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L’écriture et les supports (Fr)

Ecole National des Beaux Arts de Paris 01-04-2001

De l’un à l’autre, en passant de l’un à l’autre que gagne-t-on, ou perd-on ?
Du film à la vidéo, au numérique, les conditions particulières de production changent aussi bien que celles de réalisation qui mettent en cause différents aspects, des spécificités de chaque média utilisé, que ce soit au niveau de la prise, production d’image, séquence, que son traitement au tournage au montage, ou à la postsynchronisation, via la numérisation.

Qu’est ce qu’une écriture ? peut-on parler d’écriture en ce référent au cinéma, à la vidéo ? Que désigne-t-on lorsqu’on parle d’écriture, les caractéristiques d’un support, les qualités que travaille ledit dit support, quoi ? La manière de filmée, la manière de composer le mouvement les images, le temps ? Tout ça et pas que ça, ou encore d’autres choses…

Le cinéma requiert un film c’est-à-dire un ruban de pellicule travaillée d’une manière ou d’une autre. Il peut être impressionné photographiquement ou manipulé de toutes manières. Le film comme support du cinéma.

L’acte de faire un film, le montage physique du ruban filmique, donne quelque peu l’impression de fabriquer un objet : le fait que les artistes du film aient saisi la matérialité du film est d’une importance inestimable, et le film invite certainement à un examen à ce niveau. Mais dès que le film est achevé, l’objet” disparaît. Le ruban filmique est un système élégant qui permet de moduler des faisceaux d’énergies standardisées. Et ce travail fantôme apparaît sur l’écran par l’intermédiaire d’une notation utilisée par un acteur mécanique virtuose, le projecteur. [1]”

Le cinéma présuppose un support d’enregistrement : une matrice qui n’est autre chose qu’une trace déposée sur un ruban perforé, en ce sens il se distingue de la vidéo qui recourt à un ruban magnétique non perforé. Il s’agit de l’empreinte d’un enregistrement photochimique (c’est ce qui le rapproche le plus de la photographie) ou de l’inscription sur une émulsion qu’elle soit vierge ou non (c’est ce qui le rapproche le plus d’une pratique artistique dans la mesure ou cette marque est le domaine de l’expression, de l’expressivité). De plus, le film présuppose un dispositif particulier pour être appréhendé par autrui. Dans ce dessein, deux conditions sont nécessaires mais pas indispensables. Il faut tout d’abord une salle obscure ce que l’on appelle un cinéma, afin que l’image projetée ait une intensité maxima, cette salle nécessite une surface de réception délimitée : un écran. Cette surface standardisée est le site de la projection.
Entre l’image du ruban et l’image projetée : un abîme. Cet abîme est l’objet premier des cinéastes. Comme pour la musique électroacoustique, avec le film, on est en présence de deux supports identiques dans leur matérialité, mais qui n’ont pas les mêmes fonctions : le support d’enregistrement et le support de diffusion. Ces deux modes peuvent s’abolir pour n’en former plus qu’un seul, ils s’équivalent alors et principalement lorsqu’on montre le matériau brut. Montrer ce matériau (attitude rarement privilégié par le cinéma industriel ou par la télévision lorsqu’elle était dominée par des critères narratifs similaires à ceux du cinéma) ne signifie pas l’absence de montage ou de manipulation graphique, chimique et photographique de ce support duel. Il faut envisager le montage comme pouvant s’effectuer autant lors du tournage qu’à des stades ultérieurs de production d’un film. Il n’est pas nécessaire de montrer, de projeter des copies hygiéniques. Ou alors on se limite à envisager la pratique du cinéma comme relevant du divertissement et de ses techniques de conditionnement et marketing.
L’utilisation du support d’enregistrement comme support de diffusion ; c’est-à-dire cette équivalence entre les deux états ou fonctions du support est ce qui perturbe le plus. Le document soudain s’autonomise pour devenir qui sait : un art.

Le cinéma fait appel à un ruban de Celluloïd photosensible, à un appareil d’enregistrement plus ou moins sophistiqué et à un appareil de projection. Le projecteur restituant l’enregistré au moyen du ruban. Le dénominateur commun est donc le ruban, c’est-à-dire notre fameux support.

