Archives de catégorie : Ecrits

Parler de moi c’est parler des autres L’intime comme moment du multiple. (Fr)

dans le cadre de L’intime sous tension, Transparence et dissolution du sujet dans la modernité Carré d’art, Nîmes 11-06-2004

La présentation de cette après-midi s’effectue selon des modalités particulières. En effet j’aimerais pouvoir montrer et faire entendre images et son s en même temps que je vais parler afin d’indiquer comment cela fonctionne cette affirmation du multiple, comme moment du moi.

PROJECTION de TU, SEMPRE (version 2003) dans mon dos alors que je parle

Évoquer une subjectivité à partir de ce qui la traverse, l’agite et non pas tant à partir de ce qui la fonde. Si pour Sartre, le regard d’autrui est constitutif de l’être au monde d’un sujet, quasiment le constituant ; pour nous en tant que producteur d’images et de sons, ce n’est pas tant le regard que l’énonciation qui constitue le principe de subjectivation. Il faut entendre alors ce qui s’énonce au travers d’un sujet. Cet énoncé semble toujours pluriel. Il reflète un rapport entre les forces, les énoncés d’un sujet. Cet énoncé indique qu’il ne saurait y avoir de figure unique en tant que sujet privilégié mais des moments dont la somme se ramène, certes à une personne mais, dont l’unicité est toujours questionnée d’une certaine manière au travers des énoncés produits. Qu’ils s’agissent d’images, de sons, de textes ne changent pas grand-chose à l’appréhension que l’on aura d’un sujet comme producteur d’énoncé singulier. Pouvoir énoncé, c’est être à la fois disposé à recueillir, (dans le sens d’accueillir, bien que cela semble évoquer la fable religieuse) à sélectionner, dans ce qui passe devant nos yeux, nos oreilles, nos sens : Tout ce flot d’informations, émotions et sensations en tout genre… Il nous faut trier, extraire afin de produire un usage particulier. Ce façonnage est couplage d’activités : un alignement et une juxtaposition du divers en un rendu comme multiple. On produit ainsi un usage privé, bien souvent commun à défaut d’être singulier. Cette appropriation et son rabattement selon d’autres paramétrages favorisent une production différenciée. À la manière des « cut up », des détournements lettristes et situationnistes, le prélèvement d’une information quelconque qu’il s’agisse de textes, d’images, de sons, de rôles… son déplacement autant lors de son rabattement que de la sélection conditionne des formes de récits ouvertes, véritables alternatives au tissu narratif général. Au moyen de la coupure, et par conséquent de la reprise, puisqu’il y aura d’une manière ou d’une autre recyclage du matériau emprunté ; un ensemble de possible s’offre qui manifeste autant les attachements aux situations, à des événements d’un passé partagé collectivement selon des modalités que chacun défini.
Ainsi l’appréhension du social autant que des individus ne peut répondre à la production d’un sens unique, mais est conditionnée, par une pluralité de forces qui exercent leurs attractions selon les aléas du moment, selon notre disponibilité à leurs égards.

Avant même de songer à la production artistique même, on peut dire qu’au moment où ça parle, ou ça se manifeste, c’est toujours une pluralité, une multitude qui parle qui se manifeste et ce indépendamment du fait que ce soi un sujet en l’occurrence moi ici et maintenant qui m’adresse à vous.
L’affirmation de cette subjectivité ne peut s’effectuer qu’au travers d’une multiplicité d’agents énonciateurs, qu’on le veuille ou non, à moins de se barricader dans un fantasme d’un sujet unique qui aurait valeur universelle. Mais on sait bien aujourd’hui qu’un tel discours n’est plus tenable, ne devrait plus être possible, à moins de travailler à promouvoir un empire, une colonie, et dans un registre plus intime, la figure d’un moi démiurgique, dont l’art et la critique se repaissent encore abondamment à savoir la figure du génie et tout ce qu’une telle croyance charrie. On sait combien cette croyance est tenace aujourd’hui pour nombres de dirigeants. Elle autorise les pires fanatismes.

La question semble alors composite. On est en présence d’une triade qui jouxte la production de cette subjectivité, celle de son énonciation c’est-à-dire les modalités de sa diffusion, de sa transmission, puis enfin celle de sa réception. Ces moments peuvent se conjuguer, s’entremêler en sorte qu’il devient parfois difficile de les dissocier. Mais, est-ce si important ? Il s’agit, avant tout, de processus. Ceux-ci conditionnent la production d’un sujet comme agent d’énonciations plurielles, le rabattement de ces énonciations dans une production qui relève de l’esthétique n’est pas nécessaire. C’est cependant celle qui me concerne le plus dans la mesure ou mon travail relève de ce champ, mais ne si limite pas non plus.

Envoi d’indices (2003) à partir de cette 10 éme minutes et ce jusqu’à la fin couvrant ma voix ponctuellement, ou bien je la laisse prendre le dessus, écoutant.

Lors de la production d’une pièce (sonore, visuelle) un part importante de l’activité s’inscrit dans l’hétérogénéité des composants qui concourent à la production de subjectivité. Ces composants divers sont filtrés par l’individu qui est lui-même le produit de cette hétérogénéité laquelle lui permet de s’investir de manière collective ou singulière. Ainsi l’appartenance à un groupe minoritaire ne garantit pas la pertinence du propos, mais favorise par son irruption revendicatrice la possibilité de mettre à mal cette conscience universalisante incarnée par une subjectivité rayonnante de l’homme occidental.

Depuis de nombreuses années, mon travail s’est organisé autour du cinéma élargi. C’est-à-dire un cinéma qui interroge autant l’objet du cinéma à partir de la question de simultanéité des événements projetés, que la spatialisation de l’image en mouvement. Ce champ m’a amené à envisager à la fois la multi projection, l’installation et la performance. La projection d’un film en salle, selon des modalités pré-établies fait de la projection une duplication, c’est-à-dire la reproduction d’un enregistrement. Comme vous le savez sans doute la projection d’un film en salle, qu’il s’agisse d’un support argentique ou non est similaire à l’écoute d’un CD, d’un lieu à l’autre ce n’est que la spécificité de l’équipement qui change la perception de l’œuvre, il n’y a pas d’intervention directe possible, à moins de prendre en charge sa transformation en directe. Rares sont les moments ou vous voyez la séance s’interrompre parce que le film brûle. On rejoue ainsi à l’identique, ce qui est grandement prôné par toutes les industries culturelles. Les lieux ne me permettent pas toujours d’orchestrer la diversité des évènements que je souhaitais déployer.

C’est ainsi que depuis quelques années je privilégie la multi projection à tout autre travail. Ce multiple s’effectue selon des projets particuliers, mais ne le sont-ils pas tous ? qui interrogent le sida, pour une part et pour l’autre une histoire personnelle qui est avant tout une histoire sociale.
Loin d’un épanchement intimiste, qui n’est par trop souvent qu’un dégueulis nombriliste favorisée grandement par l’usage du mini dv et son rabattement sur le diktat de l’audimat c’est-à-dire sur la consécration du divertissement à tout prix, sans retenue. Je tente avec plus où moins de réussite, – mais cette notion même est à remettre en cause. Pourquoi faudrait-il là encore se vouer au culte du performant ?- ; donc je tente de travailler à articuler préoccupations particulières, appartenance à une minorité dont la visibilité bien que s’accroissant n’en subit pas moins une disqualification au moyen d’une bienveillante tolérance, à des questions sociales. Cette inscription dans du social ne s’est réalisée pour céder au goût du moment, je ne suis pas proche en cela de la découverte récente du documentaire. J’essaye de trouver une manière comme d’autres de parler au travers en rapprochant parfois des expériences personnelles à d’autres champs. Ces rapprochements me permettent d’effectuer des renvois, de produire quelques échos à partir desquels on peut s’immiscer dans le travail spécifique d’une pièce. Produire des passages, constituer et élaborer quelques liens. Je manifeste ainsi une distance dans la manifestation de soi, se mettant à distance tout en affirmant au moyen de quelque micro récits.
Il s’agit alors de travail sur, avec, à partir de soi, sans que ce moi se complaise dans le confort de ses petites histoires. Dans ma pratique artistique, l’autofiction n’est pas à proprement parler un sujet de prédilection. Loin s’en faut !
D’une certaine manière je préfère la parenthèse, afin de mettre en doute autant ce qui se trame, quant à moi, que ce qui est tramé.
Une pratique de l’incertitude, dans laquelle le pluriel est bien venu. C’est ainsi qu’il s’agit d’évoquer plus qu’assener quand bien même dans le cas de Tu, sempre dont vous voyez des éléments défilés alors que je vous parle, travaillant une fois encore, bien que de manière superficielle cette multiplicité événementiel que j’évoquais précédemment, la pluralité des discours et leur non attribution dans le corps du film, nous mette dans une situation où nous devons dynamiser notre lecture autant que nos capacités d’appréhension.
Dans les deux cas qui nous importent le travail ne s’effectue non pas au nom d’une intimité partagée qu’autour de la production d’une subjectivité multiple, qui manifeste parfois des moments d’intimité qui peuvent être partagées plus ou moins explicitement. Ainsi les énoncés sur la sexualité homosexuelle ne sont-ils pas forcément partagés, mais leurs énoncés renvoient à nos comportements sexuels et permettent d’initier un dialogue, entre le projet et les spectateurs. Cependant le dispositif mis en place, un écran rotatif dont l’une des faces est un miroir favorise l’irruption de soi comme partie prenant du dispositif et les systèmes d’échanges auxquels le dispositif se réfèrent : sexualités multiples, usage de drogue, relations entre l’occident et le reste du monde, global et local…
On permet ainsi de faire entendre tous ces mondes, tous ces sujets qui nous habitent. Ainsi au détour d’une phrase, d’un mot, d’une image telle ou telle force s’énonce qui peut mettre en péril ou redynamiser, en le redistribuant tout l’édifice mis en place pour qu’adviennent des situations particulières, impromptues. Ces processus sont prépondérants pour la réception de l’œuvre. Ils manifestent des interstices dans lesquels chacun peut s’immiscer

(dvd n°2 installation tu, sempre version Marseille, ou Tours)

Aujourd’hui, dans cette salle, l faut reconnaître que ce ne sera pas tant le dispositif visuel qui ait montré cette après midi qui est le plus efficace puisqu’il privilégie des narrations multiples, qui échappent aux effets de fragmentation spécifiques à l’installation induites par la double projection et la rotation de l’écran dans l’espace.

Ainsi ma parole se constitue-t-elle, pas plus qu’une autre d’un ensemble qui mêle autant les genres que les discours à partir d’une multitude se sources : mot d’ordre, textes poétiques, écritures individuelles la mienne et d’autres, reprise et détournement de discours de politiciens, inclusions de directives, d’informations dans un continuum dont on arrive plus à distinguer l’origine. Mais cela a-t-il encore un sens de chercher l’origine dans la mesure ou nous sommes avant tout des individus pour le moins pluriel, et quand à systématiser une origine à des fins idéologiques on rate à la fois le sujet et les processus de subjectivations à l’œuvre au travers de ses énoncés.

On est toujours vacillant, sans cependant être à, la merci, mais sur la tranche, entre deux mondes. Au bord … Ce qui ne signifie pas pour autant être devant un gouffre. Non juste là, entre
Si on décide de travailler sur ces états ou le moi semble se dissoudre dans la pluralité et la multiplicité des courants, toute une stratégie se déploie qui interroge ces couches d’informations qui nous constituent. Il s’agit d’inscrire à la fois ces états, autant que leurs motions, leurs devenirs.
Inscrire, mais non pas prescrire, c’est-à-dire laisser un espace dans lequel l’autre pourra se glisser, y puiser à sa guise afin de créer à son tour d’autres mouvements, d’autres lignes, d’autres espaces.

À la manière de l’œuvre ouverte c’est au spectateur « de se placer volontairement dans un réseau de relations inépuisables, de choisir pou ainsi dire lui-même ses dimensions d’approche, ses points de repère, son échelle de référence, de tendre à utiliser le plus grand nombre d’échelles et de dimensions possibles, de dynamiser et de multiplier, d’écarquiller à l’extrême ses instruments de saisie. » Henri Pousseur in L’œuvre ouverte d’Umberto Eco.
Le moi devient alors une modalité du passage.

Robert Nelson : Quelques films (Fr)

présentation au Musée d’art Moderne et Contemporain de Strasbourg, 04-04-2007

Ce qui caractérise le cinéma de Robert Nelson c’est avant tout la multiplicité des approches qui jouent des genres cinématographiques. Robert Nelson commence à faire des films en 1963, à San Francisco. L’année 63, est importante dans le champ cinématographique indépendant puisqu’elle marque l’irruption à New York des premiers travaux d’Andy Warhol qui remettent en question le spectacle cinématographique.

RobertNelson_smaller

Robert Nelson après des études d’art à l’Art Institut de San Francisco se lie d’amitiés avec différents peintres dont William T. Wiley avec qui il réalise des films. Il fréquente Robert Hudson (sculpteur), et Robert Anerson. Tous feront partie de ce que l’on a désigné comme le mouvement California Funk des années 60. On comprend par là une production d’objets que l’on fait pour soi ou pour des amis elle n’a rien à voir avec une production artistique pour la galerie et le musée. C’est ainsi que Bruce Conner l’une des figures essentielles du collage et de l’assemblage de la côte ouest définie cet art Funk. Il deviendra ensuite l’un des cinéastes les plus influents du cinéma expérimental à travers ses films de found footage. L’art funk de Californie, c’est un art qui fait de bouts de ficelles, qui est informel qui fait appel au hasard et qui travaille l’humour.

Lorsqu’il réalise, (ce que l’on considère comme) son premier film : Plastic Haircut(1963) il est reconnu comme peintre, il a déjà à son actif plusieurs expositions de ses peintures. Ce film est une collaboration entre la troupe de Mime de San Francisco, fondée par Ron Davis, Bill Wiley et Steve Reich. Robert Nelson avait déjà vu quelques films d’avant-garde aussi savait-ce qu’il voulait faire avec ce film. Comme il le dit : « Je tournais plus d’une heure de film, mais cela semblait sans intérêt, car c’était tellement répétitif et long. Pendant des semaines je me débattais avec les rushes, mais quoi que je faisais c’était toujours chiant. Désespéré je commençais à couper de plus en plus dans le matériau ; plus les plans étaient courts mieux c’était, et quand je compris que cela donnait au film toute son énergie, je pris vraiment conscience de ce le montage pouvait bien être. [1] »
A cette même époque Steve Reich avec la troupe de mime de San Francisco est fit des pièces de musique pour des light shows ainsi que pour la pièce Ubu roi, pour lequel William Wiley fit les décors. Il réalise sa première pièce pour bande avec ce film. Pour ce film, il crée un collage sonore à partir d’un 33 tour narrant les grands moments du sport, pour lequel il enregistrait une courte section, arrêtait la bande, mettait l’aiguille du bras à un autre endroit, réenregistrait et ainsi de suite. La progression graduelle qui va de l’intelligible à l’inintelligible anticipe It’s Gonna Rains autant que Come Out.
Ce qui désole encore à ce jour Robert Nelson c’est qu’il ne savait pas comment faire des mixages à cette époque, aussi plaqua-t-il, le son de Steve Reich, sur de l’amorce noire, et non pas sur les images [2].
En 1965 il réalise pour Robert Nelson un canon en cinq parties pour Oh dem Watermelons (1965) [3] qu’il tira du spectacle de rue sur les stéréotypes raciaux de la troupe de mime de Ron Davis dans A Minstrel Show (Civil Rights from the Cracker Barrel). Cette musique est une nouvelle pièce pour trois voix et piano. La musique de Steve Reich est basée sur la fin de la messe de Steven Foster.

