Archives par étiquette : found footage

Films d’archives (Fr)

Archives sous la direction de Valérie Vignaux, in 1895, n°41, oct 2003

http://1895.revues.org/264

em Português : Filmes de arquivos in Revista do Festival Internacional de Cinema de Arquivo– Recine, nº1. Rio de Janeiro: Arquivo Nacional, setembro de 2004

 

Films d’archives 

Depuis de nombreuses années, le cinéma expérimental fait un usage intense du found footage. Ce terme de found footage désigne autant l’objet – une séquence trouvée -, qu’une pratique qui consiste à réaliser un film en s’appropriant des éléments trouvés, dérobés, prélevés, détournés, non tournés par le cinéaste, mais que ce dernier recycle.

0Cette pratique englobe les films de compilation comme les films plus personnels qui incorporent un extrait ou une séquence d’un ou plusieurs films. À la différence des films de compilation, les films personnels ne sont ni des catalogues, ni des collections, ils ne font qu’occasionnellement appel à des extraits de bandes d’actualité ou de films de familles.

Protéiforme, l’utilisation du found footage ne peut en aucun définir un genre : elle recouvre une trop grande variété d’interventions de la part des cinéastes. Interventions qui se sont multipliées depuis que l’accès aux magnétoscopes puis aux ordinateurs grand public s’est élargi, faisant de chaque usager un programmateur potentiel. Le recours à la numérisation permet de manipuler à volonté les informations stockées en système binaire. De ce fait, un déplacement s’est opéré, qui consacre l’empire de la variation : ce sont les données qui sont manipulables et non plus la pellicule. C’est à l’ombre de cet abandon du Celluloïd au profit du numérique que se comprennent les derniers films de Peter Tscherkassky, son insistance radicale à travailler le support argentique.

L’usage de found footage n’est pas réservé aux documentaristes et cinéastes expérimentaux. Les chaînes de télévision, grandes consommatrices d’images, font de plus en plus fréquemment appel à des archives lorsqu’elles élaborent une émission ou des programmes. Par ailleurs, les journaux télévisés ou les programmes d’actualités des chaînes thématiques ressassent les mêmes séquences, prélevées des archives auxquelles elles s’abreuvent goulûment. Quelques archives en viennent à dominer le marché ; elles tentent alors de faire évoluer le domaine du cinéma sur le modèle de la photographie, à savoir constituer des monopoles.

Si pendant longtemps les archives cinématographiques ont privilégié l’acquisition de films narratifs, depuis les années 90 elles ont pris en compte d’autres pans du cinéma, qui étaient jusqu’alors le domaine réservé d’archives spécialisées. Paradoxalement, l’intérêt récent des archives pour des films jusqu’alors ignorés rend leur accès de plus en plus difficile. Les films restaurés, étant prêtés en priorité – et presque seulement – aux établissements reconnus par les instances officielles, voient leur circulation très limitée. La notion de préservation entraîne paradoxalement une diffusion restreinte : l’objet film devient précieux puisque restauré.

Ne reste, pour les cinéastes d’aujourd’hui qui souhaitent travailler le film de found footage, que la possibilité de s’approprier plus ou moins légalement les éléments convoités.

Dans les années 50, il était aisé de se procurer des films éducatifs, à partir desquels on pouvait faire une œuvre. A Movie, le premier film de Bruce Conner est un bon exemple de l’usage qui peut être fait de films éducatifs et de bandes d’actualité. Il critique la société de consommation et sa fascination pour le spectacle de la destruction à travers un assemblage de séquences jusque-là réservées à un usage domestique. Le détournement prend le contre-pied des intentions originelles des films ; reflets de la société qui les produit, ils en représentent les rites, les tragédies humaines ou naturelles, quotidiennes ou exceptionnelles, les catastrophes. Au moyen de la collision, de la juxtaposition et de l’enchaînement, Bruce Conner suscite d’autres interprétations. Les certitudes que sont censés transmettre ces films vacillent ; d’autres perspectives surgissent grâce à l’humour des raccords, des contresens viennent entamer les idées reçues.

Bruce Conner travaille les clichés cinématographiques d’un passé récent et déjà périmé, qui sont avant tout une mémoire commune à un groupe, une classe, une société. Sa démarche s’apparente à l’appropriation des objets domestiques prônée par le pop art en Angleterre et aux Etats-unis à la fin des années 50. Bien que singulier, A Movie, comme les films de Raphael Montanez Ortiz, Maurice Lemaître et quelques autres, détourne des séquences de films, se les appropriant et les recyclant de manière à créer de nouvelles relations qui pervertissent le sens premier.

Les utilisateurs de found footage, en sortant des images de leur contexte, révèlent leur sens caché, souvent aux antipodes du sens originel, de la même façon que les Nouveaux Réalistes remettaient en cause la signification première des images qu’ils prélevaient par lacération d’affiches. Ce déplacement est essentiel dans la mesure où il marque l’appropriation, mais aussi l’irruption de l’intempestif, constitutif de nouveauté signifiante. Pour désigner ce décalage, les lettristes parlent de ciselure à propos de l’image et de “ discrépance ” à propos du son[1]. A la différence d’autres cinéastes, les lettristes n’utilisent pas seulement du found footage, ils tournent parfois des séquences qu’ils altèrent de nombreuses manières : rayures, peintures, appositions de lettres…

Remarquons qu’en ces années-là, les questions relatives à la propriété et aux droits d’auteurs ne se posaient pas de la même manière qu’aujourd’hui, le juridique n’étant pas encore devenu l’étalon à partir duquel se définit le statut économique de l’auteur, tel que l’envisagent le plus souvent les sociétés (corporates) qui les représentent.

L’appropriation de séquences modifie la manière dont les objets cinématographiques sont appréhendés : ce n’est pas l’entièreté du film[2] qui est objet du détournement mais une ou plusieurs parties. Son intégrité est remise en question lorsqu’il est considéré comme un catalogue de plans et non comme un tout indivisible. On pioche, on cite, on prélève, afin de constituer un nouvel objet. On travaille non plus à constituer une vision originale au travers de plans que l’on tourne soi-même, mais en montant des scènes tournées par d’autres. Le travail du cinéaste consiste surtout en la recherche de documents, d’où la nécessité d’avoir accès à des bibliothèques, à des archives publiques ou privées et  à divers magasins vendant des copies de films et des bobines en tout genre.

Faire des films de found footage c’est, dans les années 50 et 60, avant tout travailler à partir de documents d’actualité ; on verra beaucoup plus rarement des images prélevées de films commerciaux. Le format est souvent un obstacle majeur pour les cinéastes expérimentaux qui n’ont pas les moyens de faire des réductions à partir du format standard, le 35mm. Plus tard, principalement à partir des années 80, le recours au found footage prendra d’autres significations, qui dépasseront la critique des représentations. C’est l’importance de l’image animée, son impact sur le quotidien, qui sera à l’origine du travail de certains cinéastes : ils utilisent des images qu’ils vénèrent ou haïssent, renversant du même coup la manière d’envisager le rapport au cinéma et à sa spectacularisation du monde au XXe siècle.

