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Cinevivendo ou le cinéma selon Jomard Muniz de Britto
Si la poésie de Jomard Muniz de Britto est importante dans la littérature brésilienne et plus particulièrement pour le Pernambouco, il n’en va pas tout à fait de même de sa pratique cinématographique, qui est bien moins reconnue, bien qu’il ait réalisé une trentaine de films et vidéos. C’est cependant cette pratique cinématographique sur laquelle je souhaite réfléchir ; en effet, elle partage, à mon avis avec d’autres cinématographies des mêmes années, une familiarité dans le maniement et dans l’usage du super 8, ainsi qu’une similarité dans l’approche et la mise en scènes des situations et des comportements qui affirment à la fois un primat des corps autant qu’une esthétique camp. Enfin elle se singularise de la production brésilienne de son époque tout en partageant ; à son début, avec de nombreux artistes et cinéastes un dilettantisme assumé qui se conjugue à un lyrisme exacerbé.
Ma connaissance de l’œuvre poétique de Jomard de Britto est certes limitée par ma compréhension du Portugais et surtout par la méconnaissance de la spécificité et du contexte dans lequel sa poésie surgit. Les enjeux littéraires autant que les luttes dont se font échos certains livres de Jomard de Britto me sont souvent étrangers et ce, en grande partie, par la complexité de l’histoire des mouvements littéraires pernamboucains. Le travail de la langue telle que l’accomplit Jomard de Britto s’imprime de plusieurs manières dans ses films. Il recycle dans plusieurs films des poèmes, des manifestes. Et c’est par ce détour que je peux y avoir plus facilement accès.
Il y a quelques années alors que je séjournais à Recife avec Edson Barrus, je rencontrais Jomard de Britto. Edson Barrus le connaissait depuis de nombreuses années et il m’avait souvent parlé du travail cinématographique de ce dernier. La découverte des films a été grandement facilitée par Rubens Machado qui s’était occupé de réaliser un travail essentiel sur les films super 8 brésiliens dans le cadre de Marginalia 70 [1].
J’aimerais abordé le travail de Jomard de Britto avec toute la liberté, naïveté que confère le regard d’un étranger découvrant un territoire qui, bien que nouveau, semble partager un grand nombre d’affinités avec des films d’auteurs et de continents différents. C’est parce que ma connaissance du cinéma expérimental est étendue que la découverte d’un cinéaste est toujours stimulante à divers degrés. Elle permet de remettre en question nos certitudes autant qu’elle produit de nouvelles lignes de compréhension.
Le travail cinématographique de Jomard Muniz de Britto s’est principalement développé dans les années 70 et au début des années 80. C’est, au Brésil, le temps de la dictature. Le Super 8 apparaît pour beaucoup de cinéastes comme on le verra aussi bien en Argentine à la même époque, comme un outil qui facilite l’expression personnelle. Qui incarne une alternative au cinéma classique, aussi coûteux que contrôlé, et une résistance vis-à-vis de la dictature dans la mesure ou celle-ci ne peut pas tout contrôler et spécialement pas ces outils du divertissement domestique. Ainsi le super 8 dans le Pernambouco [2], s’est-il développé en dehors de toute école, tout en affirmant des tendances et des esthétiques multiples. Parmi celles-ci on notera principalement celle qui met en relation le théâtre et cinéma via la performance. Le privilège de l’improvisation se traduit chez les acteurs réunis pour tel ou tel film, mais aussi chez le cinéaste qui maîtrise ou ne maîtrise pas volontairement l’outil super 8, en privilégiant ses caractéristiques : la légèreté, la mobilité, la maniabilité en un mot la facilité de son usage si on le compare au 16mm et plus encore au 35 mm qui nécessite une équipe et d’autres moyens économiques. C’est un cinéma de combat contre une esthétique policée qui s’affirme ainsi : on pourra parler d’un cinéma du déchet, du rebus [3], mais plus exactement un cinéma du bricolage.
Le super 8 est un cinéma qui favorise l’appropriation d’un support souvent confiné à son usage professionnel, par l’amateurisme de ses protagonistes. Pour Jomard Muniz de Britto, Lygia Pape, ou Hélio Oiticica, cette appropriation s’accompagne d’une mise à l’écart par l’amateurisme même des protagonistes, comme on peut le voir déjà chez Jack Smith, Ron Rice ou Andy Warhol, pour ne citer que des Américains. Mais cette « perversion » a ceci de particulier qu’elle ouvre d’autres espaces, d’autres modes de penser et d’agir le cinéma et par conséquent bien souvent elle est enrichie par l’improvisation des participants autant que par celle du cinéaste.