Oh Dem Watermelons

Oh dem Watermelons, semble partager l’esthétique des films de poursuites et des comédies du premier cinéma. Bien que Robert Nelson parle d’une influence inconsciente d’Un chien andalou pour ce film, c’est cependant le film à René Clair et Entr’acte autant qu’à certains comédies slapstick qu’on pensera plus qu’aux films de Sidney Peterson (The Cage). Oh dem Watermelons s’attache au stéréotype raciste. L’image du noir s’incarnait à travers la pastèque qui est le fruit qu’ils (les pauvres) dévoraient. Comme le reconnaissait dans les années 90, Robert Nelson lorsqu’il fit ce film dans les années 60, il travaillait sur des stéréotypes du passé, clichés réprimés qui surgissent bien souvent au détour d’une plaisanterie, ou par sous-entendus. « Je peux comprendre que des gens soient furieux avec ce film, mais il est à la limite. On ne peut tire une conclusion à partir de toutes ces images, le film devient ce que vous y projeter. Je n’ai jamais décidé de prendre la parole à mon compte et d’être un porte-parole quant au racisme. Mais il m’a été donner comme une opportunité que j’ai su saisir. » En effet Ron Davis m’a demandé si je pouvais réaliser une pièce d’entracte pour son show, sur les rapports entre les noirs et les blancs, je voulais choquer…
Signalons quelques moments important dans ce film qui est constitué selon un assemblage particulier qui mêle différents types de filmage, qui travaille de manière dynamique l’assemblage. On trouvera plusieurs séquences animées qui évoquent celles du StanVandebeck de Science Friction (1959) autant que celles de Robert Breer duMiracle (1954), dans lesquelles les collages de papiers et photographies sont animés de manière à accentuer l’humour à travers les saccades et à coups des mouvements L’ouverture du film est intéressante à plus d’un titre car après le générique, un plan d’une pastèque sur un terrain de sport est cadré pendant une longue durée, plus d’une minute, et semble retarder le déroulement du film.
La séquence dans laquelle on évide une pastèque de ses viscères partage un esprit surréaliste avec cette autre que l’on trouve dans Prune Flat (1965) de Robert Whitman et dans lequel des fruits et des légumes coupés font apparaître des plumes, des paillettes etc…
The Off-handed Jape (1967) est une autre co-réalisation avec William Wiley.
D’après Robert Nelson, « le film a été réalisé en quelques heures pour l’image autant que pour le son. Il présente une déclinaison d’expressions et de grimaces dans des mises en scènes et démonstrations du jeu d’acteur. » Cette même année il réalise un des grands films psychédéliques de l’époque ; The Grateful Dead (1967) qui est une manipulation des images du groupe, au son de titres de leur premier album. Cette même année il réalise une autre œuvre essentiel : The Great Blondino à partir de la figure de Blandin était un magicien et funambule au 19 siècle et qui traversa les chutes du Niagara en poussant une brouette ?

The Great Blondino

Ce film propose diverses déambulations dans San Francisco. Ce film évoque d’autres déambulation infantile ou presque comme celle que propose Ron Rice dans The Flower Thief (1960) ou même Ken Jacobs et Jack Smith dans leur film commun Star Spangled to Death 1958-60), et même Tarzan and Jane Regained sort of (1963) de Andy Warhol, qui tous mettent des protagonistes au polymorphisme infantile. S’agit-il d’une interprétation des années d’apprentissage d’un jeune Blondin qui à l’instar de Willem Meister voyage pour se découvrir.

Avec Bleu Shut (1970) ( Bull shit ?) Robert Nelson s’éloigne des films antérieurs, il s’inscrit dans un autre registre cinématographique, plus en phase avec le cinéma structurel et dans lequel le passage le temps est l’enjeu. A la différence de The Awful Backlash (1967) enregistrement continu du démêlage du fil d’une canne à pêche, et qui par sa facture : un plan fixe d’une dizaine de minutes, rappelle Fog Line (197 de Larry Gotheim ou Lemon d’Hollis Frampton, Blue Shut s’écarte d’une entreprise méditative au profit du jeu. En effet, ce film plein d’humour met en jeu un quiz pour une part, qui est une parodie à la fois des test à choix multiples que l’on retrouve aussi bien dans l’enseignement que dans les jeux télévisés.
Nous sommes immédiatement renseigné de la durée du film autant que du surgissement de différents évènements dans le cours du film. C’est ainsi qu’une horloge est placée dans le cadre. L’idée de cette horloge est venue à Nelson face à aux difficultés qu il éprouvait face à certains films expérimentaux. Comme il le dit « J’éprouve parfois l’impérieuse nécessité de regarder combien de temps il reste sur la bobine. Quand je succombe à la tentation de regarder en arrière, ce qui reste apparaît toujours énorme. J’ai mis l’horloge à l’écran afin que personne n’est besoin de se retourner. »

Blue shut
Le jeu qui consiste à deviner le nom des photos de bateaux de plaisance fonctionne à la fois comme une critique des jeux télévisés autant qu’il semble se moquer des dispositifs déployés par un nombre important de films du cinéma structurel, qui se prennent un peu trop au sérieux. Les séquences de devinettes sont entrecoupées avec une variété de séquences dans lesquelles le found footage domine. Elles proposent un panorama des styles, qui vont du film amateur porno en passant par des bandes d’actualités de toutes sortes dont le montage apparaît évoque A Movie (1959) de Bruce Conner. De même on remarquera le jeux de synchronisation et désynchronisation en boucle d’une des séquences qui nous montre un chien aboyant. La qualité du film réside dans la conjonction de l’horloge, des voix-off qui tentent de résoudre les énigmes du nom des bateaux, et la participation des spectateurs qui se prennent eux aussi au jeu, et qui appréhendent ainsi la temporalité du film de manière spécifique : la matérialité du film est éprouvée par le processus défini par le jeu.
Le film implique le spectateur selon différents niveaux : : la participation au moyen du jeu, l’anticipation par l’horloge et l’entrain des protagonistes.
Deep Wersturn (1974) semble être à la fois un clin d’œil à Off-Handed Jape , pour le côté accumulation d’actions similaires, mais aussi à Plastic Haircut par rapport à une stratégie de réductions des plans au moment du montage. Il s’agit à nouveau d’une collaboration avec William Wiley.
« Il y avait un collectionneur d’art de la région de San Francisco qui s’appelait Sam West. Il s’intéressait à de jeunes artistes inconnus achetait leurs peintures et sculptures ; il acheta ainsi des peintures de Wiley, Allan et Hendeson, des peintures de Geis et Hudson avant quiconque ne les connaisse ? Ils ont eut de belles carrières depuis, mais le truc de West c’était toujours d’être le premier. Il avait une maison pleine de bonnes pièces qu’il avait acquis pour rien, et il était amis de tous ces artistes. C’était un dentiste qui travaillait énormément, un personnage haut en couleurs. Il aimait les choses étranges, et aimait l’art de la côte Ouest. Parfois il faisait du troc : toute la famille de Wiley avait ainsi obtenu des soins dentaires gratuits pendant je ne sais pour combien d’année.
Et puis un beau jour, soudainement, il se suicida. Cela était dû à une suite de problèmes personnels et de santé. Une fête fut organisée en son honneur, dans l’atelier de Bob. Tout le monde a passé un bon moment, en son honneur.
Une autre chose, un mois plutôt, Henderson s’était procuré du contreplaqué qu’il avait scié en forme de pierres tombales. Il nous dit de réaliser nos propres tombeaux. Ce que nous fîmes tous, nous les utilisâmes dans ce film qui met en scène des chutes plus ou moins orchestrées.
 »
Pour Nelson,il est difficile d‘appréhender ce type de film car on ne soit pas à quelles catégories il appartient. Il s’agit de toute évidence d’un film réalisé entre ami, un film artisanal. Trouver quelques choses d’intéressant dans ces films à quatre-sous est un goût acquis. Vous avez besoin d’un public familier.

La question de la visibilité ou de l’invisibilité de ce cinéma de Robert Nelson qui pendant plusieurs années, choisit de ne pas les montrer ou les distribuer est intéressante à plus d’un égard, c’est vers la fin des années 90 qu’il prend cette décision.
Reconnaissons qu’il s’agit d’une attitude partagée par de nombreux cinéastes, parmi ceux ci on retiendra les expériences de Warhol et Markopoulos ou même Guy Debord pour n’en cîter que quel ques uns.
Mais à la différence de ces artistes, pour lesquels le retrait visé à augmenter la valeur des films, en tout cas leur aura, chez Nelson c’est à la fois la fragilité du support, les couleurs s’estompant qui motive ce choix. En effet comment préserver l’œuvre pour le futur si les éléments qui la constituent commencent à se détériorer au point que les films en deviennent méconnaissables.
De plus, ce retrait, lui permet de réévaluer l’œuvre même. Certains de ses films ne correspondant plus à ses préoccupations actuelles, il les revisitent, en les remontant, les altérant, les modifiant et proposent ainsi de nouvelles versions de ces œuvres comme le fit dans le passé de nombreuses fois Kenneth Anger, qui pour certains titres changeait la bande sonore de ces œuvres alors que pour d’autres il les raccourcit.
Certaines actions sont plus radicales et vont jusqu’à la destruction, le démontage, et la réutilisation de la pellicule afin de les incorporer dans de compositions picturales.

C’ est au début des années 2000 qu’il montrera à nouveaux ses travaux lorsque la Pacific Film Archives et l’Academy Film Archives commenceront à les préserver.


[1] Interview avec Scott MacDonald in A Critical Cinema University of California Press, Berkeley 1988 page 261

[2] idem

[3] Pour de plus amples détails sur les premiers travaux de Steve Reich, voir Minimalism : Origins de Edward Strickland

L’écriture et les supports (Fr)

Ecole National des Beaux Arts de Paris 01-04-2001

De l’un à l’autre, en passant de l’un à l’autre que gagne-t-on, ou perd-on ?
Du film à la vidéo, au numérique, les conditions particulières de production changent aussi bien que celles de réalisation qui mettent en cause différents aspects, des spécificités de chaque média utilisé, que ce soit au niveau de la prise, production d’image, séquence, que son traitement au tournage au montage, ou à la postsynchronisation, via la numérisation.

Qu’est ce qu’une écriture ? peut-on parler d’écriture en ce référent au cinéma, à la vidéo ? Que désigne-t-on lorsqu’on parle d’écriture, les caractéristiques d’un support, les qualités que travaille ledit dit support, quoi ? La manière de filmée, la manière de composer le mouvement les images, le temps ? Tout ça et pas que ça, ou encore d’autres choses…

Le cinéma requiert un film c’est-à-dire un ruban de pellicule travaillée d’une manière ou d’une autre. Il peut être impressionné photographiquement ou manipulé de toutes manières. Le film comme support du cinéma.

L’acte de faire un film, le montage physique du ruban filmique, donne quelque peu l’impression de fabriquer un objet : le fait que les artistes du film aient saisi la matérialité du film est d’une importance inestimable, et le film invite certainement à un examen à ce niveau. Mais dès que le film est achevé, l’objet” disparaît. Le ruban filmique est un système élégant qui permet de moduler des faisceaux d’énergies standardisées. Et ce travail fantôme apparaît sur l’écran par l’intermédiaire d’une notation utilisée par un acteur mécanique virtuose, le projecteur. [1]”

Le cinéma présuppose un support d’enregistrement : une matrice qui n’est autre chose qu’une trace déposée sur un ruban perforé, en ce sens il se distingue de la vidéo qui recourt à un ruban magnétique non perforé. Il s’agit de l’empreinte d’un enregistrement photochimique (c’est ce qui le rapproche le plus de la photographie) ou de l’inscription sur une émulsion qu’elle soit vierge ou non (c’est ce qui le rapproche le plus d’une pratique artistique dans la mesure ou cette marque est le domaine de l’expression, de l’expressivité). De plus, le film présuppose un dispositif particulier pour être appréhendé par autrui. Dans ce dessein, deux conditions sont nécessaires mais pas indispensables. Il faut tout d’abord une salle obscure ce que l’on appelle un cinéma, afin que l’image projetée ait une intensité maxima, cette salle nécessite une surface de réception délimitée : un écran. Cette surface standardisée est le site de la projection.
Entre l’image du ruban et l’image projetée : un abîme. Cet abîme est l’objet premier des cinéastes. Comme pour la musique électroacoustique, avec le film, on est en présence de deux supports identiques dans leur matérialité, mais qui n’ont pas les mêmes fonctions : le support d’enregistrement et le support de diffusion. Ces deux modes peuvent s’abolir pour n’en former plus qu’un seul, ils s’équivalent alors et principalement lorsqu’on montre le matériau brut. Montrer ce matériau (attitude rarement privilégié par le cinéma industriel ou par la télévision lorsqu’elle était dominée par des critères narratifs similaires à ceux du cinéma) ne signifie pas l’absence de montage ou de manipulation graphique, chimique et photographique de ce support duel. Il faut envisager le montage comme pouvant s’effectuer autant lors du tournage qu’à des stades ultérieurs de production d’un film. Il n’est pas nécessaire de montrer, de projeter des copies hygiéniques. Ou alors on se limite à envisager la pratique du cinéma comme relevant du divertissement et de ses techniques de conditionnement et marketing.
L’utilisation du support d’enregistrement comme support de diffusion ; c’est-à-dire cette équivalence entre les deux états ou fonctions du support est ce qui perturbe le plus. Le document soudain s’autonomise pour devenir qui sait : un art.

Le cinéma fait appel à un ruban de Celluloïd photosensible, à un appareil d’enregistrement plus ou moins sophistiqué et à un appareil de projection. Le projecteur restituant l’enregistré au moyen du ruban. Le dénominateur commun est donc le ruban, c’est-à-dire notre fameux support.