Le matériel facilement accessible dans ces années est le 16mm : des bandes d’actualité dont l’actualité se limite à la pérennité du support et des films éducatifs. Le recours à ces images manifeste avant tout la perpétuation d’une tradition critique de l’art moderne, qui a toujours pris en compte la dimension ludique du détournement, au même titre que sa dimension politique : le dadaïsme, le surréalisme, le situationnisme et aussi le pop art, dans une moindre mesure…

Le travail du détournement au cinéma, à partir de found footage, implique l’appropriation d’un document que l’on utilise tel quel ou que l’on transforme ; on le recycle[3]. On s’éloigne de la citation au profit de la critique et de l’analyse, selon le projet artistique du cinéaste. Si, pour les lettristes, l’incorporation de séquences de films célèbres permet de rendre hommage à un moment de l’histoire du cinéma, la plupart du temps pour d’autres cinéastes, il s’agit de s’attaquer à la nature de la représentation telle que la propose le cinéma commercial. C’est l’attitude qu’adopte Raphaël Montanez Ortiz dans ses deux premiers films, Cow-boy and Indian Film (1958) et News Reel (1958), dans lesquels il tronque, remonte, transforme et modifie un western afin de dénoncer le parti pris idéologique et racial des productions hollywoodiennes autant que des bandes d’actualités des années 40 et 50. News Reel dénonce la guerre d’une façon ouverte, ainsi que certains de ses promoteurs, tel Pie XII. Une même démarche se retrouve chez des cinéastes et vidéastes contemporains lorsqu’ils interrogent les questions d’identité, d’appartenance à une race, une culture, un genre. Richard Fung, Nguyen-tan Hoang, Charles Lofton, Wayne Yung et Shawn Durr… incluent dans leurs vidéos des éléments de found footage pour mettre l’accent sur l’appartenance à une double minorité, gay , asiatique ou black en Amérique du Nord. Leurs travaux font preuve d’un d’humour corrosif, différent de celui des années 50 ou 60[4]. L’appropriation de séquences de films de genre chez Nguyen-tan Hoang, ou Charles Lofton favorise une lecture camp de ces mêmes films, qui les dynamisent autant qu’elle les dynamitent. Attitude que l’on retrouve dans 1000 Cumshots (2003) de Wayne Yung, qui dénonce l’empire du mâle blanc de la pornographie gay.

Un tel mode d’appropriation artistique n’est pas nouveau : de tout temps, les musiciens, les écrivains, les peintres se sont inspirés d’œuvres plus anciennes, empruntant un motif, une mélodie, un thème, une idée, jusqu’à recopier allègrement tout ou partie d’ouvrage. Il n’y a pas d’œuvre sui generis qui ne fasse appel ou qui n’emprunte à des réalisations antérieures. Aujourd’hui la différence notoire est que le droit s’est transféré de l’auteur à ses représentants légaux qui, au nom du pouvoir économique, en viennent à confisquer le droit de l’auteur au profit des intérêts qu’ils défendent.

Ce qui explique que l’usage des found footage dans le cinéma et la vidéo contemporaines se heurte souvent à la question de la diffusion en dehors de leurs propres circuits, dans la mesure où ces derniers échappent au contrôle des représentants légaux.

Le recyclage d’images peut s’exercer sur toutes sortes de films, à partir du moment où les moyens de reproduction, de capture, sont disponibles. Envisageons sous l’angle du recyclage deux films importants pour des raisons distinctes, qui tous deux s’intéressent à des pans du cinéma moins fréquemment utilisés dans les années 60 et qui vont irriguer la plupart des travaux de la fin des années 80 à nos jours, La Verifica incerta (1964) de Gianfranco Baruchello et Alberto Grifi, et Au début (1967) d’Artavazd Pelechian.

Le film de Pelechian met en place une alternative au montage “ des attractions ” comme l’a défini Eisenstein, en recourant à un montage qui privilégie les formes circulaires et la constitution de blocs au sein desquels s’effectuent des variations. Il s’agit d’un montage qui, par la répétition de séquences au sein d’un même bloc ou d’un bloc à l’autre, fait éclater le sens unique au profit de la résonance. A côté de bandes d’actualités de toutes provenances célébrant les révoltes, figurent des extraits de films d’Eisenstein et de Vertov. Cette irruption de classiques marque une reconnaissance de dette vis-à-vis des œuvres autant que leur dépassement au profit d’un nouvel art d’envisager le film. Afin de leur redonner un impact qu’elles auraient perdu, Pelechian duplique les séquences connues sur des émulsions à haut contraste.

Pour faire leur film, Grifi et Baruchello ont racheté 47 copies de films 35mm des années 50 et 60 en cinémascope, avant leur destruction[5]. Ces films commerciaux, en majorité américains, sont déconstruits puis remontés pour élaborer un film qui, bien que respectant le canevas des films classiques, désacralise les clichés hollywoodiens. La Verifica reconnaît à Hollywood son importance de pourvoyeur de stéréotypes et de clichés fascinants autant que révulsants, tout en révélant les limites de cette entreprise du divertissement qui recourt aux mêmes codes indépendamment du sujet du film. Il propose une critique ludique des clichés, des codes hollywoodiens, qui opère par excès, surenchère et accumulation. L’efficacité de la démonstration tient à l’utilisation d’un grand nombre de séquences tirées de différents films ; elle ouvre une voie possible d’investigation aux cinéastes à venir, que ceux-ci aient vu ou non La Verifica. Ce qui met encore une fois l’accent sur l’importance de l’accessibilité aux films.  L’accessibilité, la démocratisation favorisent l’appropriation. Cette “vérification incertaine ” préfigure les gestes iconoclastes des cinéastes des années 90 qui, à partir de leurs magnétoscopes, privilégient un art du spectateur, ou plus exactement un art du programmateur, et constituent des collections de morceaux choisis au détriment de l’intégrité d’une œuvre. Le regard s’est déplacé, grâce aux outils qui permettent la consommation privée d’un divertissement qui était jusqu’alors un spectacle de masse[6].

Par leur mode d’appropriation et de recyclage des images, La Verifica et Au début annoncent la pratique de l’échantillonnage telle qu’elle s’est développée dans le domaine musical puis dans celui de l’image en mouvement, depuis la fin des années 80. Cet art de l’œil qui privilégie le choix de celui qui regarde permet de transformer la manière d’aborder les notions d’auteur et d’œuvre.