“Dans O palhaço degolado (1976) [4] http://www.youtube.com/watch?v=nvm1w-utZXM que je réalisais avec Carlos Cordeiro, le texte et le scénario du film, ce qu’il y avait à dire, les lignes du dialogue et le scénario, autant que l’élaboration de l’image se faisaient dans l’instant. [5]” Cette disponibilité à l’improvisation est certes la marque de l’époque, mais elle évoque autant le travail d’improvisation que Taylor Mead ou Jack Smith ont développé au cinéma, que celui de la performance beat quand à la récitation d’un texte, ainsi que les formes d’improvisations théatrâles utilisées par le Living Theater. L’improvisation permet une appropraition et une redistribution des rôles mais surtout elle inscrit le désir comme catalyseur de formes et de comportements, qui travaillent à mettre en relation, en rapport des cultures jusque là séparées.
Le super 8 semble tout permettre. Il fédère au Brésil, comme dans de nombreux pays, des attitudes, des conduites, et ce, plus encore, pour cette génération brésilienne qui ne se reconnaît pas dans la dictature et dans le Brésil qui lui est offert, et qui cependant est restée au pays. Ce sont avant tous les plasticiens brésiliens [6] ainsi que des poètes, des jeunes cinéastes qui s’emparent de cet outil peu onéreux. Ils produisent pendant une bonne décade des œuvres importantes qui se positionnent en porte-à-faux vis-à-vis du cinéma novo et qui pour certains se retrouveront dans ce qui fut désigné sous le nom de cinéma marginal.
Dans ce cas, le tournage devient un événement au même titre qu’un happening, il prolonge un état d’esprit, que se plait à défendre une certaine scène théâtrale de Recife et dans laquelle.est impliquée Jomard de Britto. La troupe Vivencial Diversiones [7] de Guilherme Coelho [8] avec laquelle il travaille, participe activement à plusieurs de ses films [9] tels que : Vivencial 1 (1974) http://www.youtube.com/watch?v=Dnp9Y3m-yic+ http://www.youtube.com/watch?v=qvizBtQVdLM, Uma experiência didática (1974)O palhaço degolado (1976). Il ne pouvait s’agir pour Jomard, ni même pour Guilherme, d’un simple enregistrement d’une pièce dans la mesure où toute la spontanéité serait évincée au profit de l’enregistrement dans les lieux, il ne s’agit pas de faire du théâtre filmé. Afin de remédier à de tels inconvénients, il fut décidé de filmer en extérieur, dans la rue. Vivencial 1 est de fait la seule pièce qui a servi de base à un film. Le film devient le prétexte à un happening dont la trame est certes la pièce initiale, mais comme l’action se déroule en extérieur, sur une place devant une église à Olinda, elle est sujette aux impondérables qu’il soit du fait des acteurs ou des passants. Le spectacle est alors dans la rue, le film le déclenche autant qu’il l’enregistre. Le film procède alors de cet échange et participe ainsi de la catharsis déployée par les rôles qu’endossent les acteurs et qui tous jouent de l’ambiguïté sexuelle. Ainsi l’évêque qui bénit la foule sur le porche de l’église, ouvre les bacchanales à venir, qui sont signalés au moyen de différents plans détaillants, qui un sourire, qui d’autres parties de corps masculin. La fête peut commencer selon une chorégraphie qui s’accapare des murs en ruine, de terrasses qui deviennent les décors de danses proche de celle de Salomé espérant charmer Sébastien. Mises en scènes des corps qui affirment une liberté de mouvement dans la fluidité du désir. Désir polymorphe, désir qui inscrit toute forme de sexualité selon tous corps et indépendamment des races se jouant des clichés du sauvage, de l’esclave noir, du colonisateur, de l’homme et de la femme.
Confrontation entre ces corps désirables, libres de leurs mouvements avec ceux, policés, engoncés dans leurs rôles, dans leurs genres et dans leurs codes que défend la culture du Nordeste. Le numéro de danse dans le restaurant est à cet égard exemplaire de la division machiste des rôles.