Mais revenons si vous le voulez bien, à notre film. Vous conviendrez que le film existe à partir du moment ou dans une salle, on assiste à la projection d’un faisceau lumineux qui s’aplatit sur une surface (qui n’est en revanche que très rarement photosensible) et laisse percevoir une légère pulsation ; une irisation qui divise la surface lumineuse en plusieurs zones (de fait quatre zones plus claires séparées au centre par une croix plus sombre) et qui à 16 ou 18 images par seconde est beaucoup plus visible, plus hypnotique. Dans ce cas, le cinéma est une projection lumineuse qui aurait la vertu pour notre perception de se modifier dans le temps. Le cinéma est donc une projection lumineuse qui se déploie dans le temps. Cette projection ne semble pas nécessiter par définition d’image particulière, avant même d’être qualifié, la projection de la lumière seule au moyen de cet appareil produit du cinéma. Notre outil est un appareil optique : un projecteur, à partir duquel on peut calibrer la lumière de plusieurs manières, en rendant plus ou moins nets les contours du cadre, en les définissant correctement ou en jouant avec des phénomènes optiques simples qui donneront l’impression de produire un volume en relief ou en profondeur ; comme une boîte de lumière. Le cinéma est une boîte lumineuse qui en appèle à une autre plus grande boite noire qui le contiendrait et le rend possible. Le cinéma façonne l’espace de sa représentation au moyen d’un faisceau lumineux. Le cinéma serait aussi de la sculpture ?

Et je n’ai toujours pas introduit de ruban dans la machine. Mais en ai-je vraiment besoin. Je pourrais dire en accord avec Peter Kubelka “Le cinéma est la projection rapide de lumière intermittente” et, dans ce cas, je n’ai que faire du ruban, mais ce n’est pas suffisant pour le cinéaste ; “Les photogrammes heurtent littéralement l’écran.” Je parlais de sculpture auparavant. “L’articulation du cinéma est entre les images. C’est entre les images qu’advient le cinéma. [2]” Nous retrouvons, notre abîme de tout à l’heure.

L’enregistrement : sur le ruban. Le grain de l’émulsion qualifie la lumière. À propos de grain, le recours à de plus petits formats, ainsi qu’à des émulsions rapides, ou très sensibles augmente de façon substantiel la granularité de l’image et fait de celui-ci l’unité discrète du cinéma. Les images deviennent des graines de lumière. Cette granularité distingue le cinéma des supports électroniques dans la mesure ou ces derniers travaillent sur des segments pixels dont la définition est d’être séquentiel ce qui n’est pas le cas des grains au cinéma.
Une fois cette émulsion qualifiée, -qu’importe la manière – sa projection permet de prendre conscience de l’écart inouïe qui la sépare d’elle-même. Encore une existence séparée, serait-elle donc aliénée ? Du même s’agit-il vraiment ? Écart qui ne fait qu’accroître lorsqu’on passe du moniteur à la projection, en ce qui concerne la vidéo. Avec cette dernière, on renoue avec le faisceau divin. En effet il n’y a pas de rapport de visibilité directe entre le support et sa traduction lumineuse. En tout cas on accepte la conversion.

Ne dit-on du cinéma qu’il serait de la photographie en mouvement, et l’on sait que le grain de la photo comme celui de la voix est essentiel pour l’appréhension de ces médiums. Le cinéma serait l’animation d’image fixe qui accéderait aux mouvements par la vitesse de défilement du ruban dans la caméra et dans le projecteur. Le cinéma meut le fixe. Le cinéma produit ainsi une impression de continuité dans le mouvement, une impression de réalité selon le mythe de la soi disant persistance des images, selon une apparente fidélité et conformité de la représentation à son modèle. À ce compte, on comprend aisément l’importance pour le cinéma industriel de la narration et du drame qui sont devenu pain béni. Au nom du photographique et de l’effet de ressemblance, on instaure des dogmes et des attitudes qui visent à confisquer le cinéma à des fins promouvant la linéarité et la narration classiques comme essence du film.

La relation entre le cinéma et la photographie fixes est censée faire l’objet d’une controverse. La religion courante, à ce sujet, est du genre l’œuf et la poule : le cinéma “accélère” 1, d’une certaine façon, les photographies fixes et les met en mouvement.
On postule implicitement que le cinéma est un cas particulier de l’orthodoxie de la photographie fixe. Étant donné qu’on ne décèle nulle nécessité, dans la logique visuelle des photographies fixes, d’une telle “accélération”, il est difficile de voir comment cela se serait produit.
C’est un lieu commun historique de dire que la découverte des cas particuliers précède dans le temps l’extrapolation de lois générales (Par exemple, le triangle droit et ses côtés rationnels mesurant 3, 4 et 5 unités existaient avant Pythagore.) La photographie date d’avant le cinéma photographique.

Alors je propose de sortir le cinéma de ce cercle vicieux en lui superposant un autre genre de labyrinthe (avec issue) – en posant quelque chose dont l’actualité commence à se concrétiser : nous pourrions décider de lui donner le nom de cinéma infini.
Une caméra polymorphe tourne et tournera toujours, l’objectif fixé sur toutes les apparences du monde. Avant l’invention de la photographie fixe, le photogramme du cinéma infini n’était qu’une amorce vide, noire ; puis des images apparurent sur le ruban du film. Depuis la naissance du cinéma photographique, tous les photogrammes se sont remplis d’images.
Rien, dans la logique structurelle du ruban filmique de cinéma, n’empêche de prélever une image unique. Une photographie fixe est tout simplement une image isolée qu’on a “sortie” du cinéma infini.
” [3].
1 Le verbe est de MacLuhan, qui (comme d’habitude) avale à la fois l’appât et le plomb lourds qui lui est attaché.

La disparité entre l’enregistré et le perçut est manifeste à la prise autant qu’à la projection. Précisons ; il n’est jamais trop tard d’ailleurs que si l’on peut parler de cinéma on doit parler de films au pluriel et ceci à cause de la diversité des formats qui s’offrent aux cinéastes. On ne filme pas de la même manière, ni ne filme les mêmes choses avec du Super 8, du 16mm ou du 35mm. Cette disparité des formats éveille en moi, une réflexion de Téo Hernandez qui très justement disait :
En rentrant du restaurant avec Gaël, j’observe les ordures par terre et me dis qu’en Super 8 je n’aurais pas de problème pour les filmer. L’acte serait immédiat, mais en 16mm je ne pourrais pas, ou presque. Alors je me dis qu’en réalité je pourrais faire deux cinéma : celui du Super 8, qui serait le plus osé, le cinéma du rêve, et celui de la réalité, le 16mm. Mais en réalité, je pourrais réaliser les deux sans les limiter dans leur champ d’action.” [4]

La légèreté de la caméra super 8, sa maniabilité, sa manière de s’effacer, similaire en cela aux caméras Hight 8, font de cet outil un instrument particulièrement adéquat pour filmer en plan séquence tenue à la main, sans contrôle, mais aussi totalement efficace pour fusionner les images en jouant des zooms et des mouvements rapides de caméras afin de produire des filages, des bougés, des flous etc…. Le travail image par image acquiert une souplesse rare avec la caméra légère. L’une des différences notoire introduite par ce format, vis-à-vis du 16mm, tient au fait que les émulsions soient retreintes en regard de celles qui sont disponibles en 16mm. On trouve du noir et blanc et deux types de stocks couleurs : Kodachrome et Eastmancolor de 100 asa.
Par ailleurs le fait de ne pouvoir filmer en négatif ne facilite pas tant la circulation de copies. Mais l’une des revendications du super 8 est justement cette abolition pourrait-on dire de l’usage semi professionnel ou professionnel au profit d’un format amateur, un cinéma de chambre, ou pour reprendre une expression chère à Jakobois un Cinéma da Camera. Un cinéma débarrassé de son temple imposé : la salle de cinéma, un cinéma débarrassé de son mode de fonctionnement industriel qui se manifeste dans la séance de cinéma, qui s’oppose d’ailleurs à la notion de cinéma permanent qui faisait qu’il était possible d’entrer quand on voulait dans une salle, aujourd’hui c’est moins fréquent.
Utiliser du super 8 c’est-à-dire des cartouches de 15m, d’une durée de 3 minutes, induit une dynamique typiques vis-à-vis de ce qui est filmé. Faire de chaque bobine un événement à la manière dont Vito Acconci réalisait ces premières actions cinématographiques, performances pour caméra. Jan Peters aujourd’hui ainsi que d’autres cinéastes allemands et Japonais recourent aux supers 8 que la limitation qu’offre le passage d’une cartouche à l’autre induit une fragmentation du récit, mais aussi des prélèvements hachés si l’on respecte la prise directe, sans faire de montage ou de coupes ultérieures. Lorsque j’utilise le super 8 c’est avant tout pour la maniabilité de l’outil, la caméra, sa discrétion et aussi pour l’incroyable qualité des couleurs acidulées que nous offre le super 8 lorsqu’on le gonfle ensuite en 16mm. On fait ainsi explosé le contraste, augmentant les zones de ruptures chromatiques. Véritables décrochages dont joueront encore plus certainement les cinéastes travaillant le développement de leurs bobines super 8 ; une matérialité, fragilités supplémentaires dans le traitement artisanal de l’émulsion qui permet d’envisager d’autres modalités du cinéma en envisageant à la fois la performance et qui sait l’installation.
Comme le remarque Helga Fanderl : « Ma caméra Super 8, très légère, est toujours là avec moi, découvrant avec moi les images et les scènes qui me font fortes impression. Je réponds directement et en fonction d’une idée fixe à la fascination et au charme d’un endroit ou d’un événement, d’une situation ou d’une personne. Immédiatement, je transpose et condense sur le film ce que, précisément, je vois et perçois, unifiant l’image avec l’atmosphère dominante à ce moment de la perception.
Mes films grandissent dans la caméra, et ils sont montés à l’intérieur de celle-ci et non pas à l’aide d’une table de montage ; toutes mes décisions sont immédiates et sont prises pendant que je filme. Leurs formes temporelles, le jeu entre les prises des vues et les rythmes sont uniquement construits en interaction directe avec le monde filmé, permettant ainsi à chaque sujet de trouver son expression dans le style qui lui convient…
Je suis intéressée par le fait de capturer le moment et par le fait de le faire durer. Le cinéma est le seul médium qui me donne la liberté de faire cela. La caméra capture et enregistre un segment de temps réel, dans sa continuité, puis elle génère une nouvelle expérience qui a son propre et unique temps cinématographique.
 » [5]

Il s’agit à la fois de promouvoir au moyen du super 8, un usage personnel du cinéma, sur ce point Stan Brakhage à propos du 8mm est très clair, mais aussi il s’agit de promouvoir l’installation comme abolissant le déroulement d’un film selon les critères du drame, de la narration, d’un programme linéaire avec résolution d’un problème psychologique précis.

Depuis des années je dis que montrer un film, une œuvre d’art, dans un auditorium c’est un peu comme faire défiler une seule fois sur un écran lumineux du New York Times, un poème d’Ezra Pound. Il est temps d’arrêter cette lubie de ne jamais considérer le film comme quelque chose qui n’a pas besoin d’être vue plusieurs fois pour être compris. La télévision a fait du plan unique le mode principal d’accès à l’expérience visuelle. Si vous manquez le passage à la télé, il y a de fortes chances que cela n’y repasse plus ce qui empêche toute étude. Par conséquent il n’y a pas de place pour des œuvres qui ont plusieurs niveaux. Si cette sorte de présentation s’avérait exact pour la poésie alors la poésie n’existerait plus. Dans le langage que requiert la poésie, l’étude et l’habileté à manipuler le langage d’avant en arrière sont nécessaires. Si les films étaient disponibles chez soi cela ouvriraient soudain toutes les possibilités.” [6]
À l’époque ou Stan Brakhage écrivait ce texte, les magnétoscopes et les caméras vidéos portables n’étaient pas disponibles. L’utilisation et la répétition des mêmes images sans cesse d’une chaîne à l’autre a dû depuis changer son mode d’appréhension du cinéma chez soi. Il reste toujours pertinent de déplacer le cinéma de la salle, et de ses séances afin de favoriser un usage personnel du film. Le cinéma expérimental, l’art vidéo et les réseaux facilitent ce désenclavement.

Le recours aux petits formats permet aussi de se débarrasser de la sempiternelle fascination qu’exercent sur nous les belles images policées, bien léchées. Avec les caméras numériques, ce souci de l’image correcte est poussé à bout dans la mesure où tout est automatisé en sorte que l’on peut produire, réaliser du prêt à diffuser croit-on. Mais revenons à nos petits formats.Lorsque Peggy Ahwesh, ou Saddie Benning utilisent la caméra vidéo Fischer Price, elles savent toutes les deux mettre en jeu un ensemble de caractéristiques particulières dues à la profondeur de champ réduite de l’appareil, en construisant des décors restreints à l’image d’un théâtre de chambres. On est ainsi à la première loge d’un spectacle avant tout privé dont on n’est pas certain qu’il s’adressât à
nous.

Vous constaterez que nous n’avons toujours pas affaire aux images. Nous n’avons pas encore évoqué leur répartition sur le ruban lors de la prise de vue selon des photogrammes séparés les uns des autres. Ces petits cadres ont constitué pour de nombreux cinéastes, l’unité minimale du cinéma. On indiquera en passant que cette unité relève du mythe plus que de la réalité, et nous en aurons pour preuve le fait qu’il existe des modalités de composition qui à partir d’une sérialisation des photogrammes et des éléments de celui-ci entraînent la production d’une perception qui ne pouvait être celle d’un œil mais celle d’une machine. Production d’un composite qui se donne dans le temps.

Imaginons un œil qui ne sait rien des lois de la perspective inventées par l’homme, un œil qui ignore la recomposition logique, un œil qui ne correspond rien de bien défini, mais qui doit découvrir chaque objet rencontré dans la vie à travers une aventure perceptive.
… Je suis en quête de formes qui relèvent du cinéma pur, qui n’imitent pas celles des autres arts ni ne soient tributaires d’une caméra utilisée comme un œil. Je ne veux pas que les films ne fassent que présenter, comme le fait tout documentaire (c’est les seul moyen que le cinéma ait trouvé pour se libérer du drame filmé), mais je désire qu’ils transforment les images de façon qu’elles n’entrent en relation avec le film que lorsqu’elles sont projetées sur l’écran … qu’elles existent de leur plein droit en quelque sorte…/… Je rêve d’une danse cinématographique qui n’utiliserait que le potentiel de ce médium, qui ne s’appuie pas uniquement sur le fait que le cinéma est habilité à montrer des images en mouvement
.” [7]

C’est lorsqu’on travaille la sérialisation photogrammique que l’écart entre le filmé et le rendu est le plus évident.