Les films et vidéos contemporains interrogent le cinéma, fournisseur et diffuseur d’images du réel, mais aussi artisan, manipulateur de ce même réel et du même coup de notre imaginaire. L’envahissement progressif du cinéma au fil du siècle a fait que beaucoup de séquences de films sont devenues des icônes contemporaines, des images publiques, qui hantent la mémoire de chacun. D’autres images, à caractère privé, provenant de films de famille, nous permettent de nous revoir tels que nous étions en d’autres temps, et nous montrent aussi la manière dont nous appréhendions le monde, retransmise par le regard de témoins proches ou lointains. On peut ainsi revisiter l’histoire familiale à travers quelques-unes de ses représentations (comme le rituel du repas familial dans Stories de Cécile Fontaine), ou à travers une véritable célébration du temps définitivement révolu dans Nikita Kino (2001) de Vivian Ostrovsky. Ce film renouvelle l’approche du voyage en URSS tel que nous l’avions cofilmé, Vivian et moi-même, dans Work & Progress (1999). Ici ce n’est plus le voyage, la découverte, qui déclenche le recyclage d’actualités, mais la visitation du passé à travers les séquences glanées par la cinéaste au fil des ans.

C’est dans cet esprit de reconsidération du passé que les cinéastes travaillent des films de famille trouvés ici ou là, qui permettent de montrer d’autres usages du monde sous couvert d’anonymat : Peter Tscherkassky présente dans Happy-End (1996) une collection de films de Nouvel An tournés par un couple, des années 60 aux années 80. Cette investigation s’apparente à une analyse qui nous permet de saisir l’évolution du regard porté par ce couple sur sa propre image ; elle interroge également la position de tiers invisible que nous occupons lorsque nous regardons le film : à qui s’adresse cette famille bourgeoise lorsqu’elle mime le bonheur d’une nouvelle année? Happy-End appartient à la même veine que les films qui profitent de l’altération du support pour investir le passé. Il ne s’agit pas de revoir des événements filmés dans le passé mais de profiter de la matérialité du passage du temps, de la transformation du grain de l’émulsion. Il n’est pas question de sentimentalité nostalgique mais d’esthétique.

Si La Verifica incerta préfigure les travaux de compilation que génèrent le cinéma expérimental et l’art vidéo depuis les années 80, c’est parce qu’il travaille à partir du cinéma commercial, qui reste la pratique dominante du cinéma.

Depuis les années 80, les salles de cinéma n’ont plus le monopole du cinéma de fiction : on peut le voir dans les galeries ou chez soi, grâce au magnétoscope. Cet outil permet aussi bien l’accéléré, le retour en arrière que la duplication et la compilation. Le consommateur peut alors fabriquer des bandes personnalisées, à son goût, ce qui signifie que le pillage de séquences s’accroît en même temps qu’il favorise la production de nouvelles œuvres à partir du séquençage, de l’échantillonnage de films en tous genres. Le résultat en est un certain nombre de travaux qui proposent des sommes particulières de situations (Home Stories, 1991, de Matthias Müller ; Scratch, 2002, de Christoph Girardet) ou de gestes (Téléphones, 1995, de Christian Marclay).

Des cinéastes tirent de nouveaux signifiants de films classiques ou connus. C’est le cas de Martin Arnold qui utilise le bégaiement de l’image en tant qu’instance de dévoilement et d’effacement dans Pièce touchée (1989) comme dans ses films plus tardifs, et c’est aussi le cas de Chun-hui Wu qui, dans Psycho Shower (2001), travaille les différents plans de la célèbre scène de douche du film de Hitchcock. À partir d’une scène archi-connue, le cinéaste crée une chorégraphie qui met en scène le corps extatique d’une femme avant son meurtre. Dans ce film comme dans ceux d’Arnold ou d’Ortiz, c’est le jeu du différé et de l’avance saccadée avec ses détours, ses reprises, ses délais, qui constitue le moteur de l’action cinématographique. Travail ludique qui met en crise le défilement normé d’une projection au profit de la saccade, ce paradigme du cinéma, aboli depuis l’apparition de l’image électronique.

Mais le cinéma hollywoodien peut aussi être l’objet de manipulations et de transformations qui permettent d’écrire d’autres histoires, des histoires que Hollywood n’a pas su ou pas voulu conter. Dans Meeting of Two Queens (1991), Cecilia Barriga propose une histoire d’amour entre Greta Garbo et Marlene Dietrich, à partir d’un montage de séquences qui, par-delà les histoires, fonctionnent comme d’habiles champs contre-champs fictifs. De son côté, Barbara Hammer incorpore dans Nitrate Kisses (1992) un film célèbre de Watson et Webber, Lot in Sodom (1933), ainsi que des séquences de rayons x de films scientifiques tournés dans les années 40 par le même Watson. Dans Matinee Idol (1999), Ho Tam dresse le catalogue du roi du cinéma de la Chine du Sud, des années 30 à 60, en prélevant de courts extraits dans sa filmographie. A la différence de Home Stories ou Phantom (2001) de Matthias Müller, Matinee Idol ne donne pas à voir une nouvelle fiction, c’est avant tout la transformation d’un visage.

Ces quelques films réutilisent des films de divertissement. Ils évoquent une époque, un moment dans l’histoire du cinéma, une fascination pour un genre de cinéma, celui des stars…, ils ne créent pas des mondes, mais commentent à la fois le monde et le cinéma. Ils proposent de nouvelles lectures, de nouveaux assemblages, des arrangements différents, en piochant dans un catalogue de séquences plus ou moins connues, qui sont souvent des archétypes. Chez Matthias Mueller  nombreux sont ses dernières œuvres qui, constituées de représentations hollywoodiennes, baignent dans un climat de pure nostalgie[7].

Matthias Müller, comme de nombreux cinéastes apparus dans les années 80, mêle aux images qu’il a tournées une grande quantité de séquences trouvées et empruntées à l’histoire du cinéma – principalement aux mélodrames et aux comédies musicales hollywoodiennes. Son film Aus der Ferne est symptomatique de ce phagocytage progressif de Hollywood par les cinéastes expérimentaux dans les années 80. De leur côté, Mike Hoolboom et Caspar Strake annexent tout le cinéma et pas seulement les films hollywoodiens. Tom (2001) de Mike Hoolboom convoque l’histoire des représentations de New York au cinéma, pour faire la biographie du cinéaste Tom Chomont. Des couches d’images tissent une histoire composite de la ville. Ces épaisseurs d’images renvoient à la constante transformation architecturale de Manhattan. Elles évoquent des paysages imaginaires d’une cité qui associe à notre vision des résidus d’un autre temps, ainsi que nombre de clichés. La ville n’est plus vue directement, mais éprouvée selon un brouillage visuel qui la rend cependant plus tangible, plus palpable. La sensation devient beaucoup plus physique, matérielle : on a envie d’y mettre les mains[8]. C’est un peu comme si la vidéo permettait de sentir la peau de la ville grâce à des surimpressions, des superpositions d’images qui sont comme des vitraux.

