écrit dans le cadre d’un été brésilien à Metz 2005
[FR] « La Toile se construit dans l’adversité. »
L’installation créée par Edson Barrus dans l’église des Trinitaires à Metz, dans le cadre de un Eté brésilien (1), est singulière à plus d’un égard. Son titre : Toile indique un état et plus précisément un plan dans l’espace. La Toile occupe un espace indépendamment de son support. Le titre français partage avec sa traduction portugaise des similarités de compréhension et d’extension qui vont de la référence picturale, au réseau, en passant par le champ cinématographique.
L’œuvre proposée est un tissage de pellicule 35mm. Il s’agirait d’une proposition cinématographique. La Toile participe à l’expansion du cinéma, elle reprend la question de l’élargissement du cinéma selon des modalités très différentes de celles en vigueur dans l’art du temps. On est en présence d’un élargissement du cinéma en tant que sculpture. Il s’agirait d’une proposition plastique. L’investissement de l’espace, sa transformation par l’adjonction d’un élément qui vient littéralement occulter le déploiement de la nef.
L’ouverture à l’altérité est constante dans l’histoire du cinéma expérimental autant qu’elle l’est dans les rapports que les plasticiens entretiennent avec le cinéma. Mais si pour les cinéastes expérimentaux cet élargissement privilégie une expansion de l’œil et donc de la vision ;il ne peut, ni ne s’est cantonné à la seule production de dispositifs particuliers de projection. En effet, d’autres expériences prônaient l’élargissement de la conscience par la libération de l’œil, en le débarrassant des habitudes de voir afin de produire de nouvelles visions.
Cette attitude s’est incarnée dans toute l’œuvre (écrite et filmique) de Stan Brakhage(2). Cette compréhension du cinéma fait de celui-ci, dans sa pratique un art visionnaire qui propose des expériences visuelles inouïes. Ces expériences se traduisent dans un art du faire cinématographique qui interroge la caméra, autant que le support. Celle-ci manifeste une liberté vis-à-vis de l’outil et de son savoir techniciste normatif. Cet apprentissage de la liberté se retrouve de manière distincte dans la plupart des expériences de cinéma élargi depuis les années 60 et a permis ainsi d’envisager le cinéma autrement entre ce qui met en avant autant le dispositif cinématographique que ce qui l’excède.
Le film comme le dit Hollis Frampton (3), module la lumière . Si le support cinématographique semble avoir privilégié cette investigation, il n’est cependant pas le seul à l’avoir travailler ; la préoccupation quant à la modulation et qualification de la lumière est, depuis fort longtemps, l’un des enjeux de la peinture et la sculpture. Cette approche s’est considérablement renouvelé avec le modernisme dans différentes phases tel par exemple le Bauhaus(4), l’art cinétique ou l’op-art. On peut signaler des à présent qu‘avec le cinéma, les préoccupations de nombres d’artistes quant à la matérialisation d’une qualification de la lumière selon un développement temporel de la couleur se sont considérablement renouvelées, principalement dans le versant expérimental. C’est ainsi que les expérimentations directes quant au support chez Brakhage convergent, et retrouvent parfois, certaines préoccupations de plasticiens qui interrogeant la décomposition de la lumière (Nicolas Schöffer) ou de cinéastes et le lien entre film et lumière (Len Lye, Anthony McCall). Ces artistes explorent les passages entre cinéma et peinture et ou sculpture, chacun a sa manière.
Pour d’autres encore cette exploration peut s’accompagner d’une redéfinition du cinéma et d’une transformation de la représentation cinématographique qui s’extrayant de la simple projection se manifeste au moyen du frozen film frames(5) qui envisagent un rapport spatial au ruban et non plus dans le cadre de la projection même. Tableaux de pellicule ces travaux de Peter Kubelka et de Paul Sharits déplacent le cinéma vers les cimaises. Ils proposent au regard l’ensemble du ruban constituant l’ouvre, qui n’est plus accessible selon la succession des photogrammes mais selon une expansion spatiale. Remarquons que cette expansion spatiale a ceci de particuliers qu’elle au ruban même, sans l’appareil optique, le projecteur, sans lequel, l’expérience du cinéma que l’on connaît n’a pas lieu. Le tableau de pellicule permet d’envisager en totalité la structure du film, il est sa partition tout en conservant une caractéristique plastique certaine. Les frozen film frames de Paul Sharits partagent avec « le pattern painting » de troublantes similitudes quant à la modularité des motifs et quant au jeu de variations et d’alternances qui se propagent dans le plan.