Entre le filmé et le vu : extrait de R et de Temps de mètre

Dans l’un de mes premiers films : R (1975), j’ai voulu appliqué à un panoramique de 180° une organisation des prises image par image selon la transcription partielle d’une invention à deux voix de J.S. Bach. Il n’était pas question de reproduire, ni de donner à voir, et encore moins à entendre l’invention de Bach mais, de se servir d’une transcription arbitraire qui assignait à chaque note un angle de prise de vue du panoramique (tous les 5°) et me permettait ainsi, de jouer d’un clavier à raison d’un photogramme par note. Il s’agissait de constituer indépendamment de la valeur de chaque note un système d’équivalence à partir duquel j’organisais les prises (notes / photogrammes) dans un paysage : un jardin à l’abandon devant un logis du 18 siècle. Je jouais ainsi de ma caméra comme d’un clavier et commençais à parcourir le paysage selon des suites de déconstruction savantes qui illustraient parfois des lignes de développement de formes musicales. On pourrait parler de visualisation d’une polyphonie qui cependant joue avec la sérialisation des photogrammes et inscrit ainsi la musique comme paradigme cinématographique. Déconstruction car le paysage se reconstituer selon des faux panoramiques simples ou complexes selon les formes auxquels je recourais. L’application de canons ou de fugues permettait de mettre en place des voix distinctes en faisant se croiser des mouvements sur le jardin. À la projection, ces mouvements se dissolvaient, sans pour autant se décomposer en une suite effrénée de plans compressés. L’usage de règles musicales n’avait pas pour but leurs reconnaissances que la liberté qu’elles représentaient appliquée dans un autre contexte que celui pour lesquels elles avaient été conçues ou usées. Ces règles, ces principes d’organisations utilisés dans le champ visuel me semblaient courcicuiter les schémas d’organisations narratives. Cette démarche et ses choix permettaient de ne pas (avoir à) tenir compte de la suprématie de la mimésis. En effet, à partir du moment où l’on assigne un tempo soutenu, en distinguant chaque photogramme (et cependant proche par le sujet qui est dépeint) on favorise le brouillage visuel, ou plus exactement on joue de l‘indistinction et du glissement d’un photogramme à l’autre ; on travaille des seuils de perception visuelle. Le paysage se fragmente ainsi en une suite d’éclats qui apparaîtront plus ou moins séparés en fonction des principes de tournage qui illustrent directement ou indirectement un processus musical. L’intérêt de la proposition résidait dans l’adéquation entre les mouvements d’appareil : des panoramiques et les parcours sur un pseudo clavier. Pour indiquer et marquer les sautes, hiatus d’une note à l’autre, j’intercalais un photogramme noir entre les images du jardin. Ces photogrammes quasiment noirs en dehors d’un vague cône latéral de lumière blanche dupliquaient l’alternance lumière – obscurité constitutive au fonctionnement du dispositif cinématographique. Ce qui importait n’était pas tant la mélodie : le parcours sur le jardin, que les rythmes induits par le système.
Ce film contenait par sa facture : suite de faux panoramiques horizontaux, débitées par le filmage image par image, des potentialités d’expansion qui s’actualisèrent lorsque le film multiplia ses écrans : double pour RR (1985) ou quadruple : Quatre Un (1991) et son pendant comme installation : Quatr’un (1993). À chaque nouvelle addition (d’écrans), l’impression de musicalité se trouve renforcée, sans pour autant être revendiquée. Par le doublement en miroir du premier film, RR, dévoile de manière plus explicite la structure musicale implicite sur laquelle il était construit. Les images se mirant, tous écarts entre elles déclenchent de subtiles variations évoquant les combinaisons à partir d’un thème que toute improvisation convoque. Le film propose un développement telle dans sa forme et ses mouvements latéraux que son doublement dans la durée, et sa projection inversée gauche droite souligne les qualités de symétries inhérentes à sa spatialisation, à son expansion.

Ce support qu’est le film a une durée de vie limitée. L’une de ses qualités réside dans son instabilité même : on ne peut le fixer, on assiste rapidement à la déperdition des couleurs… La restauration est devenu depuis quelques années l’un des objets privilégiés qui caractérisent notre rapport au cinéma. Si celui-ci veut prouver son existence, il faut le préserver le plus rapidement possible. Une lutte contre le temps a imposé ainsi des plans de sauvegarde et une politique drastique vis-à-vis de son instabilité même. Au moment où l’on pensait avoir résolu les problèmes de conservation, une fois que les films-nitrates ont été transférés sur des films safety, on découvrit un nouvel agent de décomposition : le syndrome du vinaigre sévissant les émulsions sures ne l’étaient plus. Ultime grâce, la numérisation. Le film résiste à son embaumement. Toutes ces aventures (pour le moins cinématographiques) confèrent une autre tonalité à la défense du patrimoine, cette rébellion du support qui ne peut se satisfaire d’être, et manifeste son devenir : la dissolution des émulsions avant leurs disparitions.
Ce support est aussi un support friable ; il favorise, subit les brûlures, les rayures et altérations de toutes sortes. On ne peut le fixer à moins de le numériser et de changer de support de conservation. Le film comme support de reproduction ne peut se conserver dans l’état.
Ce support est fragile, il se raye à la projection, lorsqu’on le manipule, il fond, il se détériore au fil des projections ; il est un objet de transit. Un objet en perpétuel changement, je n’ose dire en constante motion. Toujours en évolution, le cinéaste lorsqu’il ne veut pas refaire encore et toujours de l’art ancien, du théâtre filmé, de la peinture académique, du réalisme photographique, travaille ces transformations et ces évolutions en interrogeant la spécificité de ce support.
De la nature et de ses transformations, quelques cinéastes ont fait leur objet de prédilection, je pense principalement à Jurgen Reble et à Metamkine, entre autres mais cela avait été envisagé par des cinéastes comme patrice Kirchoeffer… Ainsi Jurgen Reble dit : Au cours des cinq dernières années, j’ai principalement travaillé avec l’épaisseur de la gélatine. J’ai emprunté à la nature quelques motifs saisis en état de flux : surface de l’eau sous la lumière, nuage, animaux en mouvement, processus micro et macrocosmiques, etc. J’ai développé ces images comme des reproductions et j’ai utilisé des sels qui normalement sont rincés après le développement afin de recouvrir ces substances séchées, partiellement cristallisées, ces images, couche par couche. Dans cette épaisseur, j’ai gratté sur la pellicule des signes graphiques et des motifs. Ces images, représentation de la nature et des couleurs du matériau de base : les sels et les pigments dans les fragments de gélatine ont permis d’appréhender les propriétés physiques et chimiques du film. Du nombre de couches de matériaux superposés dépend la profondeur spatiale. [8]

Parmi ceux-ci il en existe entre autres un qui travaille l’écart entre la simple reproduction de l’enregistré, du produit fini, achevé, qui n’a plus qu’a être joué comme un disque, une bande, une cassette, en introduisant des modalités qui sont liées à l’interprétation, aux gestes d’un corps, ou à l’introduction du hasard ou de phénomènes non enregistré et qui dépendent autant des participants que de la spécificité du lieu qui reçoit des projections. Je me réfère ici autant la projection d’aujourd’hui, ici et maintenant selon les conditions particulières de cet amphithéâtre, qu’aux travaux des cinéastes qui font des performances, ou qui utilisent les multi écrans, et qui ne fixent pas définitivement les modalités d’une présentation dans le registre standardisé par l’industrie qu’elle soit du spectacle ou culturelle.

Écart possible et travaillé entre la simple reproduction (projection) et la performance, ou l’expanded cinéma, multi écran compris. À partir d’un canevas préexistant s’ouvre l’improvisation. De même, l’installation cinéma brise le champ la sempiternelle séance en proposant la plupart du temps des boucles, sans débutnifin. Cette présentation du cinéma change radicalement notre manière d’être vis-à-vis de notre consommation de l’objet d’art et de l’objet temporel dont le développement nous ait imposé, et dont nous ne pouvons pas disposer à notre guise. D’où le paradoxe des plasticiens contemporains qui se plongent à corps perdu dans des petits théâtres nostalgiques d’une séance de cinéma dans la galerie.

C’est dans ce cadre, de la performance, du multi écrans etc… que les croisements avec l’acousmatique sont les plus fructueux ou tout au moins c’est dans ce champ que l’on peut voir ce que le cinéma peut partager avec l’acousmatique. Il va sans dire que je ne pourrais qu’être superficiel, et donc simplement indicatif. Très schématiquement on dira que le cinéma est à priori un art de l’enregistrement, de l’enregistré et de la restitution de cet enregistrement lors de la projection. Comme tout art reproductible il favorise une manière d’être au monde : “La technique de reproduction n’est pas pour le film, une simple condition extérieure qui en permettrait la diffusion massive ; sa technique de production fonde directement sa technique de reproduction. Elle ne permet pas seulement, de la façon la plus immédiate, la diffusion massive du film, elle l’exige.” [9]
Cette reproductibilité qui inscrit sa circulation de masse trouve son développement à la fois dans la vidéo et à la télévision qui réintroduise l’ici et le maintenant dont le cinéma semblait parfois dépourvu en dehors de sa projection même, c’est ce qui explique très certainement la fascination exercée par la performance et l’expanded cinéma qui réintroduisent l’intempestif au sein du programmé, qui font soudain surgir le joué dans la mécanique. Le projecteur jouant sa partition que les performeurs, cinéastes peuvent désorganiser afin de briser le bel agencement d’une mécanique bien huilée.

Le film semble favoriser, mais la vidéo encore plus l’idée de la collecte et de sa transformation en collection. Accumulation d’images, les unes après les autres qui travaillent le temps. Sans fin les images s’ajoutent les unes à la suite des autres dans un mouvement incessant dont Andy Warhol se fera entre autres l’un des agents les plus efficace dans le champ du cinéma et de la photographie.

La production due au clignotement d’effet visuel particulier spécifique au support-film dont nous avions parlé lorsque nous avons envoyé la lumière du projecteur.

L’écran qui n’est pas une surface à priori sensible mais de réception ; d’un support l’autre de l’enregistré au joué. Technique instrumentale

Notion de montage cinéma et affiliation avec le montage virtuel

Sur les rapports qu’entretient le cinéma expérimental avec des stratégies d’organisations non linéaires.

Les structures cinématiques qui brisent la présupposition du seul développement, de la résolution narrative unique, peuvent avoir leur origine dans nombres de solutions explorées par le cinéma expérimental et la vidéo depuis plus de 80 ans.

On peut trouver des notions de non linéarité et ce en schématisant outrancièrement dans le cinéma expérimental selon deux axes : la première direction est l’abstraction comprise dans le sens d’imagerie non représentative.
La seconde est celle qui brise la forme narrative et qui comprend les travaux qui incorporent de la représentation photographique
.” [10].


[1] Hollis Frampton : Pour une Métahistoire du film Notes et hypothèses à partir d’un lieu commun inL’ecliptique du savoir sous la direction de Annette Michelson et Jean-Michel Bouhours, p111 Centre Georges Pompidou, Paris 1999

[2] Peter Kulbelka : La théorie du cinéma métrique, in Peter Kubelka, Paris expérimental, Paris 1990

[3] Hollis Frampton : Pour une Métahistoire du film Notes et hypothèses à partir d’un lieu commun, op citéep 106-107

Remarques autour de quelques images de Téo Hernandez (Fr)

dans le cadre de Les images trafiquées Université Paris III, le 19-05-2001

in  revue d’esthétique 41, ed Jean Michel Place, Paris 2002 

Sur l’idée de trafic de l’image.
Ne peut-on envisager le trafic de l’image, comme son passage, c’est-à-dire à la fois son défilement, la succession des photogrammes mais aussi comme ce qui se métamorphose se transforme, l’un à la suite de l’autre, l’un par l’autre, l’un avec l’autre. Au moyen de ce passage duel puisqu’il agit aussi bien et de manière similaire à la prise de vue, c’est-à-dire lors de son enregistrement que pendant la restitution lors de la projection, les photogrammes poursuivent un destin fugitif, ils sont des êtres transitoires, lacunaires qui sait ? Ils ne font que passer, leur destin toujours au passé et dans un avenir perpétuel, en attente de la projection suivante jamais finalement présent, ou si peu. Et pourtant sans ce passage, sans ce trafic des images pas de films, un scintillement lumineux ou une grande obscurité.

Ainsi ce trafic de l’image, c’est-à-dire aussi bien son transit que sa manipulation est privilégiée de diverses manières par les cinéastes selon les outils autant que, selon les contextes, ils émergent.
Nous parlons de manipulation car les images, les photogrammes sont avant tout des objets transformés. La transformation peut s’effectuer lors de l’enregistrement selon plusieurs critères que nous pourrions évoqué ultérieurement lorsqu’il s’agit d’un cinéaste travaillant selon le photographique, lors du montage, ou plus simplement au moyen d’intervention faite à même le support, sur la pellicule vierge, ou déjà impressionnée, et qui peut subir plusieurs assauts faisant surgir des formes rayées, gribouillées, dansantes comme l’ont si bien fait Len Lye, ou Stan Brakhage dans certains de leurs films, ou en effaçant des parties d’images ou sa totalité selon des procédés similaires auxquels la chimie peut s’affirmer plus radicale à la manière de Jurgen Reble et de bien d’autres encore.

En ce qui concerne Téo, les manipulations s’exerceront le plus souvent avec le super 8, et déploieront une des caractéristiques de l’instrument, sa maniabilité due à la fois à la légèreté de l’instrument renforcée par la dextérité du cinéaste. La maîtrise de l’instrument se déploie dans ces combinaisons de filé, virevoltant, tournoyant et de zoom rapide qui avait été cependant proscrit chez lui, pendant de nombreuses années. Que l’on pense à Trois gouttes de Mezcal dans une coupe de champagne [1], Nuestra Senora de Paris (1981-82), Pas de Ciel(1987), Parvis Beaubourg(1981-82)…

De plus dans le cas de Téo nous devons prendre en compte une spécificité supplémentaire de son travail à savoir le fait que pour quelques raisons que ce soient, économiques ou non, il privilégiait, la production d’un nouveau film plutôt que de tirer des copies, considérant à juste titre et dans la continuité de Gregory Markopoulos, Robert Beavers et quelques autres, qu’il était plus important de faire un nouveau film que de se préoccuper de ceux que l’on a finis. Ce choix qui n’empêche pas la diffusion des films terminés déclenche à chaque projection l’apparition de marques, rayures, tâches. Le film se transmue selon la fréquence des projections, il s’use : « Le film change de couleur, change d’âge, d’identité. » 17/01/87 carnet 15 feuillet 32. Ces marques du temps métamorphosent le film, les couleurs passent, se fanent parfois selon des palettes réduites en des camaïeux rosés, ou bien les collures successives, les traces de scotchs viennent se greffer lors de la projection, proposant un contre film. Un commentaire historique du film se superpose à chaque projection qui n’est pas repéré par la plupart des spectateurs mais que le cinéaste repère et subit à chaque fois.