La texture particulière de ces images rapproche le style de ce film de celui des travaux utilisant le found footage, qui mettent l’accent sur la décomposition, l’altération, donc sur la fragilité du support cinématographique. La fascination pour la décomposition du support peut s’envisager comme une nostalgie de l’émulsion, de ses qualités particulières, de son grain et de sa texture. Cela conduit les cinéastes à travailler des séquences repiquées de bandes-vidéo, les développant de manière artisanale afin de leur redonner la qualité si caractéristique du support argentique. Le travail de Jürgen Reble se situe exactement dans cette ligne, qui vise à transformer le support, faisant exploser littéralement sa matérialité dans Instabile Malerei (1995), ou dans ses performances filmées d’Alchemy (2000). La manipulation radicale du support au développement ou lors du tirage, par virage, et les attaques chimiques en direct s’effectuent sur des éléments dérobés pour la plus grande part à des films scientifiques ou à des documentaires animaliers.

On est en présence d’une procédure qui révèle le support des images au détriment des figures qui s’y manifestent, afin de nous conduire vers d’autres horizons par l’abolition progressive des éléments figuratifs, sans lesquels le cheminement vers cet au-delà ne pourrait avoir lieu. Dans cette démarche s’inscrit une dimension mystique qui n’est pas si éloignée de l’esprit dans lequel travaille Mike Hoolboom, même si les objets cinématographiques et les intentions diffèrent et même si le cinéaste travaille depuis quelques années la vidéo plutôt que le film. Mike Hoolboom radicalise encore son approche dans certaines parties d’Imitations of Life (2002), en étendant le champ de ses emprunts aux clips vidéo, aux publicités et aux films sportifs qu’il entremêle, avec les films hollywoodiens, à certains de ses films. Abigail Child et Craig Baldwin avaient, à la fin des années 80, travaillé dans la même direction, en mêlant divers genres de films. Mais parfois la narration classique reprend le dessus : lorsque la cinéaste refilme des home movies anonymes pour en faire Covert Action (1984), elle s’aperçoit que ce matériau est source de fiction. Ignorant la provenance de ces films de famille, n’en n’ayant que des fragments, elle complète les manques pour reconstituer une histoire à partir du found footage[9]. Alors que dans les Mercy (1989), elle multiplie les sources d’emprunt en incorporant des films éducatifs et des films scientifiques, sans se référer à un quelconque récit.

Si une importante partie des films de found footage réalisés dans les années 90 sont des vidéos, No Damage (2002) de Caspar Strake annexe des pans entiers du cinéma afin de rendre à la ville sa pluralité, à travers la multiplicité de ses représentations. C’est ce qu’avait réussi de manière étourdissante Craig Baldwin dans Tribulations 99, Alien Anomalies under America, en créant à partir d’une mosaïque de documents cinématographiques une fable paranoïaque dont le fil conducteur est constitué par les voix de la bande-son. Ces discours lient les représentations issues d’origines si diverses, dans un récit qui se déroule comme une suite de complots, dont le film serait l’une des manifestations virtuelles.[10].

Dans leurs derniers travaux, Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi continuent le travail amorcé au début des années 80 et dont Dal Polo all Equatore (1986) est l’une des plus grandes réussites : le recours à des films d’archives ou à des collections privées. Dans ce film et dans les suivants, ils sélectionnent, teintent, recadrent les séquences choisies en s’effaçant devant le matériau qu’ils remettent en circulation. Pas ou peu d’intertitres sont ajoutés, qui situeraient le matériau. Cette plongée nostalgique dans un passé à jamais révolu oscille entre fascination pour un temps de la représentation au cinéma et plasticité d’un matériau abusé par les ans et stocké dans de mauvaises conditions. Dans Dal Polo all Equatore, les deux cinéastes ont assemblé des films de la collection de Luca Comerio, opérateur qui, à la fin des années 20, a réuni sous le même titre différentes séquences tournées par lui – notamment celle du pôle Nord et celles de la première guerre mondiale – ainsi que des films scientifiques tournés par d’autres cameramen. Le pillage du film initial se limite à sa réorganisation en quatre chapitres[11].

Dal Polo all Equatore illustre l’intérêt croissant des cinéastes, à partir des années 80 et 90, pour l’éphémérité du support, sa vulnérabilité, sa dégénérescence. Cet objet fascinant – le film – qui veut que le support succombe se dissolve, s’effrite, se torde, en un mot se décompose.

Dans No Damage comme dans Dal Polo, les cinéastes s’approprient des films pour en recréer un autre : ils respectent totalement le support, ne se permettant aucun glissement vers un autre matériau ou à partir d’un autre matériau. Le film ne peut être généré que par du film. A cette logique appartiennent le travail de  Peter Delpeut dans Lyrisch Nitrat (1990) ou les deux films de Gustav Deutsch, Film ist 1-6 (1998) et sa suite Film ist 7-12 (2002), qui recourent tous à des emprunts autorisés de films d’archives.

Par contre, Mike Hoolboom, Marc Plas et d’autres ne s’encombrent pas de telles contraintes lorsqu’ils pillent allègrement le cinéma : ils font œuvre de cinéma à partir d’images tirées de cassettes ou de dvd, sources les plus accessibles aujourd’hui pour qui veut travailler à partir de représentations existantes. En Chine, par exemple, un collectif d’artistes détourne et pervertit des films publicitaires, à l’image de ce que fait Negativland[12] dans ses émissions de radio et dans quelques CD. De nombreux vidéastes agissent de même actuellement, lorsqu’ils ont besoin de contrer l’information officielle en cas de conflit armé, par exemple. Lors de la seconde guerre du golfe, cinéastes et vidéastes ont produit des films véhiculés par l’internet, qui se présentaient comme une alternative à la propagande officielle.

Autre domaine d’appropriation, considéré comme un genre mineur et réservé la plupart du temps à un usage privé : le cinéma pornographique. Voilà le terrain d’appropriation de Lary Brose (De Pofondis, 1996), Steve Reinke (quelques bandes de sa série The Hundred Videos), Michael Bryntrupp (All you can eat,1993) , Yves Mahé (Fuck, 1999 et Va te faire enculer, 1999). Les cinéastes reprennent parfois les mêmes images : All You Can Eat utilise des séquences que l’on retrouve aussi dans Barely Human[13]. Dans les deux cas, il s’agit d’une accumulation de plans de visages d’hommes en train de jouir, dérobés à des vidéos hard gay. Pour Steve Reinke, cette accumulation de visages extatiques rend les protagonistes presque inhumains : pas tout à fait des fantômes, plutôt des anges. De son côté, De Profundis privilégie des images pornographiques moins familières (elles datent en majeure partie de la fin des années 20), qui sont refilmées et traitées de sorte que leur ancienneté et leur altération, à travers les agressions que leur fait subir le cinéaste, soient palpables. La manipulation des images, qui crée une texture, les rend plus tactiles. Elles sont pour ainsi dire (visuellement) caressées. L’insistance à dévoiler le caractère palpable de la matière argentique se retrouve chez les vidéastes, lorsque, aux moyens de surimpressions et de ralentis, ils redonnent une épaisseur à l’image, qui n’est plus une fine pellicule, mais devient peau.

