in Catalogue, Taipei Golden Horse Film Festival, 2005
C’est toujours du cinéma
Écrire sur le cinéma expérimental aujourd’hui, c’est reconnaître, que cette pratique cinématographique est souvent séparée de son médium d’origine à savoir : le support argentique. La production de films ne se cantonne plus à ce support, elle s’actualise selon une combinaison de médium qui va de la vidéo à la pellicule, en passant par le numérique sous quelques formes que ce soit.
Faire du cinéma aujourd’hui c’est, comme le remarque Gene Youngblood1, le distinguer de son médium, comme nous distinguons la musique d’un instrument particulier. Il y a cinéma à partir du moment ou est organisé dans le temps un flot d’évènements audiovisuels. Entendue ainsi la pratique cinématographique expérimentale entretient des rapports complexes avec le numérique.
J’aimerais indiquer dans ce texte quelques-unes de ces relations. En quoi les usages du cinéma expérimental tendent à dépasser le cadre de la linéarité du dispositif afin d’instaurer des alternatives au régime narratif dominant, et travaillent selon des modalités plus ou moins proches de celles de l’art numérique. En quoi l’apparition des nouveaux instruments a modifié la manière dont on fait et pense aujourd’hui le cinéma et ce, à partir, de quelques propositions contemporaines.
Le cinéma expérimental interroge en priorité la séquentialité de la forme narrative en privilégiant d’autres modes de composition et d’informations des images et des sons dans le temps. Cet intérêt pour le façonnage d’autres formes de visions l’a souvent conduit à s’inscrire en porte-à-faux avec le cinéma de divertissement qui privilégie le développement de formes narratives stables. Les cinéastes expérimentaux ont investi de leur côté, un vaste champ de possibles qui travaillent à élaborer d’autres visions, on parlera souvent à son sujet de cinéma visionnaire2, autant qu’ils renouvellent tout en la déplaçant l’expérience du cinéma dans sa réception ce que l’on appréhende dans le cinéma élargi3.
Le cinéma expérimental contemporain n’a pas le privilège de la nouveauté, il est une forme cinématographique plus valorisée qu’auparavant. On l’étudie, on l’expose. Il est devenu une catégorie du cinéma comme d’autres. Il n’est plus un cinéma de résistance, une alternative aux images dominantes, il est devenu un genre. En ce sens le désigner comme différent et du même coup le marginaliser était de mise antérieurement, aujourd’hui c’est un critère électif. L’expérimental est devenu un attribut fortement valorisé, il est le garant d’une distinction. Distinction à la fois des formes, mais aussi des outils qui le manifeste. Nombreux sont les cinéastes expérimentaux qui travaillant toutes les étapes de fabrication du film en explorent les possibilités et transforment ainsi la perception que l’on a du film.
Dès lors on comprend combien l’attribut expérimental est valeur recherchée au cinéma. Il signe le film en désignant son appartenance au champ de l’art.
Cette signature se comprend différemment pour les cinéastes eux-mêmes qui élaborent de nouveaux outils de films en films et qui recourent à certains processus en fonction des outils qu’ils utilisent. C’est ici que l’on trouve des ponts entre le cinéma et les pratiques numériques. En effet, si l’on s’en tient à une approche matérialiste, on reconnaîtra que les outils de production conditionnent en grande partie l’esthétique de la production. On doit à Malcolm LeGrice et à Peter Gidal4 la réactualisation de ces pensées dans le champ du cinéma expérimental de la fin des années 60. On voit ainsi l’importance de la tireuse optique pour le cinéma matérialiste britannique de ces années, qui interroge les conditions de représentation par l’examen et le traitement des séquences au moyen de cet outil. Quelques films5 préfigurent, dans leur usage de found footage, des esthétiques du recyclage contemporain, mais ils s’en distinguent autant dans l’analyse que dans l’usage qu’ils font des documents appropriés ou détournés. On repère de même manière, les transformations qu’a apportées le montage Avid. Une efficacité dans la coupe et une efficience dans la pulsation audiovisuelle dont les « clips » ont été les premiers bénéficiaires avant que les cinéastes expérimentaux s’en emparent (Henri Hills, John Smith). Ainsi le cinéma expérimental privilégie d’une part une étude de ses outils autant qu’il peut répudier toute incursion dans le domaine de la technologie afin de revendiquer une approche « low tech » qui sied parfaitement à ce médium presque désuet qu’est devenu l’émulsion argentique. C’est en ce sens qu’il faut comprendre cette résistance à la technique comme on le voit dans d’autres domaines des arts plastiques. Cette attitude est prisée par des cinéastes travaillant le journal filmé ou des projets autobiographiques ainsi que des portraits filmés.