Un texte, à la première personne, en voix-off évoquant le ridicule et la honte de tels comportements puis une autre voix-off, d’une femme déclarant la primauté et l’importance de la bisexualité en remontant jusqu’à Platon. Ce discours est délivré alors que les danseurs célèbrent un dieu sur une place. Quelques interactions avec le public sont captées, participations, regard interloqués…
Les vêtements des protagonistes affirment au travers d’un projet théâtral et ici cinématographique, une esthétique kitsch, proche en cela du camp qui joue avec les corps des protagonistes en détournant leur rôle. Il s’agit ici, comme ce fut le cas pour d’autres cinéastes de montrer des images auxquels ils n’avaient pas accès (c’est en ce sens que le cinéma, puis la vidéo ont été des instruments essentiels de cette autoproduction et célébration). Énoncer en image la nécessité de la liberté de disposer soi-même de son corps, thèse défendue par les féministes dans les années 70, se retrouve dans de nombreux films underground américains et plus particulièrement dans ceux de Barbara Hammer [10] en regard des lesbiennes, mais aussi dans ceux de William Moritz [11] pour les « bear ». La caméra n’est pas virevoltante, comme elle l’est chez les cinéastes du corps que l’on trouve en France à la fin des années 70 ; celui de Stéphane Marti, de Maria Klonaris et Katherina Thomadaki, de Téo Hernandez, Michel Nedjar ou Jakobois [12].
La production de telles images, la célébration de la jouissance des corps qui chez Jomard de Britto est suggérée, plus que montrée ; on ne voit pas d’actes sexuels explicites dans ses films, le poète cinéaste privilégiant le jeu avec l’image, les stéréotypes. Cette suprématie de l’image inscrit une résistance et affiche un clivage générationnel : l’influence de la circulation des images par et dans les médias. Produire ces images par le théâtre dans le cas du groupe Vivencial, par le cinéma avec Jomard de Britto, c’est favoriser leurs circulations et revendiquer l’importance d’une attitude. C’est dans ce film (Vivencial 1) de Jomard de Britto, plus que dans aucun autre, que ce manifeste une relation avec le type de sexualité qu’avait exploré Jack Smith dansFlaming Creatures (1963) [13], une sexualité ouverte, fluide, pas nécessairement phallique et performative. La grande différence toutefois est que la liberté d’invention visuelle de Jack Smith autant que dramaturgique est lié au fait qu’il est aussi « performeur » et qu’il inscrit son film en fonction d’une histoire du cinéma. De plus, ce n’est pas tant la libération qui préoccupe Jack Smith que la possibilité de montrer une sexualité perverse et polymorphe proche en cela de celles des enfants qui sauraient déjouer les attentes du social et qui se manifeste si bien à travers les personnages qu’il a incarné ou que ceux crées par Taylor Mead [14]. Ce qui est en jeu avec Jomard de Britto n’est pas tant l’histoire du cinéma que la production d’un acte de résistance vis-à-vis d’une société sous la dictature. Il s’agit de lutter contre les féodalismes culturels, il s’agit de promouvoir la mixité des cultures à la manière des revendications du Tropicalisme [15]. Il s’agit d’affirmer des espaces de liberté de l’intérieur, c’est à au Brésil. En 1974 la dictature militaire s’est renforcé favorisant une désertion massive des intellectuels et artistes brésiliens. La fin des années 60 avait vu surgir le Tropicalisme, mouvement musical et poétique qui visait, entre autres, à décloisonner ces pratiques.
On trouve par-delà les spécificités des lieux des similarités, partout où s’affirme une sexualité sans entrave dans ces années 70. C’est la figure de Wilhelm Reich plus que celle d’Herbert Marcuse qui prend le pas et ce au moment où on redécouvre ses théories [16].
La bénédiction épiscopale intronise le temps du plaisir. Cette irrévérence est salutaire tout comme l’était l’anticléricalisme d’Antonin Artaud pour La coquille et le clergyman(1927) ou celui de Luis Bunuel et Salvador Dali dans Un chien Andalou (1929), ou mêmeL’Âge d’or (1930). Cet anticléricalisme se retrouve autant dans le surréalisme belge et principalement dans le film L’imitation du cinéma (1960) de Marcel Marien, que chez Georges Bataille ou Pierre Klossowski [17].