On retrouve ainsi cette question de la planéité du travail avec la Toile d’Edson Barrus. On retrouve une autre similarité qui vient de l’usage du matériau, le ruban, plus proche en cela du projet de Peter Kubelka qui recourt lui aussi au 35mm. Mais le travail de l’artiste brésilien s’en distingue de nombreuses manières.
Tout d’abord le film, le ruban est avant tout un matériau, comme un autre. Matériau que l’on travaille sans ménagement. Matériau auquel se confronte le corps. Il n’a pas de fétichisation de l’émulsion, elle est un véhicule qui a été imprimé. Le ruban tissé, ne représente pas autre chose que lui-même, il ne dévoile pas une structure d’un événement qu’on pourrait appréhender différemment en salle. Ce n’est plus tant la linéarité qui est investit que l’enchevêtrement qui assombrit les masses de couleurs. Le ruban est le matériau travaillé. Il vient avec les spécificités du tirage industriel. Il est avant tout constitué de bandes-annonces de films contemporains. Bandes-annonces accompagnées de leurs amorces opérateur, c’est-à-dire avec tout ce qui permet au film d’être projeté (et qui n’est pas vu par les spectateurs du cinéma de divertissement). LaToile abolit la distinction des contenus. C’est le matériau même qui est interrogé : sa fonction qu’il faut entendre comme film déjà impressionné qui qualifie par conséquent la lumière selon des intensités, couleurs particulières à chaque projet.
Avec cette Toile, l’appropriation est différente de celle qu’effectue les cinéastes et artistes quant ils travaillent avec des found footages(6) , car hormis les lettristes et plus particulièrement Maurice Lemaître, les contenus sont importants pour ces auteurs. Les rebuts sont utilisés en fonction de ce qu’ils peuvent signifier ou ce qu’ils revêtent comme intérêt quant aux textures, couleurs, e un mot quant à leurs qualités plastiques. Dans le cas d’Edson Barrus, tout cela est secondaire, par contre ce qui importe, c’est qu’il s’agit de bande-annonce de films de divertissement ou de publicités, autrement dit des rubans, qui sont les agents du spectacle cinématographique. Il s’agit là d’une mise en scène particulière puisqu’elle investit un lieu, une église, en substituant un opium à un autre. À un dieu, en est substitué un autre. Le glissement est intéressant dans la mesure où il s’effectue par une redéfinition de l’espace. Ici on ne s’élève plus, la Toile fait écran.
La pellicule n’est plus projetée, elle est tressée selon des techniques classiques (archaïques), les rubans s’entrecroisent perpendiculairement. L’un passe au-dessus ou au-dessous-dessous de l’autre en alternance, créant des motifs et de légères torsades. Elle devient filtre, surface impressionnable, bien que déjà impressionnée qui inscrivent et donnent images (contours) aux vitraux transparents de l’église des Trinitaires, en reportant les faisceaux maintenant colorés sur les parois ou le sol de l’église.
Le film est tissé manuellement et non pas mécaniquement, en cela il s’oppose à l’appareil de cinéma, l’extrapolant de son appartenance dans le monde de la machine. Il s’agit de se réapproprier un médium devenu avant tout industriel, tout autant que le fait de spécialiste. Réintroduire une dimension tactile avec ce support trop souvent fétichisé ou réifié. Cette réappropriation du support entraîne de profond changement de perspectives. Le film n’est plus cet objet projeté, mais la projection d’un plan dans l’espace c’est en ce sens qu’Edson Barrus partage au travers de la Toile quelques-unes des qualités sculpturales du film Line Describing a Cone d’Anthony McCall(7) , a ceci près que son travail bien que renvoyant à une spatialisation ne la renouvelle pas à chaque présentation. De plus la Toile, ne propose pas une démultiplication de l’espace dans le volume comme le fait Line Describing a Cone. Elle investit l’espace architectonique sans lequel elle n’aurait vu le jour, elle ne constitue pas l’espace, elle s’inscrit dans un espace donné. Cependant comme cette Toile est faite de ruban, elle se modifie dans la durée de son exposition. Les parties les plus exposées au soleil pâlissent et se transforment l’expérience de la perception dans la durée.