Mais revenons si vous le voulez bien, à notre film. Vous conviendrez que le film existe à partir du moment ou dans une salle, on assiste à la projection d’un faisceau lumineux qui s’aplatit sur une surface (qui n’est en revanche que très rarement photosensible) et laisse percevoir une légère pulsation ; une irisation qui divise la surface lumineuse en plusieurs zones (de fait quatre zones plus claires séparées au centre par une croix plus sombre) et qui à 16 ou 18 images par seconde est beaucoup plus visible, plus hypnotique. Dans ce cas, le cinéma est une projection lumineuse qui aurait la vertu pour notre perception de se modifier dans le temps. Le cinéma est donc une projection lumineuse qui se déploie dans le temps. Cette projection ne semble pas nécessiter par définition d’image particulière, avant même d’être qualifié, la projection de la lumière seule au moyen de cet appareil produit du cinéma. Notre outil est un appareil optique : un projecteur, à partir duquel on peut calibrer la lumière de plusieurs manières, en rendant plus ou moins nets les contours du cadre, en les définissant correctement ou en jouant avec des phénomènes optiques simples qui donneront l’impression de produire un volume en relief ou en profondeur ; comme une boîte de lumière. Le cinéma est une boîte lumineuse qui en appèle à une autre plus grande boite noire qui le contiendrait et le rend possible. Le cinéma façonne l’espace de sa représentation au moyen d’un faisceau lumineux. Le cinéma serait aussi de la sculpture ?

Et je n’ai toujours pas introduit de ruban dans la machine. Mais en ai-je vraiment besoin. Je pourrais dire en accord avec Peter Kubelka “Le cinéma est la projection rapide de lumière intermittente” et, dans ce cas, je n’ai que faire du ruban, mais ce n’est pas suffisant pour le cinéaste ; “Les photogrammes heurtent littéralement l’écran.” Je parlais de sculpture auparavant. “L’articulation du cinéma est entre les images. C’est entre les images qu’advient le cinéma. [2]” Nous retrouvons, notre abîme de tout à l’heure.

L’enregistrement : sur le ruban. Le grain de l’émulsion qualifie la lumière. À propos de grain, le recours à de plus petits formats, ainsi qu’à des émulsions rapides, ou très sensibles augmente de façon substantiel la granularité de l’image et fait de celui-ci l’unité discrète du cinéma. Les images deviennent des graines de lumière. Cette granularité distingue le cinéma des supports électroniques dans la mesure ou ces derniers travaillent sur des segments pixels dont la définition est d’être séquentiel ce qui n’est pas le cas des grains au cinéma.
Une fois cette émulsion qualifiée, -qu’importe la manière – sa projection permet de prendre conscience de l’écart inouïe qui la sépare d’elle-même. Encore une existence séparée, serait-elle donc aliénée ? Du même s’agit-il vraiment ? Écart qui ne fait qu’accroître lorsqu’on passe du moniteur à la projection, en ce qui concerne la vidéo. Avec cette dernière, on renoue avec le faisceau divin. En effet il n’y a pas de rapport de visibilité directe entre le support et sa traduction lumineuse. En tout cas on accepte la conversion.

Ne dit-on du cinéma qu’il serait de la photographie en mouvement, et l’on sait que le grain de la photo comme celui de la voix est essentiel pour l’appréhension de ces médiums. Le cinéma serait l’animation d’image fixe qui accéderait aux mouvements par la vitesse de défilement du ruban dans la caméra et dans le projecteur. Le cinéma meut le fixe. Le cinéma produit ainsi une impression de continuité dans le mouvement, une impression de réalité selon le mythe de la soi disant persistance des images, selon une apparente fidélité et conformité de la représentation à son modèle. À ce compte, on comprend aisément l’importance pour le cinéma industriel de la narration et du drame qui sont devenu pain béni. Au nom du photographique et de l’effet de ressemblance, on instaure des dogmes et des attitudes qui visent à confisquer le cinéma à des fins promouvant la linéarité et la narration classiques comme essence du film.

La relation entre le cinéma et la photographie fixes est censée faire l’objet d’une controverse. La religion courante, à ce sujet, est du genre l’œuf et la poule : le cinéma “accélère” 1, d’une certaine façon, les photographies fixes et les met en mouvement.
On postule implicitement que le cinéma est un cas particulier de l’orthodoxie de la photographie fixe. Étant donné qu’on ne décèle nulle nécessité, dans la logique visuelle des photographies fixes, d’une telle “accélération”, il est difficile de voir comment cela se serait produit.
C’est un lieu commun historique de dire que la découverte des cas particuliers précède dans le temps l’extrapolation de lois générales (Par exemple, le triangle droit et ses côtés rationnels mesurant 3, 4 et 5 unités existaient avant Pythagore.) La photographie date d’avant le cinéma photographique.