Dès ce film, Jomard Muniz de Britto montre comment il ;entend se servir du cinéma. Il recourt à un caméraman, utilise le son et la voix-off afin de créer une friction entre les éléments visuels et sonores dont Inventário de um feodalismo cultural nordestino(1978) est l’un des meilleurs exemples. Il ne s’agit pas de discrépance comme chez les lettristes [18] car cette juxtaposition relève plus du collage tel que l’entendaient déjà les dadaïstes mais plus certainement les artistes du pop qui sont plus proches du poète. La plupart des films sont des dérives dans la ville ou dans la nature, ce qui n’empêche pas parfois d’autres propositions qui travaillent les tableaux vivant : Jogos Frugais Frutais (1979).
La confrontation des corps dans la ville, l’irruption de personnages incongrus dans la ville, que ce soit par le trouble de leur identité sexuelle, ou par leur comportement, vêtement qui les signalent comme marginaux (un clown dans O Palhaço Degolado, un vampire dans Aquarelas do Brasil III (2004) qui recourt à des séquences d’un film tourné dans les années 70, les égéries dansantes dans Vivencial 1). A chaque fois et ce, quel que soit le sujet du film c’est par la confrontation des corps dans un lieux puis leur appropriation de ces mêmes lieux que le film signale. Toques (1975) est exemplaire à cet égard, car il joint à la revendication de la liberté sexuelle un retour à la nature, et fait de la vague hyppie une symphonie nostalgique d’un temps lointain. Cette interprétation est soulignée par la chanson qu’interprète Caetano Veloso : Pelos Olhos, qu’il écrivait alors qu’exilé à Londres à cette époque de la dictature. Cette célébration se pare ainsi d’une dimension politique supplémentaire. Le cinéma super 8 se fait ici écho d’un mode de vie, il est alors une cinévie (Jomard dirait Cinevivendo) qu’il entend comme une esthétique et qui prend alors la forme du manifeste. Le cinéma est alors non seulement ce qui permet d’enregistrer un possible, une familiarité, une intimité, à partir duquel on liquide tous styles établis, au profit d’une anthropophagie stylistique. S’affirme ainsi à nouveau une « attitude anthropophage à partir des manifestes modernistes d’Oswald de Andrade [19]. Il s’agit dans ce cas d’une attitude d’appropriation partagée par les peintres et musiciens du Pop, autant que par le Tropicalisme. Récupération des outils autant que des formes et re-injections de ceux-ci dans un autre environnement, dans une autre culture. Ces appropriations sont décisives dans la mesure où elles conditionnent des formes de détournements et donc de redistributions selon des techniques de collages qui jouent plus ou moins des écarts entre les différents éléments réunis.
Dans Toques http://www.youtube.com/watch?v=JGaooahdba8 et dans Uma esperiênçia didática (1974), c’est l’exploration visuelle du corps qui est en jeu, ce qui la différentie grandement des expériences réalisées sur le toucher telle que Lygia Clark [20] l’a exploré dans quelques-unes de ses propositions, mais dans tous les cas c’est le geste qui est déterminant. Avec le cinéma, cette primauté du geste est évincée, en tout cas chez Jomard de Britto au profit de la découverte de partie de corps. Cette primauté du geste se retrouve en France à la même époque, dans plusieurs films de Téo Hernandez [21] qui conjuguent toucher et regard, la différence est que l’aspect incantatoire y est plus fortement prononcé. L’aspect rituel est absent chez Jomard, la dimension religieuse est écartée au profit d’une lecture politique de l’époque. On la retrouve principalement dans trois films. Dans O Palhaço Degolado, et dans Inventario de um feudalismo cultural(1978) http://www.youtube.com/watch?v=k5bwOU2K6sMc’est le dialogue entre images et textes sonores qui déploient ce contenu politique alors que dans Aquarelas do Brasil [22] (toutes versions confondues) c’est le poème même qui nous plonge dans cet abyme : le Brésil.
O Palhaço Degolado met en scène un clown parcourant différents lieux de la maison de la culture qui fût la prison de Recife qui semble illustrer texte critique les poncifs de la culture brésilienne de ce miracle brésilien et de ces intellectuels de cette Armorial et qui promeut la lutte au moyen du super 8, qui est plus importante que nulle autre comme l’est la vie avec le film avec l’écriture.