Si la tireuse optique a été prépondérante dans le façonnage d’une cinématographie analytique défendue par les cinéastes britanniques ou allemands des années 70 ; elle a trouvé pour les cinéastes des générations suivantes, une nouvelle pertinence, dans la mesure ou son usage permet d’éviter une partie des coûts des effets optiques et diminue les frais de tirage des copies. La tireuse optique facilite le contrôle et la manipulation des images du film comme d’autres artistes le font avec leur médium, comme on peut le voir aussi dans les films de Takashi Ito. À partir des années 80; ce n’est pas tant la question du détournement et de l’analyse des séquences qui importent que leurs recyclages en fonction d’un travail sur les textures et les matières comme on le constate chez Jurgen Reble, Mathias Müller, Mike Hoolboom, Olivier Fouchard ou Mahine Roudi. Les cinéastes privilégient les spécificités et les traitements qui s’appliquent aux émulsions et qui font toute la spécificité du film : ce qui le différentie d’autres supports et principalement des palettes d’effets disponibles des logiciels tel Adobe Photoshop, After Effect, ou Final-Cut…6 L’aléatoires des effets sur la pellicule comme l’abrasion des images, les rayures ou les convulsions granulaires sont ici induites sans pour autant en contrôler totalement les résultats. Ces processus de transformations de la matière sont partis intégrants du travail du film, elles ont été pendant longtemps écarter au profit d’autres composants du support, mais elles sont redevenues7, à partir des années 80, un territoire fortement investit par des générations successives de cinéastes super 8 et 16mm, qui ont su arpenter de nouveaux chemins. Ainsi Mathias Müller dans plusieurs de ses films dissout les éléments qu’il s’approprie afin de les fondre dans une nouvelle œuvre8 (Sleepy Haven, The Memo Book, ou les plus récents films réalisés avec Christoph Girardet tel Mirror ou Beacon participent chacun à leur manière de cette même stratégie. Mirror travaille le format, le scope en recourrant à un subterfuge, deux images dv côte à côte la constitue). Peu de cinéastes ont continué leur recherche, de manière innovante en changeant de support. Deux figurent dominent Jurgen Reble et Mike Hoolboom qui chacun à leur manière ont réussi à transférer une approche de la matière image du pelliculaire au numérique. Si dans le cas de Mike Hoolboom le passage au numérique attise la vivacité et la précision du montage en introduisant des effets de glissements d’une séquence à l’autre, dans le cas de Jurgen Reble c’est le développement de processus qui mixe les effets numériques avec les effets des émulsions après leur mélange qui prolongent l’usage du cinéma en le renouvelant. À cet égard Yamonote Light Blast est un magnifique prolongement de Chicago qu’il avait réalisé dix ans auparavant.