Alors je propose de sortir le cinéma de ce cercle vicieux en lui superposant un autre genre de labyrinthe (avec issue) – en posant quelque chose dont l’actualité commence à se concrétiser : nous pourrions décider de lui donner le nom de cinéma infini.
Une caméra polymorphe tourne et tournera toujours, l’objectif fixé sur toutes les apparences du monde. Avant l’invention de la photographie fixe, le photogramme du cinéma infini n’était qu’une amorce vide, noire ; puis des images apparurent sur le ruban du film. Depuis la naissance du cinéma photographique, tous les photogrammes se sont remplis d’images.
Rien, dans la logique structurelle du ruban filmique de cinéma, n’empêche de prélever une image unique. Une photographie fixe est tout simplement une image isolée qu’on a “sortie” du cinéma infini.
” [3].
1 Le verbe est de MacLuhan, qui (comme d’habitude) avale à la fois l’appât et le plomb lourds qui lui est attaché.

La disparité entre l’enregistré et le perçut est manifeste à la prise autant qu’à la projection. Précisons ; il n’est jamais trop tard d’ailleurs que si l’on peut parler de cinéma on doit parler de films au pluriel et ceci à cause de la diversité des formats qui s’offrent aux cinéastes. On ne filme pas de la même manière, ni ne filme les mêmes choses avec du Super 8, du 16mm ou du 35mm. Cette disparité des formats éveille en moi, une réflexion de Téo Hernandez qui très justement disait :
En rentrant du restaurant avec Gaël, j’observe les ordures par terre et me dis qu’en Super 8 je n’aurais pas de problème pour les filmer. L’acte serait immédiat, mais en 16mm je ne pourrais pas, ou presque. Alors je me dis qu’en réalité je pourrais faire deux cinéma : celui du Super 8, qui serait le plus osé, le cinéma du rêve, et celui de la réalité, le 16mm. Mais en réalité, je pourrais réaliser les deux sans les limiter dans leur champ d’action.” [4]

La légèreté de la caméra super 8, sa maniabilité, sa manière de s’effacer, similaire en cela aux caméras Hight 8, font de cet outil un instrument particulièrement adéquat pour filmer en plan séquence tenue à la main, sans contrôle, mais aussi totalement efficace pour fusionner les images en jouant des zooms et des mouvements rapides de caméras afin de produire des filages, des bougés, des flous etc…. Le travail image par image acquiert une souplesse rare avec la caméra légère. L’une des différences notoire introduite par ce format, vis-à-vis du 16mm, tient au fait que les émulsions soient retreintes en regard de celles qui sont disponibles en 16mm. On trouve du noir et blanc et deux types de stocks couleurs : Kodachrome et Eastmancolor de 100 asa.
Par ailleurs le fait de ne pouvoir filmer en négatif ne facilite pas tant la circulation de copies. Mais l’une des revendications du super 8 est justement cette abolition pourrait-on dire de l’usage semi professionnel ou professionnel au profit d’un format amateur, un cinéma de chambre, ou pour reprendre une expression chère à Jakobois un Cinéma da Camera. Un cinéma débarrassé de son temple imposé : la salle de cinéma, un cinéma débarrassé de son mode de fonctionnement industriel qui se manifeste dans la séance de cinéma, qui s’oppose d’ailleurs à la notion de cinéma permanent qui faisait qu’il était possible d’entrer quand on voulait dans une salle, aujourd’hui c’est moins fréquent.
Utiliser du super 8 c’est-à-dire des cartouches de 15m, d’une durée de 3 minutes, induit une dynamique typiques vis-à-vis de ce qui est filmé. Faire de chaque bobine un événement à la manière dont Vito Acconci réalisait ces premières actions cinématographiques, performances pour caméra. Jan Peters aujourd’hui ainsi que d’autres cinéastes allemands et Japonais recourent aux supers 8 que la limitation qu’offre le passage d’une cartouche à l’autre induit une fragmentation du récit, mais aussi des prélèvements hachés si l’on respecte la prise directe, sans faire de montage ou de coupes ultérieures. Lorsque j’utilise le super 8 c’est avant tout pour la maniabilité de l’outil, la caméra, sa discrétion et aussi pour l’incroyable qualité des couleurs acidulées que nous offre le super 8 lorsqu’on le gonfle ensuite en 16mm. On fait ainsi explosé le contraste, augmentant les zones de ruptures chromatiques. Véritables décrochages dont joueront encore plus certainement les cinéastes travaillant le développement de leurs bobines super 8 ; une matérialité, fragilités supplémentaires dans le traitement artisanal de l’émulsion qui permet d’envisager d’autres modalités du cinéma en envisageant à la fois la performance et qui sait l’installation.
Comme le remarque Helga Fanderl : « Ma caméra Super 8, très légère, est toujours là avec moi, découvrant avec moi les images et les scènes qui me font fortes impression. Je réponds directement et en fonction d’une idée fixe à la fascination et au charme d’un endroit ou d’un événement, d’une situation ou d’une personne. Immédiatement, je transpose et condense sur le film ce que, précisément, je vois et perçois, unifiant l’image avec l’atmosphère dominante à ce moment de la perception.
Mes films grandissent dans la caméra, et ils sont montés à l’intérieur de celle-ci et non pas à l’aide d’une table de montage ; toutes mes décisions sont immédiates et sont prises pendant que je filme. Leurs formes temporelles, le jeu entre les prises des vues et les rythmes sont uniquement construits en interaction directe avec le monde filmé, permettant ainsi à chaque sujet de trouver son expression dans le style qui lui convient…
Je suis intéressée par le fait de capturer le moment et par le fait de le faire durer. Le cinéma est le seul médium qui me donne la liberté de faire cela. La caméra capture et enregistre un segment de temps réel, dans sa continuité, puis elle génère une nouvelle expérience qui a son propre et unique temps cinématographique.
 » [5]

