Trois films de Paul Sharits Cinéma le Bel Air Mulhouse le 13 novembre 2007
Cinéastes américains né en 1943 et mort en 1993.
Les trois films composant cette séance sont représentatifs du travail cinématographique de Paul Sharits. Lorsqu’en 1966 Paul Sharits se lance dans la réalisation de Ray Gun Virus, il a déjà à son actif plusieurs films importants qui l’ont établi comme l’une des figures majeures du cinéma expérimental américain qui ont œuvré au renouvellement de cette pratique. Il s’intéresse en effet à un cinéma qui interroge les conditions mêmes de ses possibilités. En 1965, lorsque Paul Sharits rejette tous ses travaux antérieurs qu’ils s’agissent de peintures, graphismes ou films, il se lance dans la production d’un cinéma débarrassé de toutes boursouflures narratives au profit d’un cinéma qui met en scène et travaille à partir de ses constituants. Pendant une dizaine d’années, de film en films Paul Sharits façonne une véritable ontologie du cinéma aux côtés de cinéastes tel Hollis Frampton, Tony Conrad, Michael Snow…
Son cinéma sera alors un cinéma du photogramme, un cinéma du ruban, un cinéma du défilement mais aussi un cinéma qui sortira du cinéma pour habiter les cimaises avec les Frozen Film Frames (tableaux de pellicules) autant que l’espace d’exposition avec ses Locational Pieces (film in situ, ou installations).
RAY GUN VIRUS 1966 couleur sonore 14 minutes
Ce film est dédié à Regina Cornwell
Ce film est essentiel à plus d’un titre car il est le premier film qui a été pensé à la fois comme « un temps lumineux projeté et un objet spatial. » Ce film provient des travaux entrepris par Paul Sharits avec les partitions et des dessins modulaires qui lui permettent d’envisager le cinéma sous d’autres formes que celles de la seule projection.
Comment concevoir, articuler des formes dans le temps sans recourir à une trame narrative. Comment organiser et produire un développement temporel sans aucun artifice extra cinématographique. On voit dans cette interrogation quelques similarités avec celles de Dziga Vertov quant au cinéma (le ciné-œil) autant qu’avec celles de Kasimir Malevitch quant à la peinture non objective.
Ce qui permettra à la fois à Paul Sharits de sortir de cette difficulté mais aussi de produire le cinéma qu’il veut. Dans ce dessein, le recours au flicker, c’est-à-dire au clignotement, est privilégié dans un premier temps autant que la structuration du film comme une projection lumineuse temporelle autant qu’un diagramme qui permet d’appréhender le film dans son intégralité à la manière d’une partition d’un dessin qui vous donne les moyens de voir les symétries et le développement des séries de couleurs. La perception du film Ray Gun Virus s’effectue selon deux axes, le premier privilégie la projection et la perception des variations chromatiques que le flicker induit, tandis que le second axe permet de voir ce que l’on ne pouvait percevoir lors de la projection c’est-à-dire les éléments à partir desquels nous avons perçu ce que nous avons vu.
On peut dire que c’est à partir de ce film que se radicalise le cinéma de Paul Sharits, et que ce film nourrira le développement de Razor Blades (réalisé entre les années 65 et 68) aussi bien que de T,O,U,C,H,I,N,G.
Quelques mots sur RAY GUN VIRUS sont encore nécessaires, le film parle du rayon du pistolet et de son virus. Le rayon se réfère à la projection elle-même, le virus à ce que le flicker produit tandis que le pistolet est le projecteur. Cette explication du titre peut-être satisfaisante, mais elle risque de manquer certaines caractéristiques du film à savoir qu’il s’agit d’un film fait avec des photogrammes de couleurs pures qui accompagné d’un vrombissement sonore consistant en la lecture des perforations par la tête de lecture optique. Ce son agressif dans un sens va induire une tension particulière en maintenant un déphasage entre ce qui vu, perçu et entendu, mais dans les deux cas la répétition, l’insistance du son autant que la persistance des images va modifier, pour ne pas dire transformer notre perception, et le film va nous mettre comme le fera T,O,U,C,H,I,N,G dans une situation qui instaure un dialogue entre différents plans de perception rarement actualiser de cette manière au cinéma. En effet il y a à la fois l’écran qui frémit, pulse aux rythmes des couleurs et qui induits la perception de couleurs qui ne sont pas à l’écran, ni sur le ruban. Nous avons donc l’écran de la projection, l’écran de notre perception, la conscience que l’on en a et le renvoi : dialogue de l’un à l’autre. Voir un film devient ainsi une négociation entre ces différentes instances qui font que pour comprendre ce que l’on voit, on doit suspendre le défilement du film. L’objet qui est perçu nécessite ainsi sa mise à l’écart pour être saisi, analyser. Ne peut-on dire que nous sommes en présence d’un objet de penser, ou plus précisément que le film travaille la production de pensée.
T,O,U,C,H,I,N,G 1968 couleur sonore 12 minutes
Ce film est dédié à David Franks
« L’ambiguïté est inhérente au flicker film. On la voit à l’œuvre dans Ray Gun Virus (1966) ou N :O :T :H :I :N :G (1968) à travers la perception de couleurs et d’illusions optiques ou bien encore dans la perception des images figuratives de Piece Mandala /End War (1966). Avec T,O,U,C,H,I,N,G, l’ambiguïté s’effectue aussi bien visuellement ou auditivement. Visuellement le titre, T,O,U,C,H,I,N,G, écrit lettre à lettre entrecoupée de virgules, signale un ordonnancement du film en six parties égales séparées au centre par une partie distincte. Les couleurs dominantes du flicker dans ce film sont les lavandes, oranges et jaunes, le recours aux paillettes crée un aspect BD voyant renforcé par une pulsation frénétique.