Qu’ils utilisent la vidéo ou le dvd, les cinéastes en reviennent toujours à privilégier l’aspect matériel du film ; ils cherchent à le rendre tangible pour les spectateurs. Même lorsqu’ils prélèvent des images virtuelles, ils cherchent à faire passer une sensation de texture, ils ne se satisfont pas de l’aspect lisse des nouvelles images. Ils apprécient avant tout la matérialité de la pellicule, les effets esthétiques que produit seule le vieillissement du support. Il semble donc bien nécessaire aujourd’hui de préserver les images animées, autant qu’il est nécessaire de favoriser leur accessibilité. Les archives, les banques de données appartiennent souvent à des institutions dont la gestion se révèle très lourde, mais elles sont un mal nécessaire : elles permettent la sauvegarde et la conservation dans les conditions optimales et agissent comme une mémoire qui devient vive à condition qu’elle fasse partager ses trésors.



[1] Voir Isidore Isou, “ Esthétique du cinéma ” et Maurice Lemaître “ Le film est déjà commencé ”, ION numéro spécial sur le cinéma, 1er avril 1952, Paris, éditions André Bonne, 1952.

[2] Parfois le détournement s’effectue sur l’intégralité du film. Joseph Cornell réduit un long-métrage à une vingtaine de minutes dans Rose Hobart (1939) en utilisant des sous-titres. René Vienet reprend les films entiers dans La dialectique peut-elle casser des briques (1974) et Les filles de Kamaré (1974). Ou bien encore Ken Jacobs appose sa signature à un film anonyme (Perfect Film). Pierre Huyghe ainsi que de nombreux artistes contemporains s’emparent intégralement de films qu’ils montrent côte à côte dans leurs différentes versions (Titanic) ou qu’ils étirent jusqu’à 24 heures : 24 Hour Psycho (Douglas Gordon, 1993).

[3] Pour une analyse historique plus détaillée des techniques employées par les cinéastes de found footage voir Jay Leyda, Films beget film, A study of compilation film, Londres, Georges Allen & Unwin Ltd, 1964 ; “ Found Footage Filme aus gefundenem Material ”, Blimp n° 16, Vienne, 1991 ; William Wees, Recycle Images, New York, Anthology Film Archives, 1993 ; Eugeni Bonnet (directeur d’ouvrage), Desmontage : Film, video/apropiacon, reciclaje, Valence, Ivam 1993 ; yann beauvais, “ Plus dure sera la chute ” (1995), reprint in yann beauvais, Poussière d’images, Paris, Paris expérimental, 1998.

[4] À cet égard les films The Situationist Life (1958-67) de Jens Jorgen Thorsen sont des exceptions, qui s’inscrivent dans une tradition provocatrice héritée du lettrisme et du surréalisme.

[5] Pour une présentation de ce film, voir Germano Celant (directeur d’ouvrage), Identité italienne, Paris, Centre Pompidou, 1981

[6] Peter Szendy a magnifiquement décrit cet art du spectateur, dans le domaine musical, dans Un art de l’écoute, Paris, Minuit, 2000.

[7] Comme nous le faisait justement remarquer Isabelle Ribadeau-Dumas, cela s’applique aussi à de nombreux épisodes du cycle Phoenix Tapes (1999) coréalisé avec Christoph Girardet autour des films de Hitchcock.

[8] Sur cette qualité haptique de la vidéo contemporaine, voir Laura U Marks, Touch, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2002.

[9] Voir Abigail Child dans William Wees, Recycled Images, op. cit.

[10] L’introduction d’une version livresque du film maintient cette interprétation, à travers la signature “ Jane Austen ”, qui plus tard se manifestera à nouveau dans une vidéo de Keith Sanborn, à propos des notions d’appropriation et de copyright, ce dont le film de Baldwin ne s’était guère soucié. Tribulation 99 Craig Baldwin, New York, ediciones La Calavera, 1991.

[11] Pour une description détaillée de la pratique des deux cinéastes, voir Yervant Gianikian, Angela Ricci Lucchi, catalogue du Museo Nazionale del Cinema, Florence, Hopefulmonster editore, 1992.

[12] Negativland est un collectif de musiciens qui a questionné la notion de l’usage respectueux du recyclage. Leur combat s’est illustré lors de leur emprunt d’une chanson de U2. Voir site :www.negativland.com

[13] Cette bande est la dixième de la série The Hundred Videos de Steve Reinke, voir le catalogue du même nom édité par Philip Monk Power Plant, Toronto, 1997.

Keith Sanborn (Fr)

Revue&corrigée n° 70 décembre 2006

Keith Sanborn est un cinéaste qui interroge les représentations que produisent le cinéma, la télévision. Il interroge les films afin de créer des espaces de réflexion autour de ces représentations. Il ausculte la société américaine à travers ses médias de film en film. C’est à la fin des années 70 qu’il commence à travailler dans le champ du cinéma expérimental en suivant d’une part les cours de Hollis Frampton à Buffalo [1], mais en se plongeant dans une tradition cinématographique, fortement renouvelée par les situationnistes, qui consistent, à travailler à partir de séquences trouvées afin de les remettre en circulation selon d’autres modalités. Ce travail oscille entre pillage et détournement et s’inspire d’un ensemble de pratiques que l’on trouve aussi bien chez Bruce Conner que chez les Lettristes, tout autant que dans les films plus politiques des situationnistes. Chacun des films de Keith Sanborn offre simultanément au moins deux discours parallèles, l’un qui affirme par le choix des séquences un amour du cinéma alors que l’autre déconstruit les mécanismes à partir desquels fonctionnent les films.

Si la sensibilité du travail de Keith Sanborn relève du cinéma expérimental, il le contourne en recourrant depuis plusieurs années au numérique. Il a œuvré pendant de nombreuses années avec le support argentique, mais, depuis plusieurs années il recourt aux outils qui lui confèrent une plus grande autonomie et qui de plus n’est pas trop onéreuse. La vidéo, le dvd ont facilité l’accessibilité à un nombre d’œuvres qui avaient souvent disparues du répertoire. Ces outils contribuent à la découverte d’images méconnues ainsi qu’à la redécouverte et à l’appropriation (devrait-on dire la réappropriation ?)d’images qui nous ont été familières à un moment ou à autre. Dans cet article, nous nous intéresserons avant tout aux dernières productions de Keith Sanborn.