Il s’agit à la fois de promouvoir au moyen du super 8, un usage personnel du cinéma, sur ce point Stan Brakhage à propos du 8mm est très clair, mais aussi il s’agit de promouvoir l’installation comme abolissant le déroulement d’un film selon les critères du drame, de la narration, d’un programme linéaire avec résolution d’un problème psychologique précis.

Depuis des années je dis que montrer un film, une œuvre d’art, dans un auditorium c’est un peu comme faire défiler une seule fois sur un écran lumineux du New York Times, un poème d’Ezra Pound. Il est temps d’arrêter cette lubie de ne jamais considérer le film comme quelque chose qui n’a pas besoin d’être vue plusieurs fois pour être compris. La télévision a fait du plan unique le mode principal d’accès à l’expérience visuelle. Si vous manquez le passage à la télé, il y a de fortes chances que cela n’y repasse plus ce qui empêche toute étude. Par conséquent il n’y a pas de place pour des œuvres qui ont plusieurs niveaux. Si cette sorte de présentation s’avérait exact pour la poésie alors la poésie n’existerait plus. Dans le langage que requiert la poésie, l’étude et l’habileté à manipuler le langage d’avant en arrière sont nécessaires. Si les films étaient disponibles chez soi cela ouvriraient soudain toutes les possibilités.” [6]
À l’époque ou Stan Brakhage écrivait ce texte, les magnétoscopes et les caméras vidéos portables n’étaient pas disponibles. L’utilisation et la répétition des mêmes images sans cesse d’une chaîne à l’autre a dû depuis changer son mode d’appréhension du cinéma chez soi. Il reste toujours pertinent de déplacer le cinéma de la salle, et de ses séances afin de favoriser un usage personnel du film. Le cinéma expérimental, l’art vidéo et les réseaux facilitent ce désenclavement.

Le recours aux petits formats permet aussi de se débarrasser de la sempiternelle fascination qu’exercent sur nous les belles images policées, bien léchées. Avec les caméras numériques, ce souci de l’image correcte est poussé à bout dans la mesure où tout est automatisé en sorte que l’on peut produire, réaliser du prêt à diffuser croit-on. Mais revenons à nos petits formats.Lorsque Peggy Ahwesh, ou Saddie Benning utilisent la caméra vidéo Fischer Price, elles savent toutes les deux mettre en jeu un ensemble de caractéristiques particulières dues à la profondeur de champ réduite de l’appareil, en construisant des décors restreints à l’image d’un théâtre de chambres. On est ainsi à la première loge d’un spectacle avant tout privé dont on n’est pas certain qu’il s’adressât à
nous.