Dans ce film, le travail sur les textures se combine au mouvement du métro, ainsi les lignes de fuite pixellisées autant que les rails du train à Tokyo tissent une trame visuelle à laquelle on ne peut assigner de source, à partir de quels moments en effets les textures émulsives se dissolvent dans les pixels. La cristallisation de l’émulsion, son écaillement syncope le flux constant du déplacement et du même coup, inscrit à la manière des glissements et des rotations une fluidité par-delà les accidents. Bien que s’inscrivant dans une économie chromatique (puisqu’en noir et blanc) on retrouve cette fluidité du parcours qui s’oppose au montage cinématographique traditionnel, que l’on pressentait dans le film de Nicolas Rey Terminus for you et que l’on retrouve dans l’Arbre Tahouse ou Didam d’Olivier Fouchard et Mahine Roudi. La plupart des films «alchimiques»9 participent tous d’une esthétique de la dissolution, comme si la représentation cinématographique ne pouvait se donner qu’à partir du moment où elle s’abîme dans la matière. On peut regrouper nombre de films expérimentaux des années 80 et 90 dans cette catégorie. Ce travail se caractérise par une approche qui investit des longueurs de photogrammes et non plus des photogrammes. Cependant ces bandes ne correspondent pas aux plans ou aux séquences du cinéma narratif, mais à des blocs que la-la cinéaste transforme, manipule comme le font chacune à leur manière Cécile Fontaine, Frédérique Devaux et d’autres cinéastes10 qui combinent l’appropriation des found footages avec un traitement abrasif du support, qu’ils s’agissent d’interventions graphiques, picturales ou chimiques. Le spectacle cinématographique, ou ce qui en demeure est celui de sa disparition, de son devenir fantomatique, presque le mirage d’une image, la dissolution de l’image mimétique au profit de sa matière même. On peut alors se demander s’il s’agit d’une destitution de l’image représentative : figurative, au profit de constituants abstraits dans le surgissement de motifs dus à la chimie du support? En ce sens ces «alchimistes» partagent, selon des stratégies alternatives, l’une des préoccupations des cinéastes pour lesquels il n’est plus nécessaire de fabriquer de nouvelles images, mais plutôt, de travailler avec celles qui nous entourent, qui nous habitent, qui nous tiraillent, qui nous fascinent. Cette compréhension du film aujourd’hui, dépasse le clivage des supports en se manifestant dans tous les champs du cinéma tel que nous l’avons défini plus haut. Le travail du cinéaste privilégie alors la recherche des matériaux en recourant à des archives, véritables bases de données11 à partir desquelles une fois les sélections effectuées un travail de réappropriation s’opère selon des agencements et des combinaisons, des recombinaisons, des variations (dont on peut voir la trace chez Wayne Yung par exemple), qui ravivent la dimension musicale autant qu’ils affirment l’existence d’un méta cinéma pour lequel l’appropriation, le plagiat, la copie, le détournement jouent un rôle essentiel12. Le film de found footage est devenu depuis deux décennies, un genre à part entière. Pour l’un des champions de la cinématographie métrique, la cueillette de matériau est devenue aujourd’hui un enjeu important. Le found footage ne s’est pas limité au seul support analogique, mais trouve de nombreux emplois et prolongements avec la vidéo numérique, ainsi que dans le net art et chez les vj, pour lesquels les samplers et autres effets applicables en direct sont monnaie courante lors des performances. Le traitement n’est plus différé, c’est le mixage en directe qui devient l’objet de la performance. Cette opération occultée dans le cinéma traditionnel est devenu le contenu de performances qui travaillent l’improvisation. On en trouve la marque dans les performances des groupes de cinéaste expérimentaux13, : Métamkine, Schmelzdahin, Noemino, Silt…, pour lesquels les émulsions ou les dispositifs de projection sont manipulés. Dans ces performances ce sont les variations, les recombinaisons des séquences, leurs transformations graduelles ou rapides qui sont au cœur de l’action proposée. Les interventions des VJ représentant une extension et une radicalisation de quelques-uns des principes de ces performances.
Dans ce contexte, le recours aux boucles est prépondérant dans la mesure où il permet de créer des modifications à partir d’un corpus défini et dont maîtrise facilement les transformations. L’accès aux instruments numériques facilitera ces possibilités tout en modifiant profondément le rendu. L’usage des boucles avaient été une stratégie utilisée par le cinéma structurel14 afin de questionner la nature du support même, comme on le voit à l’œuvre chez Paul Sharits, Tony Conrad ou Andy Warhol. À la même époque, la musique répétitive faisait grand usage des boucles. En effet comme on le fait en musique, on pourra déterminer s’il s’agit d’une animation Flash, d’un traitement Photoshop etc. Le polissage via les logiciels s’effectue en fonction des modes graphiques successives qui habitent, ou plus précisément habille le champ visuel d’une époque. Pourquoi le cinéma expérimental échapperait-il aux modes graphiques de son époque ?