Le film, The Artwork in the Age of its Mechanical Reproductibility by Walter Benjamin as told to Keith Sanborn (1999) est emblématique du travail contemporain du cinéaste. En effet, dans ce film, Keith Sanborn s’approprie ces avertissements qui ouvrent toutes les cassettes vidéos ou dvd et dans lesquels la loi s’inscrit en tant qu’impératif catégorique sous l’égide du FBI. Tout le film est composé d’une multitude de panneaux d’avertissement en regard de la notion de droits d’auteur tels que la compréhension de la loi américaine l’impose. Ces panneaux se succèdent au son d’une mélodie ressassée et qui fut une musique populaire des années 50, un réarrangement d’une musique dont l’original est Mac the Knife (Die Moritat von Macheath) from Dreigroschen Oper de Brecht [2]. Le film pose la question du droit d’auteur par le biais du copyright et de la protection de ces droits au moyen des administrateurs qui patentent où représentent les auteurs.
De plus, cette bande (comme plusieurs autres de KS) a la particularité d’être attribuée à Jayne Austen, laquelle n ‘est plus alors l’auteur que l’on croyait mais une fiction [3] . Comme le dit Keith Sanborn : « J’ai pris comme alter Ego Jane Austen car cela a à voir avec la question de la réception du travail. Étant anti- essentialiste, le fait de s’attribuer une œuvre nous enferme dans un genre, et cela est une fausse production d’autorité. Je comprends cela dans deux sens, à la fois l’autorité sociale mais aussi dans le sens d’auteur. Et par conséquent l’attribution de Jane peut subvertir ce genre de construction. » [4]
Par cette attribution à un alter ego, autant que, par son titre, le film de Keith Sanborn se différentie de Warnings (1988) de Muntadas qui travaillait à partir des mêmes cartons d’avertissements. Dans les deux cas, cependant, ces énoncés sont copyrightés alors qu’ils édictent la loi. Sont-ils par conséquent hors la loi ? Peut-on s’approprier la loi comme le font les administrations qui gèrent et protègent les droits d’auteurs ? Mais comme le dit si bien Sanborn si l’œuvre avait été réalisée en 1936, comme son titre l’indique, alors elle serait de fait l’œuvre numérique la plus vielle du monde… une œuvre qui interroge le sens politique de la propriété intellectuelle qui ici « s’approprie les imprécations de contre l’appropriation de la propriété intellectuelle » [5]. d’une œuvre d’un auteur vivant et celui qui représente (a produit) l’œuvre.
Un autre travail de la même année déplace la question de l’autorité en examinant une séquence de film qui a bouleversé l’Amérique autant par son invisibilité que par ce qu’elle contenait. Il s’agit de la séquence de Zapruder.
En 1999, Keith Sanborn s’est approprié la séquence à partir de laquelle il a réalisé un film à partir de variations, permutations, altérations de la séquence initiale de 26 secondes. Ces permutations sont accompagnées de la musique Jajuka, qui est au dire de Brion Gysin la plus vielle musique du monde. Pour Keith Sanborn, le choix de cette musique est fondamental dans la mesure ou elle est à la fois une musique de célébration des rites funéraires, elle est de plus, pré-islamique. [6] La juxtaposition de cette musique avec cette séquence retravaillée, accélérée, ralentie, inversée, masquée, procure un sentiment d’inquiétante étrangeté. On ne peut s’empêcher aujourd’hui, d’inscrire cette musique dans un cadre de penser magique, comme si elle illustrait déjà les conflits à venir.
Une fois de plus Keith Sanborn recourt à une séquence qui est devenu comme il le dit si bien l’événement même. Cette séquence s’est substituée à l’assassinat du président Kennedy, elle est devenu l’Histoire, même. En travaillant avec cette séquence, Keith Sanborn s’approprie l’événement pour le dépasser, pour enfin en faire son deuil. Ce sont ces images, qui ont été l’objet de tant d’analyses, et qui sont devenues les agents du mythe, de cette tragédie américaine, puis détournées par le cinéaste qui, s’appropriant cet enregistrement vise à construire d’autres discours.
« Je voulais à la fois reconnaître ce moment comme une tragédie mais peut-être comme une tragédie grecque, reconnaître ce moment pas seulement comme un deuil mais aussi comme une célébration, il y a des traditions et les funérailles sont l’occasion d’une célébration, c’est ça que je voulais faire de ce moment une célébration et pas seulement de l’accepter comme une partie de l’histoire, car on aimerait très bien comme effet idéologique …/… Ce que je voyais c’est que cet événement historique avait été transformé en un mythe religieux, pas seulement l’évènement, son enregistrement même et ça je trouvais bizarre. Parce que ce film de Zapruder est sans aucun doute le film le plus analysé dans l’histoire du monde, il avait été analysé mais, cependant même pas vu. » [7The Zapruder Footage : An Investigation Of Consensual Hallucination, constitue par son traîtement , un remarquable hommage au cinéma structurel, en tout cas celui qui travaille les permutations et les variations sans pour autant épuiser son sujet. Les différentes variations que nous propose Keith Sanborn semblent faire des clins d’œil à différentes procédures et à quelques films célèbres dans ce corpus. On pense bien évidemment à tous ces films qui travaillent les boucles courtes, mais aussi à des films distincts comme Artificial Light de Hollis Frampton (1969), ou même du plus tardif Keaton Cops (1991) de Ken Jacobs. Dans ce film de Keith Sanborn, la juxtaposition de l’élément visuel avec ce son induit une séduisante désacralisation des deux éléments au profit d’un mirage synesthésique. L’instabilité relative occasionnée par ce rapport est dynamisée à chaque variation qui renouvelle l’étrangeté et magnifie le métrage retraité. S’élabore au fil des transformations une étonnante pyrotechnie qui ne semble pas suivre quelconque paradigme narratif mais plutôt un algorithme complexe. The Zapruder Footage : An Investigation Of Consensual Hallucination travaille ainsi la programmation d’un traitement visuel qui est dynamité par un son qui le désarticule. L’appropriation de cette séquence mythique remet ainsi cause le respect que nous avons pour la chose filmée quand il s’agit d’un enregistrement d’un moment historique. Un compteur d’image est placé dans le cadre supérieur droit de l’image, il inscrit un moteur de comparaison que nous exerçons ainsi à chaque passage de la voiture ou de la séquence du film et ce indépendamment des variations. Nous tentons d’ordonner la perception de l’événement, d’y repérer une stabilité que les procédures retardent, enjolivent et transforment.