Alors que le clown est arrêté, se font entendre les sirènes de la police qui interrompent une musique de cirque, quasi militaire dans son tempo. Le poète scande et hurle se demandant espérant pour ces matins de liberté, par-delà le populisme des classes moyennes, des intellectuels médiocres…il tourne en dérision le promoteur de l’Armorial [23] pour hurler sa haine de cette dictature en se demandant jusqu’à quand continuera-t-elle ?
La caméra suit le clown dans ces pérégrinations, rarement le précède. Nous sommes simultanément en présence d’un journal fictif, un pseudo documentaire de fiction en fait pour reprendre un terme du poète ce film est une œuvre de friction. Friction entre les composantes sonores et visuelles du film autant qu’entre les différents registres culturels dont se joue le poème déclamé. La friction c’est la fiction décollée dans le sens que lui attribuait Wolf Vostell dans ses TV décollage. Il s’agit d’une appropriation et d’un détournement d’informations télévisuelles mise en boucle en ce qui concerne l’artiste allemand, et qui en constitue une nouvelle œuvre. C’est le principe du collage disjonctif qui s’illustre ici, mais c’est aussi le montage comme l’a défini Eisenstein, juxtaposer, heurter des éléments séparés afin de constituer un nouveau sens. Mais c’est à partir de la bande-son qu’on voit ce qui est vraiment en jeu. Penons un exemple que nous traduisons :
« Maître Gilberto Freyre ! Senzala ! [24]
Maison principale de détention de la culture.
Très bien située sous les tropiques. Tristes tropiques … » [25].
Il faudrait pouvoir entrer dans le détail d’une explication de texte pour montrer comment il entre en friction avec l’image et concourt par sa dynamique même à produire cette « f(r)iction [26] » dans son déroulé même.
Gilberto Freyre est un écrivain qui a proposé une nouvelle approche de l’histoire du brésil au début du 20 ème siècle, en interrogeant le brassage des races. Casa grande [27]est le titre original de son grand œuvre. Tristes tropiques fait références au livre de Claude Levi-Strauss qui traite de sa découverte du Brésil et de son engouement pour l’ethnologie.
Jomard Muniz de Britto défend l’hybridation culturelle, enrichie de tous apports internationaux, c’est à la fois l’affirmation d’une pratique globale et locale. En ce sens son opposition au mouvement Armorial est au cœur du film O Palhaço Degolado. Le film signale l’existence d’autres attitudes culturelles, d’autres usages de la culture qui ne sont pas uniquement basés sur la redécouverte d’un patrimoine ; il milite en faveur d’une culture vivante [28]. La promotion de cette culture est risquée autant que la revendication d’une sexualité libérée, implicitement ces deux désirs attendent activement la chute de la dictature.
Dans ce film, par-delà la figure du clown, c’est la volonté de rencontre entre les cultures, officielle et souterraine, cette dernière, incarnée à la fois par le théâtre, la sexualité, la drogue autant que par le super 8. D’une certaine manière, ce qui est en jeu ici, c’est la revendication d’un statut de la culture privée et personnelle dont le super 8 et la sexualité sont manifestement les agents. Le recours au super 8 accompagne ici l’expression d’un mode de vie : Cinevivendo, autant qu’il est l’illustration pertinente de l’expression du désir dans toute son imprévisibilité. C’est la primauté du je sur la dictature de l’autorité et du bon goût. Comme le dit Jomard de Britto : « Désapprendre le bon goût des intentions symboliques, et des rites intellectuels, mêlant l’irréversible continuation et l’imprédictibilité du désir, suggérant plus que décrivant, argumentant moins que voyant/entendant… [29] »
Le super 8 est donc une école, un apprentissage de la vie, et dans ce sens, il est prolongement de celle-ci. Ce qui explique les films qui à la manière de certains travaux super 8 de Gianni Castagnoli : La Notte e il Giorno (1973-76), ou même Valentino Moon (1974-75), ou certains travaux de Téo Hernandez montre des pans de quotidiens, des rencontres amicales, amoureuses. En ce sens Jomard de Britto renoue avec le cinéma que défend Jonas Mekas [30] depuis les années 50/60 dans ses journaux filmés dans lequel la dimension politique était présente à travers les manifestations contre la guerre, les discriminations raciales…