 » Je fais des films ou je mets mes pieds dans le paradis et la réalité. Je voyais une image, on y voyait mes pieds se poser (chacun) sur une parcelle d’images. Chaque empreinte se posait sur un carré un écran ou défilait une suite d’images. J’ai compris que ces parcelles, il fallait les mélanger, les faire cohabiter ensemble. Les rendre transparentes ou les effacer. J’ai conçu là, dans le métro, un nouvel espace cinématographique : où la réalité se transforme sans cesse sous nos yeux. On passe du grand au petit, de la lune à l’ordure. Du plan fixe au filé. Où tout s’incorpore dans un dense tissu visuel… » carnet 9 feuillet 42 20 01 84

Pour nous comme pour de nombreux cinéastes le pensent, le cinéma n’a rien à voir avec le réel. Le cinéma ne se préoccupe pas de dupliquer la réalité filmée, comme la plupart des cinéastes, Téo Hernandez crée une réalité. Le cinéma incarne avant tout une position, manifeste une attitude, on dirait aujourd’hui une posture, celle d’un cinéaste, d’une subjectivité qui s’ affirme au travers de caractéristiques techniques du mouvement. Ce mouvement que chaque cinéaste restitue, élabore, traque, démultiplie se déploie avec Téo Hernandez selon une mise à l’écart de la netteté au profit de l’écoulement (jeux sur les profondeurs et sur les mouvements de caméra), du passage des photogrammes et du filage (décrochement de la lisibilité de l’image en fonction de la vitesse du mouvement de la caméra, par exemple le survol rapide d’objets filmés en gros plans). Nous sommes toujours entre deux points, celui de la netteté et celui de la fluidité. En ce sens Téo Hernandez partage avec Michel Nedjar cette faculté de produire une réalité cinématographique singulière au moyen d’un étourdissement des plans qui semblent à la fois procédé de l’accumulation et du télescopage. Cependant par sa manière de filmer Téo travaille à rendre liquide les objets, il les rend à la lumière dans une expérience transcendantale qui rejoint celle de tout alchimiste. Chez Hernandez, cette alchimie s’effectue par la manipulation de la mise au point, l’accélération des rotations et des mouvements de caméra, qui confère à la vision son instabilité, ou plus exactement son écoulement. On pourrait qualifier ce cinéma de baroque, dans son extrême tension des parcours de lignes de force qui tissent la vision et façonne ainsi le regard. Il suffit d’évoquer alors ces lignes de lumières fuyantes, ces éclatements, ces boursouflures de rotation, ces torsades dans le filmage des bâtiments pour en saisir une manifestation distincte dans le cinéma de Téo. Cet entrelacement d’image pouvant parfois se déployer dans une relation tendu avec le son.

« Je me suis aperçu que le cinéma n’était pas une mise au point du réel ou une reproduction du tel, mais qu’il était plutôt une manne qu’on pouvait mettre en mouvement autrement. Sa mise au point se trouvant dans la concentration se son mouvement. La netteté se trouvait ailleurs : dans l’émotion (similaire à J. Mekas sur ce point). Jusqu’à arriver à cette conviction récente : l’image comme une manne en mouvement. Qu’entre le regard et la main s’ouvrait un espace inédit aux dimensions, aux perspectives illimitées. Le mouvement devenant un sujet important et l’image résultante aussi… Mon souci sur n’importe quoi, qui équivaut à assumer avec la caméra n’importe quelle situation. La caméra comme une arme tranchante, un objet de guerre, bouclier, qui est en même temps miroir. » 5 oct. 90 Carnet 22 feuillet 21

Une caméra qui va épouser les formes et investir le champ de la représentation jusqu’à en faire surgir ces nervures, son rythme, son squelette. L’expérience du film devient alors la réalisation d’un partage au moyen d’images qui sans cesse défient notre regard, par leurs accélérations, ruptures, éclats.C’est par la constitution de ses éclats, de ce temps effervescent que l’on trouvera les liens entre les différentes périodes de l’œuvre de Téo. Le mirage, la profusion des masques et des reflets dans les premiers films se retrouve dans la prolifération de point de vue et de lignes fuyantes dans les films ultérieurs.


[1] édité par le Centre George Pompidou, Paris 1997

A Sending Without Any Recipient on Frank Cole (Eng)

Frank Cole

 

A Sending Without Any Recipient by Yann Beauvais

Sometimes, we wait a long time, to discover a  filmmaker’s œuvre.  This learning delay moves it into a different temporal sphere, removing it from the context in which it first appeared, and the work becomes autonomous. I discovered the films of Frank Cole as a result of a letter-writing exchange with Mike Hoolboom.

Mike sent me a DVD of Frank’s films hoping to get my attention. He was right about that, the films intrigued, attracted or provoked me, but they always made me think.. Their vision led me to look beyond autobiography and tourist films.

Beyond the immediately intriguing interest of a first-person cinema that differentiates itself from models explored by the film journal in experimental cinema, the two films propose an investigation that starts from an obsession with death. Death as a life force, death past due.

A Life (1988) and Life Without Death (2000) create in the desert a mirage of death.   The desert is a fascinating space (for believers, for example, is it not the place   that, experiencing its essence, predisposes us to having our perception of the world transformed) as well as a space that transforms our worldly existence. In the desert, living conditions, perilous at best, have often been, and continue to be, represented by Westerners as a bottomless pit of tales that associate mystical experience and that of folly or loss of self, according to the stories and accounts that fluctuate between revelation and autobiography.

For the western man the desert is a mirage that engulfs him in delectation. It is a pristine space to conquer, or to take complete control of. It is the ultimate frontier.  It is the place where, faced with heterogeneity, an extreme otherness can prove to be an internal force, in which abandonment of all certainties can serve another truth, a transcendence… There, we find ourselves, reveal ourselves and lose ourselves.

Let us be frank

…the two films are problematic on more than one account.

And yet, the voice…

A voice that makes itself heard through the entire film.  A low voice that evokes so many others, from William Burroughs to David Wojnarowicz.  The deepness of the voice greatly moves me and irritates me too. It dramatizes images by moving them into the psychological realm, into a sphere that is too personal, that ends up sounding petty. In fact it works against the image, it breaks the fascination that these landscapes have the potential to contain. It serves to disrupt the beautiful desert images. The voice draws us back to the project. It signs and assigns images to a particular territory, that of a Westerner who has undertaken a distant voyage in order to test himself. What is foretold is a voyage toward a death.  We are far away from the Werther’s love pain, these sufferings belongs to other inventories. How not to think of Fernando Vallejo and his brief returns to Medellín: the kingdom of death that is so well described in at least two of his novels[1].  The approach is daring, to the extent that the enthusiasm of the Columbian writer dialectically matches the asceticism, the gravity and the bombast of Frank Cole. All evidence suggests that we are not in the same realm, death is on the prowl, but are we really talking about the same thing?

The filmmaker gets lost in the desert. He is looking for the well shown on his map, but he doesn’t find it. He passes other dry ones, that are not indicated, and a sense of unease sets in. The uneasiness increases, we are upset. In fact, we are furious against us as much as against the filmmaker to put us in this discomfort, because the sight of the diary film reflects the image of our meanness and pettiness back to us in whatever form they take. It is a painful experience, we would rather not have borne it, and yet…

Life without Death

The absence of these wells from the traveler’s maps reminds me of the difficulty we have to accept other ways of being in the world, this blindness to other ways of living, thinking and acting. Why should these wells be marked on his map? The demand is outrageous; it calls for the will of the white man to control and run the world, in other words to dominate it, rather than to be in the world or of it.   Such a demand cannot acknowledge the imponderable. Everything conforms to what is written.

But, in this place change makes all the difference. It illustrates the willful blindness that is motivating this voyage. The desert is only a test. What is significant are the extreme survival conditions that it affords to a sick-at-heart Westerner. We experience this irritation again when the filmmaker brings up the civil and tribal wars that took place in some of the lands that were crossed, to the borders of Chad and Darfur.  For the filmmaker, these wars are an obstacle. The overbearing quest sees only what deflects it, whatever delays its plan to cross the entire length of the Sahara. The life and death of others (as long as it is not the grandfather), is only collateral damage. The perseverance of the project plunges us into a web of contradictory sentiments, it is fascinating, but it is also unacceptable. We are almost in a double bind. But this double bind shows how the contemporary forms of colonialism—or should we say neo-colonialism?—show themselves today.  A reality is substituted onto the ones (not) encounter, masking one with a dominant one.

The project, the crossing, is stronger than everything. Anything that interferes with its completion, or even postpones it, is brushed aside, is evil. Everything has to make way for the project, even the filmmaker’s body. Has he not spent months preparing so that he can endure this isolation?  We are impressed by the irrepressible will that sets out to fulfill such an odyssey. We cannot help but admire the stubborn obstinacy of this blindness, while being unable to disregard its alienness.

This is not about filming the desert, let alone its inhabitants, whether they be villagers, nomads, or other travelers. It is about relating an interior adventure. The guides are almost foils, they are uneasy, frightened.  As usual the Orientalist speaks for the Arabs, as Edward W. Said noticed: « Orientalist generalizations about the Arabs are very detailed when it comes to itemizing Arab characteristics critically, far less so when it comes to analyses Arab strengths. »[2]

What matters, and filming it bears witness to this, is the struggle of an individual, facing extreme conditions. I cannot get it out of my head, however, that the experience had long been planned and decided. The film shows this in accordance with a production aesthetic and criteria that highlight its purpose, to know the solitude of a destiny. Therefore, the long away-shots along the sand-covered road when the adventure begins, or when he leaves one of these guides…

There is some complacency in how the trials are shown through the various sequences of body wounds. We are faced with an incredible exhibitionism that requires reactions that are contrasting, to say the least, and range from compassionate support to rejection.

We are within the effect. Distance no longer exists.

We have a complaint, a farewell song, that we need to belong. There is subtlety and outrage in the demand that makes me pass from irritation to rejection.

Although I am moved, I cannot bear to be used to this extent, as so many films do, each in their ways. In this regard, the music holds a special place. It conveys and recaptures the clichés of an exoticism shared by entertainment films that range from Lawrence of Arabia to The Sheltering Sky. We are in the kingdom of North African music stylings, revised and edited by Richard Horowitz.  The music highlights the psychic state of the traveler, and, finally, shows what separates us…

No, I will not take this road.

And yet, the film is questioning me.



[1] La virgen de los sicarios 1994, translated Our Lady of the Assassins, Serpent Tails, 2001, and Mi Hermano El Alcade, 2003

[2] Edward W. Said : Orientalism Penguin Books, London 2003

Deux ou trois choses qu’on sait de lui (Andy Warhol) (Fr)

Septembre 2009, La Furia Umana / 2 rivista di teoria e storia del cinema (in)visioni, vampate fantasticherie e filosofia

Deux ou trois choses qu’on sait de lui.

Le nom et l’œuvre de Warhol sont inséparables du cinéma et de la télévision. Sa production a été intense, elle est obsessionnelle si l’on s’en tient aux périodes dans lesquels elle s’est exercée. Il est cependant difficile, aujourd’hui, d’en rendre compte dans la totalité alors que la plupart des travaux sont enfin accessibles.

L’œuvre plastique de Warhol est hantée par le cinéma. Celui-ci se manifeste dans tous les registres de sa production. Le cinéma génère les œuvres par la citation et le recyclage de quelques emblèmes comme le sont les icônes hollywoodiennes et principalement les stars de son époque : Liz Taylor, Marilyn Monroe, Marlon Brando, James Dean…, autant que son histoire : Bela Lugosi…

Mais l’influence du cinéma se ressent aussi en tant que le dispositif cinématographique est avant tout une formidable machine de duplication. En effet, le passage d’un photogramme à l’autre inscrit des écarts qui sont plus ou moins marqués selon les films et leurs formes. L’enregistrement continu d’un plan fixe minimise les écarts alors que les mouvements de caméras et les « strobes » les augmentent. Ces deux stratégies se déploient à des périodes distinctes dans la production cinématographique de Warhol. Par ailleurs, le cinéma conditionne une prolifération de clichés. La Factory de 63 à 68 se comprend comme le lieu d’avènement potentiel et comme réceptacle d’images avant même qu’il soit question de support. Celui-ci n’est pourtant pas en retrait, il conditionne les traitements et les caractéristiques de la prise, de la pose, du projet etc…. Il en va de même de la vidéo qu’il pratique des 1965, Warhol décrit quelques uns de ses avantages : « comme celui de pouvoir être visionner immédiatement, » avec laquelle « on peut filmer avec très peu de lumière. On peut faire des prises instantanées et grâce à cela, on peut conserver la même ambiance créée pour une scène donnée.1 »

Warhol inaugure son entreprise cinématographique à partir de 63, date ou il tourne Sleep. De 63 à 68, il ne cesse de filmer, alors que la production vidéo s’étend entre 65 et 87. Les films s’enchaînent les uns aux autres comme c’est le cas avec les sérigraphies des Campbells’ Soup Cans ou des Marilyn , ou avec les photomatons et les Polaroïds qui sont des moments singuliers dans l’élaboration et la fabrication (industrielle) des portraits peints. Une accumulation et une production constantes qui inscrivent les moindres variations et écarts comme des différences mineures que l’on retrouvent sur la toile dans la texture d’un aplat coloré, ou bien dans le mouvement des grains de l’émulsion des films en plan fixe de Warhol.

Les premiers films fonctionnent selon un étirement temporel, proche de la contemplation pour certain, de l’ennui pour d’autres. L’expérience dilate le temps, elle relève de l’hallucination. Hors du temps, le regard absent, on fait l’expérience d’un détachement de la réalité et de soi, en même temps qu’on est plongé dans une intense investigation du moindre changement à l’image. Le portrait de Robert Indiana savourant un champignon dans Eat (1963) joue de cette dilatation temporelle; la dégustation qui n’est pas montée chronologiquement, renforce l’idée d’étrange irréalité (inquiétante étrangeté ?) puisque le champignon renait dans la main de Robert Indiana alors qu’il a été dégluti. L’expérience de l’étirement temporel est irremplaçable dans le visionnement de Empire et de Sleep. Dans ce dernier film un homme qui dort, ausculté par le regard pudique de la caméra de Warhol, (on ne verra pas le sexe du dormeur2), est montré sous tous ses angles, au moyen de nombreuses répétitions créant une étrange dynamique du sommeil. Filmer le sommeil d’un homme c’est à la fois partager une intimité de manière singulière et inscrire son altérité face à l’autre, étranger. Proche mais cependant distant, le regard ne comble pas les écarts entre les amants; on est ailleurs, à côté tendu vers la constitution d’une représentation qui, dans ce cas a nécessité un tournage fastidieux, due à la caméra mécanique utilisée par Warhol. Les spots de lumière sculptent le corps selon une topographie granulaire, modifiée par le choix des cadrage et de la composition qui fait apparaître le corps comme un champ de clair-obscur respirant posément. La vitesse de projection étant plus lente que celle de la capture nous sommes plongés dans un sommeil doublement paradoxal. Le sommeil du dormeur est irréalisé lors de sa restitution distendue des prises autant que par son accomplissement par delà, les tungsten. Dans la plupart de ses films Warhol joue d’un éclairage contrasté d’angle, qui découpe les espaces et sculptent les corps. Les ombres et les zones d’obscurité envahissent l’espace à la manière du cinéma expressionniste, mais plus encore, elles favorisent la perception des mouvements du grain dans toutes les zones intermédiaires de gris. Ce grouillement d’autant plus perceptibles lorsqu’on est en présence de film projetés à 16 ou 18images secondes.