Le travail avec les boucles s’est remarquablement illustré dans les travaux de Martin Arnold et Peter Tscherkassky qui, tous deux ont travaillé à partir de séquences de films hollywoodiens recyclés. L’usage de la répétition est une stratégie qui a fréquemment usité au cinéma. Que l’on songe à la lavandière de Ballet Mécanique, ou bien au dormeur de Sleep, mais l’un des usages contemporains de ces boucles répétitives, induit un effet comique comme on le voit parfois à l’œuvre chez Raphaël Ortiz, Martin Arnold, ou Keith Sanborn.
C’est l’ordinateur qui a permis à Martin Arnold de travailler autant la bande son que l’image dans son dernier film, ce qui n’était pas le cas avec Pièce Touchée. En effet avec Alone, Life Andy Hardy le montage a été réalisé sur l’ordinateur. Le recours à l’ordinateur facilite le travail du cinéaste puisqu’il lui permet de faire de nombreux essais et de voir les résultats des permutations choisies15. De son côté Peter, Tscherkassky expose les possibilités du support analogique même. Ainsi dans Dreamwork, le recours à un faisceau laser sur des photogrammes afin d’impressionner la pellicule vierge. Ce qui intéresse le cinéaste c’est de manipuler et de produire un cinéma qui ne pourrait pas être réalisé au moyen d’autres supports car, avec l’ordinateur, on peut seulement imiter l’imprécision16, alors que dans ce film, c’est le balayage manuel imprécis du faisceau qui révèle des parties d’images et se conjugue aléatoirement avec l’action du film. Le cinéaste renouvelle le rayogramme17, en l’appliquant à la fois au ruban ainsi qu’à la technique d’impression des parties de celui-ci qui englobe les performations et la bande son.
Cette revendication, à faire des films, qui ne pourrait s’effectuer au moyen d’un autre instrument est importante car elle démontre la vitalité de la pratique tout en affirmant l’appartenance à une communauté. Les films de Rose Lowder, Nathaniel Dorsky, Bernard Shreirner sont effectivement des travaux qui utilisent la plastique et les qualités intrinsèques du médium cinématographique, quant à ses possibilités de capter et restituer la lumière sur les photogrammes, qu’ils soient sérialisés ou non. Ce traitement, cette qualification de la lumière, les densités des couleurs, le rendu projectif sont des conditions essentielles du support. C’est ici que le choix des émulsions est prépondérant dans la mesure ou ces dernières vont conditionner la chose filmée. C’est en ce même sens qu’il faut comprendre l’importance et la qualité des formats utilisés. Pour les cinéastes, le recours à un support vers un autre, entraîne parfois des modifications importantes autant qu’il permet de juxtaposer les formats. Le super 8, aux couleurs acidulées de Yannick Koller avant d’être numérisé, n’est pas le même que celui plus fané du film de Lisl Ponger qui est gonflé en 35mm faisant surgir une rugosité due aux grains des souvenirs. Si pour certains, le passage d’un support à l’autre ne se limite pas seulement à des considérations d’accessibilité et de facilité d’emploi ; il peut être un choix esthétique comme cela l’était pour les films de Derek Jarman. Pour d’autres, c’est la maniabilité d’un support et ses bancs de montage qui conditionnent le traitement d’un support vers un autre, comme on peut le voir par exemple chez Richard Fung, Leslie Thornton, Zhao Liang…
Si d’un côté de nombreux cinéastes ne voient pas l’utilité d’investir d’autres supports, pour d’autres c’est la crainte de la disparition du support analogique qui font qu’il développe les instruments d’une autonomisation de toute la chaîne de production cinématographique. C’est en ce sens qu’il faut comprendre l’existence d’un grand nombre de laboratoires alternatifs, qui se sont développés dans le monde. Ce micro milieux est le territoire à partir duquel le cinéma se fabrique et se pense collectivement. Leurs visibilités et utilisations plus fréquentes en font des espaces dans lesquels une esthétisation des procédés chimiques est patente. Ils sont une véritable alternative dans l’économie d’un film et pour lequel le tirage des copies de distribution est un luxe. Tous