Dans Inventário de um feudalismo cultural (1978), sous-titré : une friction historique existentielle, cette critique du culte historique est abordée de nouveau selon d’autres modalités qui associent au chant de Tonico Aguiar sur une des jetées de Recife, un parcours historique dans cette même ville et ses alentours : Olinda. Ce parcours, sur fond de discours déclamé par une figure historique, mène sur les routes une troupe de performeurs travestis. Les monuments et les lieux publics défilent à la suite des autres alors que surgit la voix du Poète se demandant : « et tout compte fait, à quoi sert le super 8 ? À sauver la conscience culturelle des journées de travail ? pour renier le miracle économique du cinéma brésilien ? en tant que devoir du populisme ou plaisir anarchiste ? [31] »
Aux monuments qui inscrivent une histoire de Recife on oppose les favelas. Alors qu’apparaît un plan de favelas, on entend la voix d’une femme disant : « Qui aime la misère (silence), intellectuelle. Le peuplemême veut que la lumière brille pendant le carnaval ». C’est ce type de relations entre des événements sonores et visuels qui sont source de frictions. Il en va de même de ces parodies de défilé religieux qui inscrivent à la fois la mémoire religieuse du brésil c’est-à-dire sa colonisation, avec ces processions que met en scène Glauber Rocha [32]dansDeus e o diabo na terra do sol (1963). Ces parodies sont proches alors des jeux de rôles de Taylor Mead ou Jack Smith, mais elles évoquent plus la « commedia del arte » que certaines scènes des films des frères Kuchar dans lesquels les acteurs amateurs tentent de prendre possession d’un rôle.
Une fois de plus l’actualité de la présence militaire, la dictature est manifeste dans le final qui voit chacun des protagonistes s’effondrer comme mitraillé alors que la caméra les passe en revue au moyen d’un travelling latéral.
Cette dimension politique n’est pas unique dans le cinéma brésilien de l’époque, on en trouve des traces chez Arthur Omar, en 35mm ainsi que chez d’autres cinéastes qui œuvrent en super 8 par exemple Paulo Bruscky, ou du 16mm tel Antonio Manuel.
Jogos Frutais Frugais http://www.youtube.com/watch?v=vGUd_m1gYz4 +http://www.youtube.com/watch?v=q_6HiCcQHvo nous propose une suite de portraits d’Ivonete Melo devant et en regard des tableaux Pop de Sérgio Lémas avec fruits et bouches. Le film est constitué d’un ensemble de compositions savantes entre la belle femme nue, odalisque qui se mêle, se pare ou joue avec les fruits qui l’entoure : banane, pastèque, cajous…Jeu d’opposition entre la langueur affichée du modèle et les bouches sensuelles dans les tableaux. Ivonete évoque une Viva [33] rousse, sans voix. Ces compositions aux fruits tropicaux semble provenir des diapositives de modes faites par Jack Smith, elle sont à la fois un hommage à la beauté mais aussi un jeu avec les codes et stéréotype de cette beauté, jusqu’à ce qu’un bataillon de mouches se déplace sur son corps, insufflant d’autres interprétations à ces tableaux vivants. Nous ne sommes plus dans le paysage de la fascination comme le déploie souverainement dans ses premiers films Werner Schroeter [34] mais dans celui de la déconstruction. La belle image s’effrite devant les réalités climatiques tropicales. Nous ne sommes plus en présence d’une icône européenne, mais plus certainement en présence d’une image en cours de façonnage. Ce portrait se distingue de celui que fait Hélio Oiticica à New York avec Mário Montez Agripina é Roma-Manhattan (1972), l’égérie de Jack Smith, dans la mesure ou la confrontation ne se situe pas tant entre le personnage et son rôle, qu’entre un personnage et des représentations de détails corporels ou des fruits. Dans les deux cas, rien ne nous renseigne sur le déroulement possible de l’action. L’action représentée autant que filmée est distincte et c’est cette distinction qui est source d’indétermination. Cette dernière nous conduit alors à envisager le cinéma que défend Jomard comme un cinéma de l’aléa, de l’impromptu, ou rien n’est totalement asservi aux règles d’une narration traditionnelle, mais dépend du souffle poétique autant que des qualités d’improvisation des performeurs. Dans ce sens, le cinéma de Jomard de Britto, comme sa poésie répondent à d’autres logiques discursives et ne travaillent pas selon ces mêmes régimes ; ils s’inscrivent comme des espaces de résistances contre la domination l’hégémonie de modèles culturels. Ils sont ainsi des outils qui tissent, orchestrent plusieurs voix. Ils signent l’écart, la différence. C’est en ce sens qu’il faut comprendre son intérêt pour la musique. N’a-t-il pas fait en 1997, un disque Pop Filosofia – O que E isto ? [35] qui propose un parcours à travers différents paysages sonores mais qui t est réminiscence des films des années 80.