Les premiers films de Warhol se focalisent sur de simples actions domestiques qui participent fréquemment de l’homo-érotisme : un homme nu qui dort, tailler une pipe, une coupe de cheveux, des baisers, déguster une banane…

Les films plus tardifs, reprennent cet érotisme en le déplaçant, mettant souvent en scène un beau gosse face à des aspirants le convoitant: My Husler (1965), I a Man, Bike Boy (1967-68), Lonesome Cowboy, San Diego Surf (1968). Ces comédies sexuelles font du « cute boy » la proie du regard de la caméra autant que celui du spectateur. Ce voyeurisme de Warhol imprègne les peintures et les films, il se déploie avec ampleur au travers l’enregistrement continu mais surtout, dans le fait que Warhol frustre nos attentes de multiples manières, que ce soit parce qu’il privilégie le hors champ (Blow Job, Couch…), ou bien encore par les mouvement erratiques de la caméra, aux zooms incontrôlés qui scandent la scène filmée de nombre de « comédies » qu’elles soient réalisées en film ou vidéo . L’ obsession de l’enregistrement est une constante de l’œuvre de Warhol, qui la déploie vers la collection. Comme si l’accumulation d’images et de sons (en effet il enregistre un nombre phénoménal de cassettes audio et vidéo) permettait de ne rien perdre de l’action, de l’événement qui se déroule à portée de caméra et de micro, tout en la dissolvant dans la durée. L’exemple le plus évident de cette démarche se retrouve à la fois dans les portraits photographiques ou filmiques (Screen Tests au nombre de 500, auxquels il faut ajouter les portraits vidéos à partir de 70), mais aussi dans les films de « performance » qui sont l’enregistrement intégral d’une action dans la limite du stock de pellicule attribuée à celle-ci: 2 bobines de 54′ pour le portrait d’Henri Geldzahler (1964) fumant un cigare, 9 bobines de 30 mètres pour Blow Job (1963), plus d’une quinzaine de bobines pour Taylor Mead’s Ass (1964), 2 bobines de 33′ pour Beauty n° 2 (1965) et Paul Swan (1965) et 24 cassettes audio d’Ondine; leurs transcriptions erronées constituent le livre A a Novel (1968)3. Signalons que le magnétophone devient le meilleur agent du « speed », comme si l’enregistrement cautionnait la parole hystérique du « dopé ». On retrouvera dans deux épisodes de Chelsea Girls des manifestations de décollement vers un ailleurs: Pope Ondine, dans lequel Ondine explose littéralement entre deux shoots et dans Eric says all ou Eric Emerson sous influence, s’effondre.

Si l’intérêt initial de Warhol pour le cinéma est partagé par la culture camp, fasciné par stars et divas de tous poils, il ne s’y cantonne pas, mais vise à la production mêmes de stars. Dans un premier temps il fait appel à côté de son entourage, à quelque uns des personnages les plus actifs de l’Underground américain depuis la fin des années 50 : réalisateurs, acteurs, performeurs ou écrivains tel Jack Smith, Taylor Mead, Mario Montez, Ronald Tavel . De plus, il « façonne » de nouvelles stars : Ondine, Candy Darling, Joe Dallensendro, Edie Sedgwick, Viva, Ingrid Supestar…

Jack Smith a exercé une profonde influence sur Warhol. Son aptitude a gérer l’improvisation à quelques niveaux que ce soient est déterminante. Comme Warhol le reconnaît, alors qu’il assistait fréquemment au tournage de Normal Love: «Jack Smith filmait beaucoup (là-bas) et j’ai appris quelque chose de lui pour mes propres films, le fait qu’il faisait appel à n’importe qui se trouvant là, ce jour et aussi le fait qu’il filme jusqu’à ce que les acteurs s’ennuient. 4 ». De son côté Taylor Mead lui permet de faire le lien avec la beat generation. Tarzan and Jane Regained sort of fait écho autant au Kerouac de Pull My Daisy (1959) qu’aux premiers films de Ron Rice à travers les déambulations quelles soient spatiales où psychiques. C’est Pull My Daisy qui a libèré les énergies, comme le reconnaît Taylor Mead : « Il s’agissait d’un film fascinant sur des gens spontanés, très éloigné d’une pensée de l’intrigue.5 », et ce malgré le fait qu’il ait été totalement écrit . On retrouve un apparent paradoxe similaire dans plusieurs films de Warhol qui dynamitent le scripte afin de mettre « en danger » les protagonistes; on pense ici aux films écrits par Ronald Tavel et plus particulièrement à Kitchen (1965)6.

Le cinéma semble appartenir à la première Factory recouverte de papier d’argent alors que la vidéo émerge dans une nouvelle Factory, qui évoque plus l’entreprise habilement gérer que ce lieu de rencontres qui brasse une faune plus ou moins marginale: drogues et prostitution, travestis et homosexualité aux côtés des mondes de l’art et des médias et d’une jeunesse dorée. La Factory du cinéma est celle où l’on vient faire son numéro en espérant qu’il pourra durer le plus longtemps possible. Le film documente ce qui advient dans cet espace réduit au champ de la caméra et parfois son hors-champ. Blow Job est basé sur cet hors champ qui nous fait fantasmer, alors que Screen Test #2 ou Beauty N°2 ou Poor Little Rich Girl , Kitchen (tous de 1965) travaillent activement avec le hors-champ au moyen d’ordre donné en voix off. La Factory est l’espace où la séduction et la provocation sont les éléments essentiels du comportement. La surenchère et la provocation sexuelle sont prépondérantes; on songe à Mario Montez et sa banane dans The Life of Juanita Castro (1965), ou bien encore différents épisodes de Chelsea Girls. Les films entraînent des comportements, ils en sont l’un des meilleurs reflets. Toujours, l’intérêt de Warhol se traduit dans le portrait d’une personne en acte: performante ; par exemple les différentes coupes de cheveux des trois Haircut (1963), Paul Swan recréant des représentations du passé dans le film du même nom. Il n’est pas demandé aux participants du film de jouer un rôle extérieur à eux mêmes, Henri Geldzahler est tel qu’en lui même fumant un cigare chez lui, alors que John Giorno dort pendant toute la durée de Sleep. Dans les film scriptés7 qu’ils soient ou non de « sexploitations » le même parti pris d’être au plus proche de la réalité de ceux qui sont filmés est privilégié. Les films avec Edie Sedgwick en sont un bon exemple qui dressent, le portrait de la superstar autant qu’ils manifestent sa capacité, ses difficultés à faire face aux situations imprévues. On retrouve dans certaines vidéos des années 70 cette manifestation de l’improvisation et principalement dans Fight (1975).

En 65 alors qu’une caméra vidéo avait été prêtée à Warhol, il avait réalisé une série de Factory Diaries dans le prolongement des actions performances de la première Factory. A partir des années 70, la vidéo semble sceller l’abandon définitif de l’Underground au profit de celui de la bourgeoisie et de la jet set, et ce malgré les tentatives de la série Vivian Girl’s (1973) qui met en scène des travestis et des mannequins habitant ensemble. Les enjeux et les portraits qui en découlent ne sont plus les mêmes; on est plus proche du cinéma de Paul Morrissey. Si les portraits vidéos se rattachent aux Screen Test et aux portraits peints (commandités), la majeure partie du travail vidéographique s’élabore en vue d’un passage à la télévision. Le projet de « talk show » s’inspire largement du contenu d’Interview lancé par Warhol en 1969 et qui rend hommage dans son style à l’humour camp et à sa puissance de dérision arme cruellement drôle des gais. Ainsi les neuf émissions Andy Warhol’s Television (1983-84) qui enchainent dans un rythme rapide entretiens et défilés de mode.

On a pas assez insisté sur le côté provocateur de certains des films de Warhol. Cette attitude n’est pas sans rappeler le détournement d’objets domestiques (urinoir, porte bouteille, bouteille de coca, les boites de soupes, une chaise électrique, un building) et la provocation dont les dadaïstes et surréalistes, incarné par Marcel Duchamp, s’étaient fait les champions. Provocation qui chez Warhol, se manifeste autant par la durée un peu plus de six heures pour Sleep (1963) et huit heures pour d’Empire (1964) vingt quatre heures pour **** (Fours Stars) 1967, que par les sujets qui élargissent le registre de l’iconographie pop et la manière dont ils sont traités, en incorporant une dimension sexuelle. Une fellation dans Blow Job (1964), des baisers dans Kiss (1963-64), de multiples accouplements dans Couch (1964), un cul dans Taylor Mead’s Ass, des rapports SM dans Horse (1965) ou Vinyl (1965). Andy Warhol revisite plusieurs fois la mythologie américaine à travers la production de westerns, qui se différencie par le réalisme sexuel autant des western spaghetti que de la production hollywoodienne. Warhol insiste sur les pratiques sexuelles des cow- boys et cow-girls jouant avec la dimension camp et gay de ses proytagonistes, remettant ainsi en cause la production hétérosexuelle normée de la représentation historique et cinématographique de la conquête de l’ouest.

Si les films de facture minimale dominent la première période; la narration n’est pas évacuée, elle est présente dès 63 avec Tarzan and Jane Regained… Sort of. De même la trame n’impose pas au film la forme définitive du plan fixe même si c’est elle qui domine dans Mario Banana, Beauty n°2… L’argument de My Hustler (1965) ou le document d’une répétition dans The Velvet Underground and Nico (1966) n’interdisent pas les mouvements erratiques de la caméra, ni même le déchainement des zooms. Les strobes cuts de Bufferin (1966), provoquent les acteurs autant que les spectateurs en interrompant brièvement son et image; ils cisèlent le défilement et le scandent de flashs. Il s’agit d’une nouvelle forme de montage dans la caméra qui interrompe la continuité de l’action et renvoie ainsi à d’autres méthodes déployées par Warhol pour provoquer et déstabiliser l’agencement d’un film comme il l’avait fait avec Kitchen (1965) ou Lonesome Cowboys (1968) etc. Le cinéma élargi est exploré principalement par Warhol , dans sa forme double écran et ce dans plusieurs films narratifs à épisodes. La juxtaposition de deux images privilégie l’éparpillement du regard qui glisse d’un écran à l’autre en fonction de l’importance donnée à la bande-son. Dans Chelsea Girls (1966), c’est elle qui oriente le regard (il existe un mode d’emploi à partir duquel on distribue le son des différentes bobines) alors que dans Lupe (1965), le déroulement de l’action scindée en deux parties, montrées côté à côte, provoque des allers retours constant d’un écran à l’autre; comme si deux temps se conjuguaient : présent et futur ou passé et présent se nourrissent l’un l’autre simultanément. Ce travail évoque paradoxalement les mises en abîme entre télévision et cinéma de Outer and Inner Space (1965).

Dans Outer and Inner Space, Andy Warhol confronte les deux enregistrements (cinéma & vidéo) en juxtaposant ces deux supports. Edie commente son image dans un dialogue impossible, dont on constate cependant quelques effets dans l’énervement dont elle fait preuve vis-à-vis de cette image enregistrée dont le volume sonore est souvent modifié. Ce dialogue (cette interaction) est multiplié par le double écran. Ce qui intéresse Warhol dans cette confrontation c’est avant tout la possibilité de travailler avec l’immédiateté de l’enregistrement vidéo et sa transformation (déformation verticale, horizontale, distorsion, variation du son) en directe lors de l’enregistrement du film induisant un jeu de miroirs, faux-semblants entre les portraits, entre le sujet et sa représentation. Ce travail trouve son prolongement selon une disjonction temporelle et spatiale. Cette multiplication des images, leurs fragmentations, le recours à la répétition dans cette mise en série du portrait dans l’image cinématographique évoque les célèbres diptyques (Double Elvis) et nombres de ses sérigraphies qui présentent deux ou quatre variations du même thème. De même les derniers plans de Lupe jouent sur les écarts et l’apparente similarité dans la reprise du motif.

Ce thème du double et son renvoie, permet la production d’un espace qui s’ouvre à d’autres dans un tourbillon sans fin. Nous sommes pris dans un espace qui a la particularité d’en convoquer d’autres hors-champ mais qui sont pourtant d’une manière ou d’une autre dans le champ, qu’ils s’agissent du double-écran ou de l’espace duel de chaque images qui les composent. Mouvements internes à la représentations qui nécessitent toujours une extériorité constamment déjouée. Ou serait-ce l’inverse?

Outer and Inner Space et Lupe préfigurent une approche du cinéma comme expérience de le multiprojection que Warhol développera autant lors de la production multimédia avec Exploding Plastic Inevitable (1966) ou bien encore au cinéma avec Chelsea Girls et **** (Fours Stars).

Le détachement que montre Warhol vis-à-vis des conditions de projections de certains films, lui permet d’optimiser et d’amplifier les formes de projections en les transformants en happenings. La multiplication des événements simultanés dans le cadre de EPI, autant que les projections à la Factory, procède d’une inattention discrète, qui font du film un événement parmi d’autre. Quasiment un film d’ameublement. Cette attitude remet en cause la prépondérance de la projection au profit d’une apparente nonchalance quand à l’image cinématographique et questionne la nature des fameuses quinze minutes de célébrité promis à tout un chacun. Les films sont plus importants au moment de leurs réalisations, le fait d’être filmé ne garanti pas la célébrité, mais la virtualise; la projection devient secondaire, pas forcément nécessaire. Le film, à la manière d’autres objets collectionnés pourra, ainsi être empaqueté dans une de ces boites : time capsule, que Warhol à l’habitude de confectionner, contenant des invitations, objets de toutes sortes dont la mise à l’écart ne confère aucun statut privilégié. Cette mise sur la touche ne procède d’aucune hiérarchisation.

Warhol a investi tous les champs du cinéma, privilégiant certaines directions tout en conservant une liberté totale de choix et de genre. Cet éventail a favorisé la multiplicité des interprétations de son travail. Cela s’applique à toute l’œuvre de Warhol, qui fait de la circulation du nom et des produits ou dérivés, son souci prioritaire. Les interprétations alimentent la circulation et la médiatisation de l’entreprise qu’est devenue l’œuvre.

Dans les quelques années de production cinématographique, Warhol est passé de la réalisation de films pour le plaisir de les faire à la production de films pour les cinémas. Glissement qui change la nature du travail, son statut et sa fonction. On passe de l’artisanat à l’industrie, on y perd la facture de la Factory (fabrique), au profit de la marque.

yann beauvais São Paulo aout/sept 2009

___________________________________________________________________________________________________

1Inside Andy Warhol by Sterling Mcllhenny and Peter Ray, Cavalier, 1966, disponible sur le net à http://www.warholstars.org/andy_warhol_3.html

2C’est Fred Camper qui dans The Lover’s Gaze remarque ce pudisme qu’il rattache à un acte d’autocensure. http://www.chicagoreader.com/chicago/the-lovers-gaze/Content?oid=902142

3 A A Novel by Andy Warhol, Grove Press New York 1968, traduction française dans VH 101

4Andy Warhol Pat Hackett: Popism: The Warhol Sixties p 32, Harcourt Brace Jovanovich, New York 1975

5 Acting : 1958-1965 Taylor Mead in The American New Wave 1958-67, Walker Art Center 1982

6Ronald Tavel raconte que Chuck Wein a tout fait pour saboter le projet de ce film.