Cette dimension souligne parfaitement le caractère fragile de toutes inscriptions (impressions) cinématographiques qui s’estompe à la lumière. L’ennemi du film est aussi la lumière. L’impression déposée sur le ruban n’est qu’un moment du film. Elle manifeste un moment que le virage des couleurs, la diminution des intensités donnent à voir. Un film développé et exposé à la lumière du soleil se fane progressivement pour s’abîmer dans la transparence. Dans ce sens, la Toile d’Edson Barrus permet à la lumière passant à travers les vitraux de se moduler pour un temps ; elle filtre la lumière plus ou moins fortement. Elle joue le rôle du projecteur sans agrandissement de l’image. Ce n’est pas l’un des seuls paradoxes de ce travail.
Une autre caractéristique de cette Toile est l’importance de sa production. Les dimensions de la Toile, 20 m par 6m en font un écran géant qui a nécessité plus de cinq kilomètres de films. Est tissé l’équivalent de trois long-métrages, dont on peut reconnaître parfois une image lorsque le tissage la laisse apparaître plus nettement. Les rubans composant la Toile sont assortis au hasard de leur prélèvement lors de la production de la pièce. Des associations s’effectuent en fonction des rapports de couleurs, des mouvements d’appareils, mais celles-ci tendent à s’éclipser une fois laToile mise dans l’espace. Les photogrammes s’estompent au profit du flot. Le damier, produit par l’entrecroisement des bandes, domine et fait écho au réseau. En effet, le photogramme, n’a plus de finalité en tant qu’unité, mais, se donne alors en tant que partie d’un flux presque intermittent puisqu’une fois visible, une autre, occulté par la bande passante. La taille de cette Toile fait de ce tissu un produit industriel. Fait d’un support industriel il est détourné une première fois de son lieu afin de constituer un paradigme cinématographique. En effet dans l’industrie, la seule chose que ne voit pas le spectateur c’est le ruban, La seule chose que propose la Toile c’est le ruban, son tissage, comme d’autres tissent les photogrammes, Edson Barrus tisse le ruban à d’autres fins. Le spectacle cinématographique avec ses effets plus ou moins spéciaux est nié au profit de sa trame. C’est le tissage, cette forme d’extension et de marquage dans l’espace qui domine, c’est le mouvement des bandes qui vont d’un côté de la nef à l’autre qui occupe l’espace dans un volume qui s’oppose à l’idée même de l’écran du cinéma puisque cette Toile vole littéralement. Elle se gonfle et produit un plan incurvé en opposition avec celui de la voûte de l’église.
Ces rubans de films qui sont véritablement l’une des marques de l’industrie du cinéma, bande-annonce, publicité sont récupérées et se projettent dans l’espace et non plus à l’écran, c’est parce qu’ils font volume qu’ils quittent le champ du cinéma pour devenir ce que le cinéma est parfois, une sculpture temporelle. La récupération de ces objets valorisés par l’industrie ; ces bandes sont le support économique du spectacle cinématographique, s’apparentent à une dénonciation du mirage cinématographique, et des excès de la distribution de ce produit : le film. Cette machine à produire de l’illusion optique n’est plus qu’un matériau brut, à partir duquel un procédé est déployé dans l’espace. Il ne s’agit pas d’une esthétisation du déchet, de la récupération comme cela se pratique fréquemment dans l’art contemporain. L’appropriation de ces images dont on ne tient pas compte montre combien la domination de l’image aujourd’hui n’a aucune conséquence. Elles sont échangeables. Le spectacle cinématographique se repaît de ces variations sans intérêt, il en fait commerce. La Toile propose une autre approche, de ces rubans, ils ne sont plus que les fantômes d’un spectacle qui a pu avoir lieu, mais qui ne dépend plus d’elles. La Toile tisse ainsi l’envers du décor, l’époque du cinéma est révolue. L’ignorance du contenu des bandes signe un aveuglement vis-à-vis du type de cinéma qui est usé (8) au profit de la répartition, de la division des bandes et leurs caractéristiques physiques (bande-son stéréo, format, perforations, types…)
Il n’y a plus de point de vue privilégie dans ce tissage, c’est l’étendue, cette paroi souple tendue dans l’espace qui est le projet, et plus exactement sa production. D’un côté le geste de la Toile renvoi au cinéma structurel recourant au flicker (9) et qui nécessite de geler le défilement afin de saisir les processus mis en place, qui sont parties intégrantes de l’expérience même du film. D’une certaine manière, avec la Toile, on est en présence d’une expérience qui fait appel à des processus similaires dans la mesure ou la découverte de celle-ci, dans l’église, déclenche des questions quant aux processus de fabrication, de réception, et même de restitution ainsi que des rapports que la Toile entretient avec le cinéma et les arts plastiques, autant qu’avec l’artisanat et l’industrie.