Ce travail sonore est un travail collectif comme l’ont été et le sont les films et vidéos [36] , ils font appel à d’autres logiques, qui sont plus proches de celles du jeu de mot, du rébus, de l’allégorie dont nous avons tenté d’indiquer quelques voies. Les films fonctionnent alors comme des carrefours de possibles, ils admettent le multiple et peuvent par conséquent se démultiplier, c’est ce qui explique sans doute la diversité des travaux ainsi que le recours à des formes plus ouvertes de cinéma élargi, visuel et ou sonore.
[1] Marginalia 70, experimentalismo no super-8 Brasileiro, Itau Cultural Sao Paulo, 2001
[2] L’ouvrage d’Alexandre Figueirôa, O cinema super 8 em pernambuco : do lazer domestico a resistencia cultural Edicôes fundarpe, Recife 1994, est essentiel quant à l’analyse du mouvement superhuitiste du Pernambuco. On retrouve à Bahia une effervescence similaire dans l’état de Bahia et principalement à Salvador, voir Paolo Vieira : O cinema Super 8 na Bahia, Salvador 1984.
[3] Jomard de Britto parle souvent dans ses textes de l’esthétique du déchet, comme s’opposant à tout académisme
[4] Un clown décapité en serait la traduction française
[5] C’est nous qui traduisons : “Em O palhaço Degolado, que realizei com Carlos Cordeiro, o texto é o roteiro do filme, quer dizer, a linha do texto é o roteiro, enquanto a elaboraçao da imagem aconteicia na hora.”JMdB : Depoimento 02 01 89
[6] On se souvient que Lygia Pape déclarait en 1973 que « le super 8 est réellement un nouveau langage, et ce principalement quand on est en dehors d’un engagement commercial dans le système. C’est la seule forme de recherche, c’est aujourd’hui la pierre d’achoppement de l’invention. Lygia Pape in Expoprojeçao 73, de Aracy Amaral, Sao Paulo, ediçao do Centro de Artes Novo mundo, 1973
[7] Sur le Théatre du Pernambouco et sur Vivencial Diversiones, voir Memorias da Cena Pernambucana 01, ed Leidson Ferraz, Rodrigo Dourado et Wellington Junior, Funcultura Recife 2005
[8] Il fût le fondateur, directeur et acteur de Vivencial Diversiones
[9] de 1974 à 1982, Jomard de Britto réalisa 13 films avec la participation d’acteurs du groupe, voir : Memorias op. cit. p 98
[10] Renvoyer au site de Barbara Hammer http://barbarahammerfilms.com/.
[11] Sur Moritz, plus complexe, voir texte sur ses films de rites sur le site CVM
[12] Le cinéma du corps a été analysé par Dominique Noguez dans Eloge du cinéma expérimental re-édité par Paris expérimental et Raphaël Bassan dans différents articles
[13] Sur Jack Smith, on se reportera à Flaming Creature : The Life and Time of Jack Smith, Artist, Performer, Exotic Consultant by Edward Leffingwell, Serpentine Tails 1997
[14] Voir yann beauvais : Burlesque, in L’horreur comique, esthétique du slapstick, ed du Centre Pompidou, Paris 2004
[15] Rappelons que Jormard de Britto a été l’un des représentant de ce mouvement, il a écrit plusieurs manifestes dont : Inventaire de notre féodalisme culturel, que signeront parmi d’autres Caetano Veloso et Gilberto Gil. Sur le tropicalisme voir Caetano Veloso : Pop tropicale et Révolution, Le serpent à plumes, Paris 2003, Verdade Tropical, Companhia das lettras 1997
[16] On pense surtout à La fonction de l’orgasme, publié en France en 1952 par les éditions de L’arche
[17] Guilherme Coelho, Georges Bataille, Pierre Klossowski sont tous trois passés par le séminaire
[18] Sur le lettrisme Frédérique Devaux : Le cinéma Lettriste ed Paris expérimental, Paris 1992
[19] Le manifeste anthropophage écrit en 1928 et publié cette même année n’a été publié en français qu’en 1972 dans la Nouvelle Revue de Psychanalyse, n°6, Paris.