7Ronald Tavel, Chuck Wein ont été deux des scénaristes des premiers films de Warhol.

Du cinéma selon José Agrippino de Paula (Fr)

en français La Furia Umana / 4,  rivista di teoria e storia del cinema (in)visioni, vampate fantasticherie e filosofia, avril 2010, 

em português : A gente saía de manhã sem ter idéia  in Lugar Comun n° 28, Rio de Janeiro, Agosto 2009

http://uninomade.net/wp-content/files_mf/110810121238A%20gente%20saia%20de%20manha%20sem%20ter%20ideia%20-%20Yann%20Beauvais.pdf

Du cinéma selon José Agrippino de Paula

Il y a bientôt trois ans, le 4 juillet 2007, mourait José Agrippino de Paula, artiste important de la contre-culture brésilienne qui laisse une œuvre singulière composée de romans, d’une pièce de théâtre et de quelques films.

Œuvre clef de la littérature brésilienne, PanAmérica1récemment traduit en français partageait un grand nombre d’aspirations de la jeunesse brésilienne de l’époque, s’appropriant des pans entiers de la culture américaine. Dans ce roman et dans la pièce United Nations, José Agrippino de Paula , démontait, au moyen de la surenchère, les mythologies quotidiennes produites par l’industrie culturelle.

José Agrippino de Paula est né à São Paulo en 1937. Après des études d’architecture, il séjourne à Rio de Janeiro ou il étudie jusqu’en 64. C’est dans cette ville qu’il écrira son premier roman : Lugar Publico2. Il s’agit d’un véritable roman d’apprentissage dans lequel le choc entre les cultures est patent. Au formidable développement des villes d’Amérique du Sud, correspond une attente de la jeunesse qui cherche dans le cinéma et la musique américains d’autres modèles. La confrontation entre un ordre vacillant et le portrait d’une nouvelle génération qui survit dans une ville que l’on suppose être Rio de Janeiro et qui subit de plein fouet le coup d’état de 64. La description d’une manifestation d’ouvriers, réprimée par l’armée; l’irruption des chars dans la ville désertée et l’annonce du coup d’état à la radio sont incorporés dans le roman. Ils sont des éclats plus saillants dans le récit, mais ne sont pas récurrents, comme le sont d’autres événements ou thèmes comme la mort du père, la question de l’homosexualité et de la prostitution. Le roman multiplie les descriptions de zones urbaines désolées où en plein développement, il est traversé par les dérives d’un groupe protéiforme d’amis qui ont toutes les peines à assurer leur survie. L’intérêt pour le paysage urbain et la mythologie quotidienne est partagé par quelques auteurs brésiliens des années 60, mais chez Agrippino, celui-ci manifeste potentiellement une scénographie qui se déploiera dans les happenings réalisés avec Maria Esther Stockler et dans son film Hitler 3° Mundo. Il reconnaît que sa « formation en architecture à tout à voir avec la scènographie. 3» Dès 61, profitant du théâtre Arena de l’université, il monte une adaptation de Crimes et châtiments.

À son retour à São Paulo, il fréquente l’atelier de Roberto Aguilar4 ou Maria Esther Stockler, répétait un solo. José Agrippino et Maria Esther vivent rapidement ensemble et travaille séparément dans un premier temps ; elle au sein du groupe Móbile5 avec lequel elle monte deux spectacles, lui écrivant ses deux premiers romans. À l’occasion d’un festival produit par le Sesc SP, qui offrait un financement pour un spectacle ils vont travailler ensemble sur une pièce, Tarzan do 3° Mundo. Le spectacle, joué pendant quinze jours; résulte d’une expérimentation menée dans le laboratoire qu’ils mirent en place à cette occasion. Chaque scène faisait appel à un plasticien. Par-delà les différences, Maria Esther remarque l’existence d’une ligne qui a défaut d’être directrice relevait d’une esthétique : celle du collage. La juxtaposition ou la simultanéité des situations présentées façonnait un style singulier. Il s’agit d’un collage «les autorités parlant toujours de choses qui… n’ont pas d’intérêt… ni de sincérité, auxquel…les personnes ne prêtent pas attention… » comme le remarque Maria Esther Stockler6. Il s’agit d’une écriture qui juxtapose des blocs autonomes, ceux-ci sont plus ou moins autobiographiques (références à la mort du père, la vie estudiantine…), ou ils sont l’exploration d’une image, son amplification qui en appelle toujours de nouvelles. La puissance fabulatrice des images participe du rêve et de l’hallucination, issue du langage cinématographique, elle affirme les ruptures et permet les juxtapositions de blocs temporels distincts qui n’ont pas à suivre un développement causal bien défini. La succession d’événements, dans des blocs distincts s’effectuent selon une logique interne qui leur est propre. Leurs juxtapositions déclenchent de nouvelles perspectives et favorisent la multiplicité des raccords, en affirmant leurs virtualités mêmes. C’est parce que les images prolifèrent, fuient qu’elles conduisent à des nœuds de virtualité, que le récit, le film, ou le happening résolvent chacun à leur manière. La prolifération des images répond à un «pop-fantastique» plus qu’à une nouvelle manifestation latine d’un surréalisme fantastique. On peut retrouver ce « pop-fantastique » dans les collages d’Erró des mêmes années ainsi que dans Science Friction(1959) ou Breathdeath (1964) de Stan VanDerBeek, où une mosaïque, un tapis de relations brise la linéarité ou la symétrie de la trame. Chez José Agrippino de Paula, ce phénomène est renforcé par la présence d’un «Je» qui ne s’appartient pas, un Je anonyme, déplacé, qui crée une pluralité de voix, sans qu’aucune domine. On est constamment dans l’oscillation,entre un Je et un autre, dans un temps différé, à venir ou déjà passé. Le temps privilégié est celui qui voit la confrontation et la prolifération des images se succédant au hasard des associations selon des rythmes et des vitesses qui ménagent des trouées, des suspensions dans le déroulement de l’action ou de l’événement. Les blocs sont fréquemment sérialisés dans The United Nations et PanAmérica ; leurs occurrences ne sont pas systématisées, mais relèvent de l’aléa. Zé Agrippino de Paula s’empare du cinéma, à la manière d’un artiste pop, il recycle les icônes du cinéma hollywoodien – Marilyn où Liz -, mais il utilise tout le dispositif cinématographique producteur d’irréalité qu’utilise le poète. «En citant Marilyn Monroe je cherchais à faire comme Warhol: critiquer les mythes quotidiens créer par l’industrie culturelle7.»Les acteurs des films, devenus quasiment nos intimes grâce aux médias, sont à leur tour incorporés dans des fictions. Ce travail rappelle celui de Warhol qui s’approprie des images de stars ou de désastres, les transforme selon des critères qui vont gommer en grande partie les détails de l’image au profit des aplats, pour en faire des icônes qu’il remet en circulation. La multiplication travaille par la copie de copie estompe progressivement le détail du trait au profit de la surface colorée. Chez Zé Agrippino les acteurs deviennent les protagonistes d’un cinéma personnel  ; ils sont mis en scène comme un rêve, une hallucination, un délire. Di Maggio, Marilyn Monroe sont des images sans épaisseur, des soldats de plomb qui se baladent dans des décors en constant changement. Ils n’occupent pas l’espace : ils sont à la surface de l’image, prêts à se glisser dans quelque aspérité du récit, du décor. Chez Warhol, Marilyn se démagnétise dans la prolifération chromatique, chez de Paula, elle est une image dont on jouit, sexuellement mise en scène. Il ne s’agit pas du même détournement, bien que tous deux s’inscrivent dans le Pop.L’ouverture de PanAmérica voit la production délirante d’un tournage de la Bible qui évoque la version de Cecil B. de Mille. José Agrippino de Paula, amplifie le mythe de la réalisation du film le transformant en une épopée au service du délire d’un tyran, mis en scène par un auteur que l’on ne peut véritablement déterminer. Le cinéma qui intéresse et qu’apprécie José Agrippino de Paula est le cinéma hollywoodien ; goût qu’il partage avec certains cinéastes underground américains (Kenneth Anger, George et Mike Kuchar et Jack Smith, par exemple), qui voient en Hollywood une source inépuisable d’inspiration.  La description des scènes du tournage multiplie les points de vue, selon des vitesses variables, à la manière d’un montage parallèle qui permet de faire exister presque simultanément plusieurs scènes. Cette simultanéité rappelle le fonctionnement du cirque Barnum avec ses trois pistes, qui a sans doute influencé la production des happenings au cours desquels plusieurs événements ont lieu simultanément dans des endroits distincts.

La description des tournages, la polyphonie, la prolifération des points de vue nous mettent au cœur du cinéma. Nous ne sommes plus de simples spectateurs nous agissons, nous produisons notre cinéma. Hollywood n’est plus distant, mais devient un prolongement de notre imaginaire, à partir duquel nous fabriquons de nouvelles images. Cette appropriation du cinéma commercial permet de s’affranchir des règles et du bon goût : on passe de la référence à l’irrévérence avec la plus grande candeur. Des modalités particulières sont à l’œuvre, dans lesquelles la dilatation temporelle et le parcours vertigineux des nouvelles images produites jouent un rôle prépondérant. Dans The United Nations, les protagonistes d’un jeu d’échec géant se mêlent aux acteurs sur le tournage d’une fiction, avec Charles Boyer en Napoléon8. Les scènes ne se déploient que par ce qu’elles sont interrompues par des accidents qui, dans les happenings, sont prévus mais pas totalement maîtrisées. Les interruptions confèrent un style chaotique à la dramaturgie, et c’est ainsi que le metteur en scène «construira un ENVIRONNEMENT magique et fantastique aux moyens de tels accidents». Dans les romans, les interruptions fonctionnent comme des parenthèses autonomes et sont productrices de nouveaux récits. Les manifestations qui précèdent ou suivent le coup d’État, sont dispersées dans le cours de Lugar Publico. Elles se télescopent littéralement aux personnages et les plongent, les fourvoient dans d’autres espaces mentaux. Des personnages récurrents habiteront les récits, les pièces ainsi que le long-métrage : Hitler, le pape, Ché Guevara (dans PanAmérica et The United Nations)… L’écriture cinématographique de Hitler 3° Mundo, comme celle qui préside aux différents happenings, conteste nos habitudes de regarder un film, voir un spectacle ou lire un livre. Ce n’est pas tant le chaos que la production d’un chaosmos9 qui s’impose à travers les artifices romanesques et théâtraux. Nous sommes plongés dans une situation ou l’inconfort, l’impondérable, l‘intempestif, le grotesque, l’obscène, le contestataire sont les vecteurs de la dramaturgie autant que de la forme sous laquelle elle s’énonce. Dans PanAmérica, le réalisme descriptif des scènes de tournage convoque un délire que n’aurait pas reniée le Jack Smith de Normal Love (1963-64) et de Yellow Sequence (1963). Dans ce récit, José Agrippino de Paula, ridiculise et se joue des stars hollywoodiennes. Elles ne sont plus que des caricatures, des rôles travestis. Leur appropriation par et dans le langage de l’artiste préfigure celles de Hitler 3° Mundo, ou celles de Tarzan 3° Mundo et de Rito do Amor Selvagem. Les revendications exprimées s’inscrivent dans le contexte particulier  du Brésil qui voit la dictature s’installer en 1964. La consommation et ses mythes sont envisagés de manière plus ou moins critique selon que l’on se trouve d’un côté ou l’autre de l’Atlantique. La réaction devant la prolifération des biens de consommation est ici bien différente de celle que Georges Perec décrit dans Les choses, bien que pour les deux écrivains le règne de l’aliénation manifeste la déshumanisation de l’espèce, fascinée par la spectacularisation et la marchandisation des objets. PanAmerica plus que Lugar Publico décrit l’avènement de la société du spectacle en Amérique du Sud, en confrontant à la réalisation d’un film épique, l’épopée d’un guérillero dans l’Amérique Latine. L’introduction de la guerre froide au sein du roman fait écho aux événements que connaît alors le Brésil10, autant qu’elle manifeste le désir de briser une certaine hiérarchisation qui place l’art populaire et la contemporanéité tout en bas de l’échelle, loin du grand art. José Agrippino de Paula, affirme comme d’autres artistes de son époque, la nécessité de prendre en charge les aspirations et les comportements de sa génération en affirmant la non-séparation de l’art et de la vie.

C’est dans ce sens qu’il faut comprendre son annexion du cinéma hollywoodien et de la musique pop anglo-saxonne. On est d’emblée dans la contemporanéité, les jeunes protagonistes de Lugar Publico assouvissent leurs désirs sexuels au son de diverses musiques dans des lieux propices aux rencontres licites ou non. L’homosexualité tiendra une place importante dans ce premier roman, alors que dans PanAmérica, elle est moins fortement affirmée. On retrouvera dans Hitler 3° Mundo et dans les pièces de théâtre, différents personnages homosexuels aussi provocateurs, qui s’affirment dans la transgression. Cette transgression des règles et des comportements permet de dénoncer l’hypocrisie d’une société qui n’accepte pas la sexualité de sa jeunesse. La provocation est une arme à laquelle recourt l’écrivain-cinéaste : un dictateur homosexuel un peu ridicule apparaît dans Hitler 3° Mundo ;dans The United Nations, des body-builders dorés viennent interrompre le déroulement de la pièce, en griffant les visages et les torses à portée de leurs ongles ; dans PanAmérica, les danseurs homosexuels mettent leurs culs en avant, Cassius Clay devient homosexuel, Winston Churchill ne pouvant pas s’arrêter de péter provoque la destruction d’un pavillon exposant des testicules géants, avant celle de New York.

Si le protagoniste principal du début de PanAmerica est un cinéaste, cela n’augure en rien du devenir de l’auteur. Les films qu’il fera ne relèvent pas de l’esthétique du cinéma qu’il décrit. Le cinéma qu’il décrit est un cinéma de grand spectacle, qui recourt à des moyens considérables, qui ne ménage pas ses effets. Il le démythifie cependant à travers la description délirante de ses mécanismes de production. La critique se manifeste par la surenchère spectaculaire ; comme si le spectacle ne pouvait s’abolir que par et dans son excès. L’excès est constant dans son œuvre de As Nacões Unidas, PanAmérica, Tarzan Terceiro Mundo, en passant par Planeta dos MutantesRito do Amor Selvagem. Sa critique dénonce l’impérialisme culturel qu’exprime le cinéma hollywoodien et qui reflète le pouvoir qu’exerce économiquement et militairement les États-Unis sur le monde dans les années 60. Alors que dans Lugar Publico, il critique le cinéma de la nouvelle vague, dans PanAmérica il travaille sur l’excès produisant un simulacre de film hollywoodien. La question du simulacre est d’ailleurs essentielle pour comprendre ce qui se trame dans l’œuvre de José Agrippino de Paula. Elle motive la polyphonie des actions.