Vous constaterez que nous n’avons toujours pas affaire aux images. Nous n’avons pas encore évoqué leur répartition sur le ruban lors de la prise de vue selon des photogrammes séparés les uns des autres. Ces petits cadres ont constitué pour de nombreux cinéastes, l’unité minimale du cinéma. On indiquera en passant que cette unité relève du mythe plus que de la réalité, et nous en aurons pour preuve le fait qu’il existe des modalités de composition qui à partir d’une sérialisation des photogrammes et des éléments de celui-ci entraînent la production d’une perception qui ne pouvait être celle d’un œil mais celle d’une machine. Production d’un composite qui se donne dans le temps.

Imaginons un œil qui ne sait rien des lois de la perspective inventées par l’homme, un œil qui ignore la recomposition logique, un œil qui ne correspond rien de bien défini, mais qui doit découvrir chaque objet rencontré dans la vie à travers une aventure perceptive.
… Je suis en quête de formes qui relèvent du cinéma pur, qui n’imitent pas celles des autres arts ni ne soient tributaires d’une caméra utilisée comme un œil. Je ne veux pas que les films ne fassent que présenter, comme le fait tout documentaire (c’est les seul moyen que le cinéma ait trouvé pour se libérer du drame filmé), mais je désire qu’ils transforment les images de façon qu’elles n’entrent en relation avec le film que lorsqu’elles sont projetées sur l’écran … qu’elles existent de leur plein droit en quelque sorte…/… Je rêve d’une danse cinématographique qui n’utiliserait que le potentiel de ce médium, qui ne s’appuie pas uniquement sur le fait que le cinéma est habilité à montrer des images en mouvement
.” [7]

C’est lorsqu’on travaille la sérialisation photogrammique que l’écart entre le filmé et le rendu est le plus évident.

Entre le filmé et le vu : extrait de R et de Temps de mètre

Dans l’un de mes premiers films : R (1975), j’ai voulu appliqué à un panoramique de 180° une organisation des prises image par image selon la transcription partielle d’une invention à deux voix de J.S. Bach. Il n’était pas question de reproduire, ni de donner à voir, et encore moins à entendre l’invention de Bach mais, de se servir d’une transcription arbitraire qui assignait à chaque note un angle de prise de vue du panoramique (tous les 5°) et me permettait ainsi, de jouer d’un clavier à raison d’un photogramme par note. Il s’agissait de constituer indépendamment de la valeur de chaque note un système d’équivalence à partir duquel j’organisais les prises (notes / photogrammes) dans un paysage : un jardin à l’abandon devant un logis du 18 siècle. Je jouais ainsi de ma caméra comme d’un clavier et commençais à parcourir le paysage selon des suites de déconstruction savantes qui illustraient parfois des lignes de développement de formes musicales. On pourrait parler de visualisation d’une polyphonie qui cependant joue avec la sérialisation des photogrammes et inscrit ainsi la musique comme paradigme cinématographique. Déconstruction car le paysage se reconstituer selon des faux panoramiques simples ou complexes selon les formes auxquels je recourais. L’application de canons ou de fugues permettait de mettre en place des voix distinctes en faisant se croiser des mouvements sur le jardin. À la projection, ces mouvements se dissolvaient, sans pour autant se décomposer en une suite effrénée de plans compressés. L’usage de règles musicales n’avait pas pour but leurs reconnaissances que la liberté qu’elles représentaient appliquée dans un autre contexte que celui pour lesquels elles avaient été conçues ou usées. Ces règles, ces principes d’organisations utilisés dans le champ visuel me semblaient courcicuiter les schémas d’organisations narratives. Cette démarche et ses choix permettaient de ne pas (avoir à) tenir compte de la suprématie de la mimésis. En effet, à partir du moment où l’on assigne un tempo soutenu, en distinguant chaque photogramme (et cependant proche par le sujet qui est dépeint) on favorise le brouillage visuel, ou plus exactement on joue de l‘indistinction et du glissement d’un photogramme à l’autre ; on travaille des seuils de perception visuelle. Le paysage se fragmente ainsi en une suite d’éclats qui apparaîtront plus ou moins séparés en fonction des principes de tournage qui illustrent directement ou indirectement un processus musical. L’intérêt de la proposition résidait dans l’adéquation entre les mouvements d’appareil : des panoramiques et les parcours sur un pseudo clavier. Pour indiquer et marquer les sautes, hiatus d’une note à l’autre, j’intercalais un photogramme noir entre les images du jardin. Ces photogrammes quasiment noirs en dehors d’un vague cône latéral de lumière blanche dupliquaient l’alternance lumière – obscurité constitutive au fonctionnement du dispositif cinématographique. Ce qui importait n’était pas tant la mélodie : le parcours sur le jardin, que les rythmes induits par le système.
Ce film contenait par sa facture : suite de faux panoramiques horizontaux, débitées par le filmage image par image, des potentialités d’expansion qui s’actualisèrent lorsque le film multiplia ses écrans : double pour RR (1985) ou quadruple : Quatre Un (1991) et son pendant comme installation : Quatr’un (1993). À chaque nouvelle addition (d’écrans), l’impression de musicalité se trouve renforcée, sans pour autant être revendiquée. Par le doublement en miroir du premier film, RR, dévoile de manière plus explicite la structure musicale implicite sur laquelle il était construit. Les images se mirant, tous écarts entre elles déclenchent de subtiles variations évoquant les combinaisons à partir d’un thème que toute improvisation convoque. Le film propose un développement telle dans sa forme et ses mouvements latéraux que son doublement dans la durée, et sa projection inversée gauche droite souligne les qualités de symétries inhérentes à sa spatialisation, à son expansion.