[20] Catalogue Ligya Clark, RNM Paris 1998, et Lygia Clark de l’oeuvre à l’événement : Nous sommes le moule, A vous de donner le souffle de Suely Ronik Musée des Beaux Arts de Nantes 2005
[21] Sur le cinéma de Téo Hernandez : Trois gouttes de mezcal dans une coupe de champagne, éditions du Centre Pompidou Mnam Paris 1998
[22] Il existe jusqu’à présent trois versions de ce poème. Il s’agit sans doute de trois variations sur le même poème, mais surtout trois interprétations qui convoquent des registres distincts. Une danse de Vava Paulino sur une digue de Recife pour le premier, une dérive diurne, entrecoupée avec de regards et d’extraits pornos, tandis que le troisième suit un vampire à travers la cité et reprend certaines séquences de la seconde version. Il semble que les images de ce film proviennent de Noturno em (Ré)cife Maior ou alors de Olho Neles. La figure du vampire est d’ailleurs fréquente à cette époque dans le cinéma expérimental brésilien : Nosferatu no Brasil (1971) d’Ivan Cardoso ou Wampirou (1974) de Lygia Pape. Pour une description de Noturno em (Ré)cife Maiorvoir Alexandre Figueirôa op cit p. 196
[23] Mouvement culturel qui a revitalisé les racines de la culture du Pernambuco, impulsé par Ariano Suassuna en Octobre 70, contre la massification de la culture. « Armorial est une tentative de créer un art érudit Brésilien, basé sur nos racines populaires de notre culture, c’en est l’essence » in Jornal de Poesia http://www.revista.agulha.nom.br/ecarvalho02c.html
[24] Lieux d’habitation des esclaves
[25] Un film de 1974 d’Arthur Omar empreinte à Levi-Strauss son titre, il s’agit d’une production 35mm qui critique le discours anthropologique
[26] C’est dans ses termes que Jomard de Britto qualifie ses films
[27] Traduction française : Maîtres et esclaves Gallimard Paris 1952, puis Tel 1997, le titre original est Casa Grande & Senzala
[28] Sur la querelle entre Jomard de Britto et Ariano Suassuna voir José Telles, Do frevo ao mangue beat Editora 34, 2000 et Ana-Mae Barbosa : Artes plásticas no Nordeste. Estud. av. [online]. 1997, vo Sur les rapports d’opposition l. 11, no. 29 [cited 2006-08-16], pp. 241-255. Rapellons que Suassuna fût le professeur de JdB <http://www.scielo.br/scielo.php?scr…> . ISSN 0103-4014. doi : 10.1590/S0103-40141997000100013
[29] JMB : Cinevivendo texto do programa recife Juillet 1974, in Alexandre Figueirôa, O cinema super 8 em pernambuco : do lazer domestico a resistencia cultural op cit
[30] Sur Jonas Mekas voir : David James ed, To Free The Cinema : Jonas Mekas and the New York Underground, Princeton, Princeton UP 1992
[31] C’est nous qui traduisons : A final de contas, para que serve o super 8 ? para salvar a consciência cultural das jornadas ? Para salvar a econômico do cinema brasileiro ? como dever do populismo ou parzer anarquismo ? voix off du film
[32] JdB et Gr se connaissait, à cet égard voir l’interview de JmB avec Carlos Adriano in Poesia, sous le titre : ô ultimodândy.http://pphp.uol.com.br/tropico/html/textos/2604,1.shl
[33] Viva a été un des superstars de Warhol, elle a joué entre autres dans Lonesome Cowboys (1967)…
[34] Parmi ceux-ci : Eika Katappa 1969, La mort de Maria Malibran 1971, Willow Springs 1972-73,
[35] Projeto Cultural JMB Recife 1997. Qu’est donc ceci. Ceci est cela, comme il le dit dans le livret du disque
[36] Jomard travaille en équipe, pour les images Carlos Cordeiro, Rucker Viera, pour le montage Lima.