Cette polyphonie fait du collage le moment constitutif des processus de production et de réception de l’œuvre. On en retrouve une autre manifestation dans le travail sonore dans les séances de musique improvisée dont on garde la trace à travers un enregistrement11 ou bien dans les spectacles et dans Hitler 3° Mundo. On se souvient que pour José Agrippino de Paula le collage se comprend à partir d’un concept cinématographique,le mixage. Dans le texte de présentation de Rito do Amor Selvagem, il se réfère à cet usage du mixage comme élément dynamique et spécifique de la création du groupe Sonda. Le mixage devient le principe de montage même. Ces techniques de montage et de mixage sont à l’œuvre dans son long métrage.

Hitler 3° Mundo a été réalisé en 1969, avec la plupart des membres du groupe Sonda. Il a été fait alors que Jorge Bodansky et José Agrippino de Paula ont filmé la pièce Le balcon, dans l’adaptation de Victor Garcia. Lorsque Zé Agrippino se lance dans la réalisation de ce premier film, il a besoin de trouver quelqu’un qui puisse filmer pour lui. Il n’a jamais utilisé de caméra. Le désir de faire des images qui sont avant tout des images mentales comme c’est le cas dans les romans ou bien le résultat d’un processus de création collective dans les happenings, nécessitera un autre mode de collaboration que celui qu’il avait expérimenté jusqu’alors. Le principe du mixage sera appliqué à toute les phases de la production de ce film, qui restera une expérience singulière et formatrice non seulement dans la carrière de Zé Agrippino mais aussi pour certains de ses participants et principalement pour Jorge Bodansky. Ce film est un objet unique dans le paysage cinématographique brésilien, situé en dehors du cinéma marginal même s’il y a été rattaché. Une autre particularité de Hitler Terceiro Mundo tient au fait qu’il n’a été découvert au Brésil que plusieurs années après sa réalisation; il a été projeté publiquement pour la première fois en 1984. Ce qui explique qu’à la différence d’autres films, il n’a pas eu à subir les foudres de la censure.

A côté du cinema novo, le cinéma marginal12 apparaît comme une alternative, il semble tourner en dérision les déclarations de Glauber Rocha qui dans le manifeste de la faim dit que: « Par le cinema novo : le comportement exact d’un famélique, c’est la violence, et la violence d’un famélique, ce n’est pas du primitivisme. Fabiano est-il primitif ? Antão est-il primitif ? Corisco est-il primitif ? …/… une esthétique de la violence, avant d’être primitive est révolutionnaire, voici un point de départ pour que le colonisateur comprenne l’existence du colonisé ; seulement en conscientisant sa possibilité unique, la violence, le colonisateur peut comprendre, par l’horreur, la force de la culture qu’il exploite. Tant qu’il n’a pas levé les armes le colonisé est un esclave : il fallut un premier policier tué pour que le Français aperçût un Algérien.»13

Nombre de films du cinéma marginal ne montrent pas directement la misère, mais prennent de la distance avec la réalité et utilisent la parodie et la dérision; dans ces films abondent citations et recyclage des images ;l’humour et la sexualité y tiennent une place importante. Par contre, le cinema novo montre la misère et la révolte, et contredit les images et les discours de propagande du gouvernement et de la bourgeoisie , comme le fait Glauber Rocha dans Barravento (1961), autant qu’il ne présente pas les images attendues par les observateurs européens. Le cinéma marginal se distingue du cinema novo par son indépendance de production, et surtout par la radicalité de son langage cinématographique,même si certains films semblent appartenir à la même mouvance.

Le film de José Agrippino de Paula, est un objet étrange dans le domaine du cinéma marginal. Le poète a concrétisé, l’idée de faire un film lors de la production de Rito do Amor Selvagem. À cette époque Jorge Bodansky filmait Le balcon dans l’adaptation de Victor Garcia14 ; il se mit à la disposition de Zé, qui « ne savait pas expliquer exactement ce qu’il voulait, ni ne comprenait tout à fait les conditions techniques indispensables à la réalisation d’un film. 15» Tout en lui précisant qu’il aurait besoin pour filmer de trois choses : «une caméra disponible; des chutes de pellicules vierges provenant d’autres tournages et d’un engin de locomotion qui était en général un Combi VW prêté».

Le tournage du film, dans la clandestinité, a duré un an, en fonction de l’argent et de la disponibilité des protagonistes et du caméraman. L’improvisation dominait. « Tous les matins on sortait sans savoir ce qui arriverait jusqu’au soir.16» On retrouve dans ce film de nombreux participants du Tarzan III Mundo – O mustang Hibernado et des extraits de scènes sont incorporés au script de Rito do Amor Selvagem, comme par exemple la scène de bacchanale et du mariage.

Lorsque José Agrippino de Paula se lance, il n’a pas idée de la forme que prendra le film; seul le désir de faire un film le motive. Le film juxtapose des événements où des personnages sont confrontés à la foule anonyme d’un espace public, des scènes d’intérieur étouffantes, des plans qui servent d’interruptions ou d’inserts, dans lesquels l’espace urbain du São Paulo des années 60 surgit avec plus ou moins de force. Il s’agit d’un espace urbain chaotique dans lequel les terrains vagues ou les friches laissent apparaître en arrière fond des pans de ville en construction, blocs d’immeuble, tours, voies de circulation. La ville en devenir voit augmenter à sa périphérie ou dans ses interstices des favelas ou des zones en friche : plus tout à fait la campagne, autre chose. (On en voit aussi la trace chez Glauber Rocha ou Ivan Cardoso17.) Il s’agit de la représentation de l’espace urbain d’un pays émergent un pays en devenir dans lequel le tissu urbain n’est pas organisé mais semble répondre à une dissémination plus proche de la pollinisation que de la planification, qui fait se côtoyer par exemple un immeuble moderne et un fleuve à sec devenu égout.

On ne suit pas la déambulation d’un personnage à travers une ville comme on le fait dans Pestilent City (1965) de Peter Goldman, The Flower Thief ou The Queen of Sheeba Meets The Atom Man (1963)de Ron Rice. Des blocs de scènes s’opposent ou s’affrontent selon une dynamique que renforce la bande sonore. Cette dernière est un élément actif du démontage cinématographique ; sa richesse évoque les nombreuses personnes qui y ont travaillé. Dans un clin d’œil malicieux, Zé Agrippino , crédite au générique José Mauricio Nunes18 comme auteur de la bande-son. La bande-son reflète une grande diversité d’approche et d’usages de la matière sonore. On passe du chuchotement à des manipulations sonores (comme par exemple l’inversion du déroulement de la bande son) ou des plaquages de musiques pop de l’époque, comme Jimmy Hendrix. Tout le monde a voulu s’approprier la bande-son mais en dernier ressort comme le confirme Jorge Bodansky, c’est José Agrippino qui a le dernier mot. A la suite du non paiement du négatif à un laboratoire, les techniciens montèrent le son à l’envers. Il a fait sien cet imprévu en gardant quelques-uns de ces passages.

Parfois, les commentaires de Hitler Terceiro Mundo en voix off, évoquent les modulations de la voix de Jack Kerouac jouant tous les rôles de Pull My Daisy (1959), parfois, la voix convoque la poésie concrète. La dynamique de la performance parlée signale la présence du corps, autrement. Les récits postsynchronisés ne s’attachent pas à coller à l’évènement filmé, ils sont des commentaires sur l’image et autour d’elle, comme ceux qui mettent en scène Jack Smith dans Blonde Cobra,1963, de Ken Jacobs. Le commentaire déréalise le présent filmé au profit d’une autre temporalité hétérogène, qui s’inscrit en porte à faux avec celle du tournage. Par cet écart, le corps du locuteur acquiert une autre présence et rivalise avec ceux à l’écran. Ce dialogue rejoué induit une distanciation de l’action représentée. L’adhérence, si tant est qu’elle ait jamais existé, est abolie au profit d’une juxtaposition disharmonique. Le processus n’est pas occulté mais il n’est pas pour autant revendiqué. Le commentaire actualise ce qui n’est pas à l’image, jouant avec le statut de la voix off. Il déplace plus qu’il ne substitue et permet de regarder l’image, autrement. Une pluralité temporelle s’affirme alors au sein de l’image, qui ne mime pas la réalité, mais façonne une réalité cinématographique spécifique.

La richesse sonore à l’œuvre dans Hitler Terceiro Mundo est issue du travail réalisé dans les spectacles précédents, dans lesquels on trouvait une grande variété de sons19 : des sons électroniques live jusqu’aux musiques enregistrées,au collage de discours et de diatribes politiques qui évoquent les cut-ups de William Burroughs. L’intégration méticuleuse du son aux autres composants des spectacles: danses, lumières, théâtres, cirque, vise à produire un art-somme (Arte-soma), pour reprendre les termes de José Agrippino de Paula et Maria Esther Stockler. Cette pratique est réactualisée dans Hitler Terceiro Mundo.

Le film est composé d’une suite de séquences explorant différents effets du pouvoir. Après une brève introduction dans une cuisine mettant en scène un homme en complet, le film prend son essor avec une séquence dans laquelle une situation absurde se développe évoquant le cinéma d’avant-garde américain de la fin des années 40 et 50. Un homme et une femme dans une Coccinelle à l’arrêt font semblant de rouler, sautant sur leurs sièges comme s’ils avaient crevé. A partir du moment où ils se retrouvent chez le garagiste pour changer le pneu, le film abandonne tout réalisme pour évoluer dans un champ particulier, le Pop fantastique particulier à José Agrippino de Paula. Les scènes se succèdent en dehors de toute logique, privilégiant ruptures et accidents. Le caractère politique très fortement marqué a souvent été minimisé au profit d’une lecture qui privilégie l’originalité de la proposition cinématographique, selon la définition qu’en donne Jairo Ferreira dans O cinema da invenção : «Le cinéma de l’invention s’empare de toutes les caractéristiques existantes et les transfigure en de nouveaux signes selon une permutation esthétique: il s’agit d’un cinéma qui s’intéresse aux nouvelles formes pour de nouvelles idées, aux nouveaux processus narratifs pour de nouvelles perceptions qui conduisent à l’inespéré, explorant de nouvelles ères de conscience, relevant de nouveaux horizons de l’improbable.20» Les films, tout au moins pour les deux projets de l’année 69, Hitler Terceiro Mundo et Rito de Amor Selvagem21 prolongent les chemins innovants des pièces que ce soit au niveau de la production et de la performance. Dans le film de nombreuses scènes utilisent des clichés sur la torture, ou parodient le faste des mises en scène d’une dictature dans un stade, ou bien la ridiculisent. On peut citer la scène de signature du décret d’exécution, ou celle dans laquelle la mère du condamné vient réclamer sa levée chez Hitler. Elle surgit alors qu’Hitler et son amant se lavent dans une minuscule salle de bain. L’improbabilité d’une telle rencontre relève autant d’une proposition poétique que d’une approche dans laquelle la politique est inséparable de la quotidienneté. José Agrippino de Paula, questionne dans ce film, l’enfermement des êtres dans les institutions psychiatriques, policières et militaires. Il ausculte la société brésilienne après quelques années de dictature en décrivant des comportements extraordinaires envers des passants dans des lieux publics : favela, gare, et autre immeuble de São Paulo. Un énorme samouraï distribue des légumes à des enfants d’un bidonville, comme si ceux-ci étaient de vulgaires animaux de zoo, avant de les entasser dans un Combi pour traverser la ville; il improvise une danse avec un sabre dans des galeries marchandes, devant un public médusé22 ; des policiers capturent «La Chose» dans le quartier du marché municipal près de São Bento. Comme le dit l’auteur en 2000 ou 2003 : «Hitler, Terceiro Mundoé um filme, antes de mais nada, politico.23»

Faire appel aux forces de l’ordre à un moment où beaucoup de Brésiliens les évitaient, est pour le moins ironique, mais reflète aussi cette caractéristique du détournement. La capacité d’un personnage à contourner, son expertise à dribbler la loi, les interdits, s’illustre par l’incorporation des forces de police dans l’action du film qui dénonce les dérives d’un régime autoritaire. Sa capacité à manier l’imprévu et lui permet de se saisir de tout accident et on la retrouvera à l’œuvre dans ses films super 8 réalisés en Afrique.

Les modes d’appropriation qu’utilise José Agrippino de Paula, évoquent dans un premier temps le concept d’anthropophagie d’Oswald de Andrade, et semble relativement éloigné de la compréhension qu’en a Hélio Oiticica sauf en ce qui concerne la dilatation, ou le Pénétrable qui est un « projet d’environnement…/… une sorte de champ expérimental avec les images.» Un tel projet «elle contribue fortement à l’objectivation d’une image brésilienne otale, em même temps qu’elle détruit le mythe universaliste de la culture bérsilienne, totalement calquée sur l’Europe et l’Amériue du Nord, dans un “arianisme” dénué de sens: em vérité ce que j’ai voulu avec Tropicalia, c’est créer le mythe du métissage.24» Dans Tropicalia, c’est l’expérience que font les spectateurs de l’environnement qui est en jeu. Cette expérience préconise la participation et induit une dilatation des capacités sensorielles habituelles des spectateurs. La dilatation de l’expérience reflète une transformation des processus perceptifs due aux drogues. Le flux d’images chez Zé Agrippino illustre cette absorption qui digère les références, dilate les consciences, explose la temporalité. Si Agrippino de Paula s’empare de l’image et joue avec quelques références Pop, il le fait selon un registre qui affirme « c’est la proposition d’une libérté individuelle extrême en tant qu’une seule voie pour vaincre cette structure de domination articulée sur la consommation culturelle la plus aliénée qui soit.25» Ainsi les images glissent, les usages se déploient annexant la spécificité brésilienne à une radicalité des propositions. On pense à l’une des dernières séquences de Hitler Terceiro Mundo, qui voit le Samouraï tenter de rayer les images diffusée à la télévision, et qui n’y arrivant, se fait harakiri. Chez Zé Agrippino les choses s’emboîtent plus qu’elles ne sont assignées, désignées; elles sont toujours dans le flux et en ce sens elles entraînent une transformation constante de la perception, ou plus encore elles manifestent cette transformation comme processus du flux. José Agrippino de Paula travaille selon le registre de la métamorphose tel que définit par Michel Foucault «La métamorphose dont le point de mire, de tout temps, fut de faire triompher la vie en joignant les êtres ou de tromper la mort en les faisant passer d’une figure dans l’autre. 26» Cette pratique de José Agrippino de Paula, préfigure l’usage contemporain du morphing, dans lequel les constituants d’une image se transforment afin d’en configurer de nouvelles. Ces mutations d’images sont autant une réponse qu’une résistance à l’impérialisme culturel : ne plus subir les images, mais les faire siennes. Il y a bien globalisation, mais elle est modifiée; l’inscription dans la circulation des icônes s’effectue selon des registres qui ne dépendent plus des pouvoirs de communication, mais de l’imagination et d’une perception flottante. