subir le cinéaste, soient palpables. La manipulation des images, qui crée une texture, les rend plus tactiles. Elles sont pour ainsi dire (visuellement) caressées. L’insistance à dévoiler le caractère palpable de la matière argentique se retrouve chez les vidéastes, lorsque, aux moyens de surimpressions et de ralentis, ils redonnent une épaisseur à l’image, qui n’est plus une fine pellicule, mais devient peau.

Qu’ils utilisent la vidéo ou le dvd, les cinéastes en reviennent toujours à privilégier l’aspect matériel du film ; ils cherchent à le rendre tangible pour les spectateurs. Même lorsqu’ils prélèvent des images virtuelles, ils cherchent à faire passer une sensation de texture, ils ne se satisfont pas de l’aspect lisse des nouvelles images. Ils apprécient avant tout la matérialité de la pellicule, les effets esthétiques que produit seule le vieillissement du support. Il semble donc bien nécessaire aujourd’hui de préserver les images animées, autant qu’il est nécessaire de favoriser leur accessibilité. Les archives, les banques de données appartiennent souvent à des institutions dont la gestion se révèle très lourde, mais elles sont un mal nécessaire : elles permettent la sauvegarde et la conservation dans les conditions optimales et agissent comme une mémoire qui devient vive à condition qu’elle fasse partager ses trésors.



[1] Voir Isidore Isou, “ Esthétique du cinéma ” et Maurice Lemaître “ Le film est déjà commencé ”, ION numéro spécial sur le cinéma, 1er avril 1952, Paris, éditions André Bonne, 1952.

[2] Parfois le détournement s’effectue sur l’intégralité du film. Joseph Cornell réduit un long-métrage à une vingtaine de minutes dans Rose Hobart (1939) en utilisant des sous-titres. René Vienet reprend les films entiers dans La dialectique peut-elle casser des briques (1974) et Les filles de Kamaré (1974). Ou bien encore Ken Jacobs appose sa signature à un film anonyme (Perfect Film). Pierre Huyghe ainsi que de nombreux artistes contemporains s’emparent intégralement de films qu’ils montrent côte à côte dans leurs différentes versions (Titanic) ou qu’ils étirent jusqu’à 24 heures : 24 Hour Psycho (Douglas Gordon, 1993).

[3] Pour une analyse historique plus détaillée des techniques employées par les cinéastes de found footage voir Jay Leyda, Films beget film, A study of compilation film, Londres, Georges Allen & Unwin Ltd, 1964 ; “ Found Footage Filme aus gefundenem Material ”, Blimp n° 16, Vienne, 1991 ; William Wees, Recycle Images, New York, Anthology Film Archives, 1993 ; Eugeni Bonnet (directeur d’ouvrage), Desmontage : Film, video/apropiacon, reciclaje, Valence, Ivam 1993 ; yann beauvais, “ Plus dure sera la chute ” (1995), reprint in yann beauvais, Poussière d’images, Paris, Paris expérimental, 1998.

[4] À cet égard les films The Situationist Life (1958-67) de Jens Jorgen Thorsen sont des exceptions, qui s’inscrivent dans une tradition provocatrice héritée du lettrisme et du surréalisme.

[5] Pour une présentation de ce film, voir Germano Celant (directeur d’ouvrage), Identité italienne, Paris, Centre Pompidou, 1981

[6] Peter Szendy a magnifiquement décrit cet art du spectateur, dans le domaine musical, dans Un art de l’écoute, Paris, Minuit, 2000.

[7] Comme nous le faisait justement remarquer Isabelle Ribadeau-Dumas, cela s’applique aussi à de nombreux épisodes du cycle Phoenix Tapes (1999) coréalisé avec Christoph Girardet autour des films de Hitchcock.

[8] Sur cette qualité haptique de la vidéo contemporaine, voir Laura U Marks, Touch, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2002.

[9] Voir Abigail Child dans William Wees, Recycled Images, op. cit.

[10] L’introduction d’une version livresque du film maintient cette interprétation, à travers la signature “ Jane Austen ”, qui plus tard se manifestera à nouveau dans une vidéo de Keith Sanborn, à propos des notions d’appropriation et de copyright, ce dont le film de Baldwin ne s’était guère soucié. Tribulation 99 Craig Baldwin, New York, ediciones La Calavera, 1991.

[11] Pour une description détaillée de la pratique des deux cinéastes, voir Yervant Gianikian, Angela Ricci Lucchi, catalogue du Museo Nazionale del Cinema, Florence, Hopefulmonster editore, 1992.

[12] Negativland est un collectif de musiciens qui a questionné la notion de l’usage respectueux du recyclage. Leur combat s’est illustré lors de leur emprunt d’une chanson de U2. Voir site :www.negativland.com

[13] Cette bande est la dixième de la série The Hundred Videos de Steve Reinke, voir le catalogue du même nom édité par Philip Monk Power Plant, Toronto, 1997.