Ce support qu’est le film a une durée de vie limitée. L’une de ses qualités réside dans son instabilité même : on ne peut le fixer, on assiste rapidement à la déperdition des couleurs… La restauration est devenu depuis quelques années l’un des objets privilégiés qui caractérisent notre rapport au cinéma. Si celui-ci veut prouver son existence, il faut le préserver le plus rapidement possible. Une lutte contre le temps a imposé ainsi des plans de sauvegarde et une politique drastique vis-à-vis de son instabilité même. Au moment où l’on pensait avoir résolu les problèmes de conservation, une fois que les films-nitrates ont été transférés sur des films safety, on découvrit un nouvel agent de décomposition : le syndrome du vinaigre sévissant les émulsions sures ne l’étaient plus. Ultime grâce, la numérisation. Le film résiste à son embaumement. Toutes ces aventures (pour le moins cinématographiques) confèrent une autre tonalité à la défense du patrimoine, cette rébellion du support qui ne peut se satisfaire d’être, et manifeste son devenir : la dissolution des émulsions avant leurs disparitions.
Ce support est aussi un support friable ; il favorise, subit les brûlures, les rayures et altérations de toutes sortes. On ne peut le fixer à moins de le numériser et de changer de support de conservation. Le film comme support de reproduction ne peut se conserver dans l’état.
Ce support est fragile, il se raye à la projection, lorsqu’on le manipule, il fond, il se détériore au fil des projections ; il est un objet de transit. Un objet en perpétuel changement, je n’ose dire en constante motion. Toujours en évolution, le cinéaste lorsqu’il ne veut pas refaire encore et toujours de l’art ancien, du théâtre filmé, de la peinture académique, du réalisme photographique, travaille ces transformations et ces évolutions en interrogeant la spécificité de ce support.
De la nature et de ses transformations, quelques cinéastes ont fait leur objet de prédilection, je pense principalement à Jurgen Reble et à Metamkine, entre autres mais cela avait été envisagé par des cinéastes comme patrice Kirchoeffer… Ainsi Jurgen Reble dit : Au cours des cinq dernières années, j’ai principalement travaillé avec l’épaisseur de la gélatine. J’ai emprunté à la nature quelques motifs saisis en état de flux : surface de l’eau sous la lumière, nuage, animaux en mouvement, processus micro et macrocosmiques, etc. J’ai développé ces images comme des reproductions et j’ai utilisé des sels qui normalement sont rincés après le développement afin de recouvrir ces substances séchées, partiellement cristallisées, ces images, couche par couche. Dans cette épaisseur, j’ai gratté sur la pellicule des signes graphiques et des motifs. Ces images, représentation de la nature et des couleurs du matériau de base : les sels et les pigments dans les fragments de gélatine ont permis d’appréhender les propriétés physiques et chimiques du film. Du nombre de couches de matériaux superposés dépend la profondeur spatiale. [8]

Parmi ceux-ci il en existe entre autres un qui travaille l’écart entre la simple reproduction de l’enregistré, du produit fini, achevé, qui n’a plus qu’a être joué comme un disque, une bande, une cassette, en introduisant des modalités qui sont liées à l’interprétation, aux gestes d’un corps, ou à l’introduction du hasard ou de phénomènes non enregistré et qui dépendent autant des participants que de la spécificité du lieu qui reçoit des projections. Je me réfère ici autant la projection d’aujourd’hui, ici et maintenant selon les conditions particulières de cet amphithéâtre, qu’aux travaux des cinéastes qui font des performances, ou qui utilisent les multi écrans, et qui ne fixent pas définitivement les modalités d’une présentation dans le registre standardisé par l’industrie qu’elle soit du spectacle ou culturelle.