Avec Operation Double Trouble (2003) ce n’est plus l’enregistrement d’un drame national qui est ausculté mais un autre outil de propagande : un film du corps des Marines américains. Ce film démontre comment il « démonte, fragmente, morcelle des œuvres préexistantes afin d’accéder à d’autres réflexions. Réflexion sur la consciente médiatisée dans lequel un espace de réflexion est possible. » [8] Ce film amplifie la déconstruction d’une des machines de vision que manifeste si bien le cinéma hollywoodien et sa forme condensée qu’est ce film de propagande de l’armée américaine. Renouant avec le style héroïque des années 40, qu’illustrait parfaitement John Ford, le film original que détourne et subvertit subtilement Keith Sanborn est une anthologie de bon sentiment distribué sous une forme épique. Le détournement s’effectue au moyen d’un doublement des scènes qui dévoilent tout ce que le film voulait cacher à savoir : ce qui permet sa construction. Les coupes sont occultées au moyen de la musique qui se poursuit au-delà de la coupe afin de créer un climat, mais surtout une continuité par-delà l’hétérogénéité des plans. Si pour Eisenstein le montage participait de la collision des plans afin de produire du sens par la dynamique du rapport, pour Hollywood et dans le cas qui nous concerne pour l’armée américaine, le montage vise avant tout à annihiler toutes ruptures, toutes réflexions qui n’iraient pas dans la production d’un sens unique. L’irruption des plans dupliqués dans Operation Double Trouble, manifeste alors le partis pris idéologique du film d’origine autant que ses intentions manichéennes. En appliquant à ce film une procédure simple, le cinéaste met à jour la qualité du mensonge à l’œuvre dans ce film original. « La qualité du mensonge ici est bien moins sincère. Mais c’est pour cette raison qu’elle est très habile, c’est bien plus roué que les mensonges que pratique le président des Etats-Unis même si cela participe du même style. C’est le style John Wayne, un style pseudo populaire, mais, logé très profondément dans ce style qui a l’air d’être populaire et transparent, il y a une sorte de labyrinthe idéologique. » Avec Operation Double Trouble, Keith Sanborn s’attaque frontalement la production idéologique au cinéma et rend hommage au travail autour de la notion de spectacle tel que l’a formulé Guy Debord à différentes époques. Le spectacle de la société se donne bien à travers le cinématographique, mais il ne s’y limite pas. Le spectacle a ceci de remarquable, qu’il procède de strates et réseaux annexant progressivement tous les champs de circulation et de distribution de toutes formes de marchandises. Subtilement Operation Double Trouble démonte les mécanismes de mystification à l’œuvre dans le film d’origine, qui lui-même fonctionne comme catalogue d’idées / clichés reçus .
En utilisant ce doublement des plans on assiste comme à l’élaboration d’un bégaiement peu développé mais constant. Ce bégaiement cinématographique [9] en convoque indirectement un autre : Critical Mass (1969) de Hollis Frampton. Dans ce film, deux jeunes gens se disputent, le garçon n’est pas rentré depuis plusieurs jours. La voix des protagonistes se substitue progressivement l’une à l’autre, au moyen du bégaiement, l’homme finissant par parler avec une voix de femme se désaccordant littéralement de l’image [10] . Si comme nous le dit K.Sanborn : « Hollis Frampton a monté , le film selon un système formel que l’on peut décrire comme algorithmique. Ce qu’il y a de remarquable avec Critical Mass, c’est que les deux personnes ne se connaissaient pas avant de faire le film, le scénario posait les questions quant à la fidélité. De mon côté, je n’ai pas appliqué d’algorithme aussi complexe que ceux-ci, mais il y avait quelque chose qui m’attirait et j’ai ainsi renforcé l’original du film par la duplication . [11] »
Les deux films travaillent la véracité des régimes de discours en les démontant au moyen d’une désynchronisation progressive, l’un exploite les conflits conjugaux par un bégaiement intensif, alors que l’autre explore les conflits internationaux par la duplication.
Cette duplication semble illustrer magnifiquement les théories du complot qu’ont su explorer Guy Debord, Gianfranco Sanguinetti, William Burroughs, Craig Baldwin, David Wojnarowicz… Le film Operation Double Trouble ne répète en rien ces théories, il nous permet de le lire à travers les énoncés du film, et fait du film original le vecteur qui sous-tend l’engagement impérialiste de l’armée américaine. La duplication brise la narration et démontre clairement les liens qui unissent films de propagandes et productions hollywoodiennes en dévoilant quelques-uns des mécanismes (la continuation de la bande sonore : musique ou voix-off, sur deux plans, annihilant ainsi le raccord, la coupe) et qu’ils exploitent avec maestria.

La reprise par Keith Sanborn, (il l’a téléchargé avant de le retravailler) de ce film de propagande commanditée à la fois par Navy et le corps des Marines [12], distribué pendant quelques semaines dans un circuit de salle se cinéma en Californie. Il avait beaucoup de femmes qui venaient avec leurs enfants au cinéma, elles se sont plaintes d’exposer de telles images à leurs enfants. Face à cette objection morale, le film n’a plus été montré en salle.
« Ironiquement il n’y a pas de copyright sur le film, donc si le gouvernement n’apprécie pas ce que j’ai fait il ne peut rien faire de légal. On sait très bien qu’il peut faire des choses, mais des choses légales non. » [13]

yann beauvais


[1] À partir de 1976, Keith Sanborn suit les cours de Frampton à Houston puis à Buffalo en 78 , auquel il adjoindra ceux de Tony Conrad. Il travaille pour Paul Sharits. Au début des années 80 il devient programmateur de Hallwalls à Buffalo.

[2] Keith Sanborn pensait qu’il s’agissait d’une version cubaine, quand il réalisa qu’il s’agissait en fait de le version d’un arrangement de 56, dans le style cubain de cette musique de Brecht par l’américain Dick Hyman et son orchestre

[3] Il s’agit de Jane Austen. Mais écrit avec un Y, nous invite à penser à Jayne Mansfield.

[4] Interviewé par Peggy Nelson pour Otherzine : X Marks the Spot : Hunting for Buried Treasure with Keith Sanborn

[5] L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique, racontée par Walter Benjamin à Keith Sanborn, in Monter Sampler , l’échantillonnage généralisé, de yann beauvais & Jean Michel Bouhours, Scratch /centre Georges Pompidou Paris 2000

[6] Renseignement donné par Keith Sanborn lors d’une présentation et discussions à l’Ensba de Paris le 13 mars 2006.

[7] idem

[8] voir la séquence dans laquelle des familles attendent l’arrivées des Marines dans une base américaine. Scène de pleurs et de liesses qui, de fait, emprunte son style à Frank Capra, au cinéma de reportage autant que celui du grand spectacle qu’à l’histoire de la photographie.

[9] On retrouvera quelques années plus tard deux autres bégaiements célèbres l’un dans un film d’Andrei Tarkovsky : Le miroir (1974) dans un film de Jean Luc Godard : Passion (1981)

[10] idem, après présentation de Operation Double Trouble, plus récemment dans un film de Martin Arnold le bégaiement permet de questionner les relations œdipiennes et le désir sexuel dans Alone, Life is Andy Hardy (1999).

[11] idem après présentation de Operation Double Trouble.

[12] Pour mémoire le corps des Marines est une armée de volontaires, qui sont envoyés dans tous les champs d’opérations de l’armée américaine. Leur devise est « Semper Fi(delis).

[13] KS présentation de ses films à l’école des Beaux Arts Le quai Mulhouse le 17 mars 06.

Cinema to Think (Eng)

Cinema to Think – Presentation

13° Festival Internacional de Curtas de Belo Horizonte October 2011 Cinema para pensar

The films that make up the four programs of this exhibition allow us to go through different periods of experimental cinema and make us reflect on the potential of cinema and its uses. The set of films reflects not so much an immediate actuality, but rather important stages of the practice. Each program is proposing a particular drift. Diving in autobiographical and personal space, whether to produce narratives or keep a diary for daily observations behavior observations according to a diversity of approaches that indicates the extraordinary wealth of history and contemporary uses of the film. Analysis of the device operation and exploration of what is at stake in the power of media representations ; diving in cinematographic matter for building new modes and territories of vision.