Ce qui est enjeu c’est la circulation et la distribution des rubans. Ce sont les liaisons qui s’établissent entre des morceaux de bandes et d’autres selon le parcours du visiteur. Le photogramme est évincé au profit du passage des rayons de lumière sur le tissu pelliculaire le transformant en négatif d’une voix lactée.
(1) Evènement organisé par Faux-Mouvement, du 23 juin au 29 octobre 2005 , dans le cadre de l’année du Brésil en France et dans lequel Edson Barrus participait de trois lmanières : avec une installation in situ : La Toile, une exposition qu’il a conçut Made in Brazil dans lequel il présente Boca livre à la Galerie Faux-mouvement ainsi queMalandraGens : un événement qui ouvraient les dix premiers jours de cette manifestation.
(2)Voir Stan Brakhage : Metaphors on Vision publié par P.Adam Sitney, Film Culture n°30, N.Y. 1963, traduction française sous la direction de Jean Michel Bouhours, Centre Georges Pompidou 1998
(3) « Une Conférence », 1968 de Hollis Frampton publié dans The Avant garde Film : A Reader of Theory and Criticism, Ed P. Adam Sitney, NY, New York University Press, 1978, puis dans Circles of Confusion, traduction française L’écliptique du savoir sous la direction d’Annette Michelson et Jean Michel Bouhours, Ed centre Georges Pompidou, paris 1999
(4)On se souvient d’un texte manifeste de Lazlo Moholy-Nagy : « La lumière nouveau moyen d’expression de l’art plastique », publié dans Broom NY 1923, ainsi que Malerei, Photographie, Film, Bauhausbûcher 4, 25 et 27.
(5)Ce terme est avant tout celui par lequel Paul Sharits désigne ses tableaux de pellicules qui nous permettent de voir l’entièreté d’un film, et donc sa structure, d’un coup. Ces tableaux de pellicule sont souvent comme les partitions du film ou des dessins modulaires. Cf Paul Sharits Exhibition/ Frames, Regarding the Frozen Film Frame Series : A Statement for the 5th International Experimental Film Festival Knokke, December 1974, in Film Culture n°65-66 NY 1978
(6)le found footage a été étudié depuis quelques années parmi les ouvrages qui lui sont consacrés : Jay Leyda, Films beget film, A study of compilation film, Londres, Georges Allen & Unwin Ltd, 1964 ; “ Found Footage Filme aus gefundenem Material ”, Blimp n° 16, Vienne, 1991 ; William Wees, Recycle Images, New York, Anthology Film Archives, 1993 ; Eugeni Bonnet (directeur d’ouvrage), Desmontage : Film, video/apropiacon, reciclaje, Valence, Ivam 1993 ; yann beauvais, “ Plus dure sera la chute ” (1995), reprint in yann beauvais, Poussière d’images, Paris, Paris expérimental, 1998.
(7)On se souvient que ce film de 1973 propose le déplacement d’un point de lumière parcourant un cercle entier. La projection de ce parcourt occasionne la production d’un cône de lumière. Sur Anthony McCall voir Anthony McCall Film Installations Mead Gallery Warwick Art Center, Coventry, 2004.
(8)Parmi les bandes utilisées citons : La femme coréenne, Neverland, Dans les champs de bataille, Sideways, La voix des morts, Bob l’éponge…
(9) Un flicker est un clignotement qui est produit par l’alternance plus ou moins régulière de combinaison de photogramme de couleurs distinctes ou opposées.