Écart possible et travaillé entre la simple reproduction (projection) et la performance, ou l’expanded cinéma, multi écran compris. À partir d’un canevas préexistant s’ouvre l’improvisation. De même, l’installation cinéma brise le champ la sempiternelle séance en proposant la plupart du temps des boucles, sans débutnifin. Cette présentation du cinéma change radicalement notre manière d’être vis-à-vis de notre consommation de l’objet d’art et de l’objet temporel dont le développement nous ait imposé, et dont nous ne pouvons pas disposer à notre guise. D’où le paradoxe des plasticiens contemporains qui se plongent à corps perdu dans des petits théâtres nostalgiques d’une séance de cinéma dans la galerie.

C’est dans ce cadre, de la performance, du multi écrans etc… que les croisements avec l’acousmatique sont les plus fructueux ou tout au moins c’est dans ce champ que l’on peut voir ce que le cinéma peut partager avec l’acousmatique. Il va sans dire que je ne pourrais qu’être superficiel, et donc simplement indicatif. Très schématiquement on dira que le cinéma est à priori un art de l’enregistrement, de l’enregistré et de la restitution de cet enregistrement lors de la projection. Comme tout art reproductible il favorise une manière d’être au monde : “La technique de reproduction n’est pas pour le film, une simple condition extérieure qui en permettrait la diffusion massive ; sa technique de production fonde directement sa technique de reproduction. Elle ne permet pas seulement, de la façon la plus immédiate, la diffusion massive du film, elle l’exige.” [9]
Cette reproductibilité qui inscrit sa circulation de masse trouve son développement à la fois dans la vidéo et à la télévision qui réintroduise l’ici et le maintenant dont le cinéma semblait parfois dépourvu en dehors de sa projection même, c’est ce qui explique très certainement la fascination exercée par la performance et l’expanded cinéma qui réintroduisent l’intempestif au sein du programmé, qui font soudain surgir le joué dans la mécanique. Le projecteur jouant sa partition que les performeurs, cinéastes peuvent désorganiser afin de briser le bel agencement d’une mécanique bien huilée.

Le film semble favoriser, mais la vidéo encore plus l’idée de la collecte et de sa transformation en collection. Accumulation d’images, les unes après les autres qui travaillent le temps. Sans fin les images s’ajoutent les unes à la suite des autres dans un mouvement incessant dont Andy Warhol se fera entre autres l’un des agents les plus efficace dans le champ du cinéma et de la photographie.

La production due au clignotement d’effet visuel particulier spécifique au support-film dont nous avions parlé lorsque nous avons envoyé la lumière du projecteur.

L’écran qui n’est pas une surface à priori sensible mais de réception ; d’un support l’autre de l’enregistré au joué. Technique instrumentale

Notion de montage cinéma et affiliation avec le montage virtuel

Sur les rapports qu’entretient le cinéma expérimental avec des stratégies d’organisations non linéaires.

Les structures cinématiques qui brisent la présupposition du seul développement, de la résolution narrative unique, peuvent avoir leur origine dans nombres de solutions explorées par le cinéma expérimental et la vidéo depuis plus de 80 ans.

On peut trouver des notions de non linéarité et ce en schématisant outrancièrement dans le cinéma expérimental selon deux axes : la première direction est l’abstraction comprise dans le sens d’imagerie non représentative.
La seconde est celle qui brise la forme narrative et qui comprend les travaux qui incorporent de la représentation photographique
.” [10].


[1] Hollis Frampton : Pour une Métahistoire du film Notes et hypothèses à partir d’un lieu commun inL’ecliptique du savoir sous la direction de Annette Michelson et Jean-Michel Bouhours, p111 Centre Georges Pompidou, Paris 1999

[2] Peter Kulbelka : La théorie du cinéma métrique, in Peter Kubelka, Paris expérimental, Paris 1990

[3] Hollis Frampton : Pour une Métahistoire du film Notes et hypothèses à partir d’un lieu commun, op citéep 106-107