If the filmed diary played a major role in setting up a personal cinema, elevating it to an art form, it allowed us to analyze the autobiographical production according to open narrative plots, which question the principle of linear continuity. Jonas Mekas paved the way, weaving temporalities, preceded by Marie Menken and Stan Brakhage, who had worked with their notebooks and sketches, elaborating a virtual (auto) biography. Likewise, Hollis Frampton with his f(r)ictions, close to those advocated by the Oulipo [1], has developed some uniquely coded autobiographical narratives that respond to restrictions principles and had nothing behind computer programming. These principles define the very conditions of experience and transform the projection in a process of awareness.

Program two is structured around the diary and the autobiographical project. The queer dimension is openly claimed. The development of an identity passes through the recognition and sharing of different social, political and aesthetic codes. Thus the camp dimension comes amid the recycling of the 50-60 soap series of Su Friedrich, or extracts from musicals comedies at the same epoch in Matthias Müller. Everything seems to oppose the two films : one responds to the sophisticated development of an inverted alphabet from which the narrative tells us the complex story of a girl, while the other accounts the mourning and rebirth work after the death of a friend. In both cases, a narrative is constituted, although Aus der Ferne The Memo Book refers only briefly to verbal language and written words (newspaper pages open and close the film), this is a movie in which the past is heard, as well as the experience one has of it. In turn, Sink or Swim [2] would be unthinkable without a word, without text, from this point of view, the writing of the father’s letter in a Schubert “lied” is central to condense many mnesic sources. The experience of each director manifests itself in a privileged way, where the movies are a reflective manifestation.

The return of a story or an event is through the manifestation of an identity, weakened by different events the film tells more or less explicit. Aus der Ferne illustrates this weakness using scratched, dented and literally abused super-8 images, with bodies sometimes emerging on the surface, while Sink or Swim promotes a refinement of nuance and sensuality, restricted to black and white film.

Program three explores two aspects of the production of reality in cinema. In one aspect, the capture of reality actually responds to a patient selection of a subject, of an event and its recording, it being from a single shot like in La vache qui rumine by Georges Rey or an accumulation (akin to a collection) of short sequences like in Formigas Urbanas (Urban Ants) by Edson Barrus. In both films, observation constitutes the experience of filming and viewing. The ludic dimension is not absent from Georges Rey’s film or in the coquelicots singui dance in Rose Lowder’s film. The thorough observation of the behavior of flowers, a cow, humans carrying their burdens, gives the film its forms. The second part of the program emphasizes the production of a reality through film. The analysis of the device and its components triggers every proposition. The flasher, looping and repetition are in the core of T.O.U.C.H.I.N.G or Spacy, while the return on lagged slightly overprint sequences makes Water Pulu a cosmic mediation. The three films respond to particular restrictions : a mandala for the film by Paul Sharits, who works with flasher and the repetition of a word, a sequence of straight moves, circular and parabolic with Takashi Ito, the structure of the Ladislav Galeta’s film exceeds the water-polo match. Chicago, by Jurgen Reble proposes and disposes these two aspects immersing us in the dusty image of the displacement of an elevated metro in Chicago. The film dust generated by chemical attacks in the coil generates the sound of Thomas Köner.

Program four is interested in the relations of language, history and politics. Three films use found footage to interrogate the representation of history, domestic power, the military, machismo… With Secondary Currents Peter Rose interrogates the relationship between language and spirit, entering a world of nonsense, in which the intermingling of commentary and subtitles detract from the diktat of one against the other. The film considers critically and playfully the power of the word as well as modes of significant production. Image criticism and production of meaning are put into question, thou stressing the importance of story in relation to models and impact on our behavior. Thus, Abigail Child, in Covert Action, deconstructs a series of holiday films revealing « the eroticism beyond the social » through permutations and variations of visual and sound loops. A similar strategy appears in Displaced Person by Daniel Eisenberg, who works with short loops of films from Marcel Ophuls, the incomprehensible horror of Hitler’s reality, linked in two different sound systems, a Beethoven quartet and a conference given by Levi Strauss [3]. Valie EXPORT in … Remote … Remote, in turn, relates a performance manifesting violence related to other, internalized, which we do not always see its external manifestations. Operation Double Trouble appropriates a propaganda film of the American army, defending the benefits of neo-colonialism by their so-called humanitarian interventions. Keith Sanborn deconstructed this discourse producing a kind of history of stuttering, repeating twice every film shot. Chen Chieh-Jen, in Lingchi – Echoes of the Historical Photograph, revisits the history of the representation of the Chinese people as barbarians, and their use by Westerners, from photographs made at the beginning of the twentieth century. The deconstruction of the western view is achieved through the smile of the tortured, who question the projections the West imposes on others. In this program, the deconstruction of the meaning of cinema production reveals an important tool in shaping the new media [4].

The first program concerns to the auscultated film, recycling images of backgrounds, ages, genders and a wide variety of media : 9.5 mm film, with its center punched, the ancestor of 16mm, L’opera tore perforato happily abused by Paolo Gioli, through reductions of gay porn Super 8 film, perforated by Luther Price in Sodom, or in a spoiled straight porn, with decomposed colors in The Color of Ahwesh by Peggy Love, as well as the 35mm discolored by the skillful magician Peter Tscherkassky in Instructions for A Light and Sound Machine. Numerous uses of film are examined, from advertisement to the great spectacles of Hollywood (Hoolboom), passing through an Italian western (Tscherkassky), amateur films (Gioli), incunabulum (Legrice, Hoolboom) and pornography (Ahwesh, Price). Recycling and looping are moving principles of production, in which the progressive transformations in Berlin Horse by Malcolm LeGrice, violent graphic changes or abrupt montage subvert as well as manifest aesthetics and proposed reflections on film, exemplified by the movie by Mike Hoolboom (Imitations of Life ). This is a reflection on cinema through films of all kinds, which have modeled us and made us believe in the possibility of other worlds… But in this world science fiction cinema is promising to us, is there still a place for cinema ?

YannBeauvais – translation from the French by Matthew Araujo

[1] Ouvroir de littérature potentielle, usually designated by its acronym OuLiPo, an international group of writers and mathematicians, among them Raymond Queneau, Italo Calvino, Harry Matthews and Georges Perec, who would define themselves as “rats which construct themselves the labyrinth from where they propose to get out of it”, a formula attributed to Queneau.

[2] The text of the film was published in em Screen Writtings Scrpits and Texts by Independent Filmmakers, by Scott MacDonald (Berkeley : University of California Press, 1995).

[3] See the interview of Daniel Eisenberg to Alf Bold in Millennium Film Journal n°27, Winter 1993-94 (version available online \ : mfj-online.org/journalPages/MFJ27/ABoldDEiseb.html).
[4] See Lev Manovich, Pour comprendre les nouveaux médias (Dijon, Les presses du réel, 2010).