les films directs, c’est-à-dire ceux qui sont obtenus à partir d’un travail de peinture, de grattage ou de manipulations diverses directement sur le ruban, font face à un tel dilemme vis-à-vis des copies de distribution. Le dernier travail de Stan Brakhage a été fait de cette manière en interrogeant le filtrage de la lumière par la couleur comme le font les vitraux. Mais dans le cas du film, les rythmes et le calibrage de la lumière et de la couleur participent avant tout d’une double temporalité, celle de l’application sur des longueurs de ruban et celle de la diffusion saccadée lors de la projection. Il s’agit de créer ainsi des visions inouïes, produire un monde qui ne peut exister en dehors du cinéma. Nous parlons de cinéma car nous pensons que cette démarche est partagée par de nombreux artistes lorsqu’ils travaillent à partir de la synesthésie, qui fût comme l’un des grands moteurs de l’abstraction picturale mais aussi cinématographique. 18 Faire entendre ce que l’on voit, ou voir ce qu’on entend est une source, un principe de la musique de Ryoji Ikeda, autant qu’elle motive les travaux cinématographiques de Joost Rekveld ou Remi. Remarquons que ces derniers génèrent leurs images au moyen de l’ordinateur avant de les kinescoper sur du 35mm afin d’obtenir un meilleur rendu de l’image projetée. L’usage de l’ordinateur pour générer des images est une pratique répandue au cinéma, dans la mesure ou l’outil permet de contrôler plus facilement les déplacements d’objets. Ainsi la multiplication des propositions textuelles se déploie dans les films et installations réalisés avec ordinateur dont le travail de yann beauvais participe. Les traitements et l’évolution de textes dans l’espace (de l’écran) se réalisent au travers d’algorithmes qui transforment le rapport à la linéarité. Ainsi, un film devient la combinaison figée que détermine le cinéaste. Dès lors, les versions se multiplient19. Cette prolifération interroge ce que nous attendons et ce que nous recevons des images. Pour beaucoup de cinéastes, l’image est toujours cet espace privilégié dont la durée est déterminée par l’auteur. Ainsi le cinéma expérimental est le prolongement déplacé d’un type de contemplation que l’on trouvait dans les beaux-arts. Elle nécessite une attention accrue. Hors cette attention vis-à-vis de l’image s’inscrit en porte-à-faux avec les rapports que nous entretenons avec les images, en effet notre attention est plus distraite. L’image est devenue ambiante. Elle meuble et nous accompagne partout. Dès lors, les cinéastes s’inscrivent contre ces usages et exigent une plus grande attention, en travaillant soit à partir de l’immersion soit à partir d’une interactivité que l’on trouve dans de plusieurs installations et travaux pour ordinateur. Cette interactivité présuppose à la fois une compréhension des enjeux de l’œuvre ou bien une nonchalance qui invite au parcours léger d’un travail. On assiste à un renversement des priorités dans la mesure ou les cinéastes et la plupart des vidéastes travaillent avant tout, les images, ont certaines difficultés à envisager leur dissolution dans l’espace d’une galerie, d’une fenêtre, d’un site…
Edson Barrus envisage le film comme une expérience d’un moment pour lequel la durée du travail est modifiable en fonction des demandes. Il déplace ainsi comme le font de nombreux artistes aujourd’hui la question de l’unité d’une œuvre au profit d’un processus qui questionne notre rapport aux images ainsi que le rapport que la représentation entretient avec la réalité. La nature du document filmé change autant qu’elle est modifiée par Keith Sanborn lorsqu’il détourne un film de propagande de la marine américaine en doublant les plans qui le composent. C’est parce que le rapport aux images et à leurs usages s’est transformé que la projection en salle est devenue une des possibilités pour les cinéastes, qui ne s’y limitent plus20. La plus grande accessibilité des outils numériques, le déplacement d’intérêt pour l’usage des images entraîne des modifications de comportements des cinéastes qui joue avec ces nouveaux supports selon la nature du projet.