Dans toutes les sections, le poète David Franks apparaît en plans moyens, et dans cinq partie sur six il est aux prises avec deux actions, dans l’une il tire sa langue entre une paire de ciseaux recouvertes de paillettes vertes, dans l’autre sa joue apparaît griffée de paillettes rouges par la main d’une femme aux ongles vernis de paillettes vertes traversant l’écran. Au fil du développement du film, les actions se déploient dans un sens et puis l’autre à l’écran….
Dans la section finale du film, les yeux de Franks sont ouverts et ne sont plus recouverts de paillettes. » Catalogue de distribution Leo Castelli.
Ce film conjugue plusieurs stratégies visuelles en associant aux flicker de couleur pures des éléments figuratifs comme c’étaient le cas dans Razor Blades ou Piece Mandala / End War. De plus le son tient un rôle prépondérant dans ce travail puisqu’il est avec Word Movie l’un des premiers films dans lequel le mot s’entend et va servir de motif sonore. Cependant le traitement du mot est particulier dans la mesure où il ne s’agit pas d’une énonciation d’une suite de mots comme dans Word Movie, mais de la répétition d’un mot pendant toute la durée du film. Ce mot a été enregistré plusieurs fois afin d’avoir à de marquer, d’affirmer des différences de prononciations et de souligner à travers la répétition, les écarts et induire ainsi des manifestations auditives similaires à celles que met le flicker coloré.
On remarquera aussi, ce qui me paraît essentiel, que dans la dernière partie du film, aux photographies de David Franks et aux photogrammes de couleurs pures viennent s’ajouter des photogrammes dans lesquels un rectangle coloré occupe la majeure partie du cadre, préfigurant un travail postérieur avec deux projecteurs : Declarative Mode. Dans ce dernier film que vous pouvez voir à L’espace Gantner dans l’exposition Sharits, un même film est projeté sur lui-même, une image dans l’image, cette projection en déphasant les deux projecteurs d’un écart d’une seconde.
Cependant dans Declarative Mode, le rectangle plus petit ne change pas de taille comme c’est le cas avec T,O,U,C,H,I,N,G. Cette section du film fait écho à celui d’Hans Richter Rythme 21 qui a été longtemps considéré comme l’un des films fondateurs de l’avant-garde cinématographique. Dans ce film Richter filmait un carré qui s’agrandissait et rétrécissait de manière similaire induisant des volumes et des aplats, une dynamique particulière que radicalisera Paul Sharits avec T,O,U,C,H,I,N,G.
COLOR SOUND FRAMES 1974 couleur sonore 26’30
C’est à partir de la fin des années 60 que Paul Sharits s’est ouvert à d’autres objets que le photogramme, l’a plat de l’écran, le cadre, en interrogeant la notion du ruban avec S:TREAM:S:SECTION :S :ECTION :S :S :ECTIONED (1970), Sound Strip / Film Strip (1972), mais aussi avec la notion du film comme ligne une ligne dans le temps, tel que le déploie par exemple l’installation Film Strip / Sound Strip (1971).
À partir de 1973 avec la série des Analytical Studies, il joint les deux approches, celle qui interroge le photogramme et celles qui investissent le défilement, le ruban lui-même.
Color Sound Frames est issue de la première section d’Analytical Studies III, intitulé “Spécimen”, utilisant trois cycles de gammes de couleurs entrelacées et produisant un film à clignotement. Dans Color Sound Frames ce n’est pas le clignotement qui est l’enjeu mais plutôt la relation entre le ruban et le photogramme. Les images sont des rubans refilmés avec leurs perforations et la ligne de séparation photogrammique apparentes. Le champ directionnel et la force peut-être soit ascendant soit descendant. Pour un segment, le ruban a été refilmé à l’envers (de la fin au début du ruban) et deux sections ont des images de rubans superposés l’un sur l’autre. Alors qu’il était refilmé, le ruban se déplaçait à des vitesses variables. Le synchronisme sonore des perforations est entendu lorsqu’elles sont lues par la tête de lecture.
Au début du film, les sections sont décrites ainsi :
Section 1 : Vecteur A : Ascendant (en avant)
Section 2 : Vecteur B : Descendant (en avant)
Section 3 : Superpositions convergentes
Vecteur A (avant) + Vecteur A (rétrograde)
Section 4 : Superpositions divergentes
Vecteur A (avant) + Vecteur B (avant)
Color Sound Frames est un film sur le film et sur les illusions qui peuvent résulter des propriétés matérielles du film créant des abstractions. Les directions actuelles du mouvement peuvent sembler ambiguës à cause des variations de vitesses. À grande vitesse, la ligne de séparation photogrammique disparaît. Dans les sections superposées, les couleurs se fondent et en forment d’autres alors qu’à d’autres vitesses, les couleurs et les perforations semblent onduler.
Color sound Frames préfigurent les installations comme Synchronoussoudtracks, Episodic Generation et 3rd Degree mettent en scène le ruban de pellicule selon le déploiement d’une fausse continuité spatiale d’un écran à l’autre dans lequel le ruban semble glisser d’un écran à l’autre, et dont la perception se transforme au fur et à mesure que les vitesses de défilement de chaque écran se modifient, se désynchronisent ou semblent se mettre en phase.
yann beauvais le 9 novembre 2007