On constate que si le cinéma est appelé à disparaître dans sa forme analogique il continuera de réaliser à travers d’autres supports. La qualification des flux d’informations selon des considérations temporelles a trouvé, à travers des médiums successifs, à se manifester de multiples façons. Si le cinéma expérimental a joué un rôle fondamental dans cette histoire c’est qu’il a été l’un des premiers supports a interrogé au sein de sa pratique, les formes de récit qui remettent en cause la linéarité même de ceux-ci, en travaillant d’autres champs et aspects de l’image il a préfiguré bon nombre de traitements dont se nourrit le numérique.
yann beauvais
1 In Cinema and the Code , in Future Cinema, The Cinematic Imagery Film, sous la direction de Jeffrey Shaw et Peter Weibel, Mit Press, 2003
2 C’est P.Adam Sitney dans Visionary Film qui a caractérisé le cinéma expérimental américain des années 40 et 60 de visionnaire dans son ouvrage publié à en 1979
3 Ce concept de cinéma élargi a été étudié par Gene Youngblood, Expanded Cinema. New York, E. P. Dutton, 1970
4 Voir Malcolm LeGrice : Abstract Film and Beyond, Studio Vista NY 1978 et Peter Gidal ; Structural Film Anthology, BFI, Londres 1978, Materialist Films, ed Routledge, NY 1989
5 On pense à Castle I, Yes, No, Maybe, Maybenot, Berlin Horse, Threshold de Malcolm LeGrice, ou même Rohfilm de Birgit et Wilhem Hein.
6 Sur l’esthétique de la sélection dans les médias, voir Lev Manovich : The Language of New Media, Mit Press, 2000
7 Nous parlons de réactualisation, car dans les années 60 chez Stan Brakhage (Dog Star Man en étant la quintessence) ou Carolee Schneemann (Fuses) l’attaque des émulsions était courante, moins graphiques que celles que l’on trouve dans les films lettristes des années 50 tel Le film est déjà commencé ? de Maurice Lemaître.
8 Voir Matthias Müller : Mes films s’écartent de cette vision des choses, in Monter Sampler, L’échantillonnage généralisé, de yann beauvais et Jean Michel Bouhours, Scratch & Centre Georges Pompidou, Paris 2000
9 Sur le cinéma alchimique voir yann beauvais ; Des constructions, Film Appreciation Journal n° 123, April June, Taipei, 2005
10 On pense entre autres à Phil Solomon, Métamkine, Peter Delpeut, Carl Brown, ou le groupe Stilt, Maria Coburn, Ichiro Sueka.
11 Dans ce sens Creative Commons, ou UBUWED, thing.net sont des sources facilement accessibles.
12 Sur ces questions voir Critical Art Ensemble : Libres enfants du savoir numérique, http://www.critical-art.net
13 Dans la tradition du cinéma élargi, des cinéastes tel Valie Export, William Raban ou yann beauvais, ont joué avec les dispositifs de projections.
14 P.A.Sitney, op citée et David James : Allegories of Cinema: American Film in the Sixties, Princeton: Princeton UP,1989.
15 Interview de Martin Arnold :Le cinéma et le corps : un art du luxe. In Scratch Book ed yann beauvais & Jean-Damien Collin, Paris 1999
16 Voir interview de Peter Tscherkassky par Xavier, paris novembre 2001, www.brdf.net
17 Le rayogramme est une photo produite sans caméra. Des objets sont posés directement sur de la pellicule vierge et éclairée brièvement. Man Ray a recouru à ce procédé au cinéma dans les années 20, après l’avoir découvert.
18 À ce sujet voir les catalogues Son&Lumière centre Georges Pompidou Paris 2004, et Visual Music, Moca, Los Angeles 2005
19 Dans le cas de Tu, sempre de yann beauvais, il existe déjà 5 versions du film pour l’installation.
20 Si l’on s’en tient à la liste des cinéastes montrés, on constate que Edson Barrus, Jurgen Reble, Joost Rekveld, Mathias Muller, Christoph Girardet, Richard Fung, Keith Sanborn, yann beauvais, Leslie Thornton travaillent autant les projections que les installations.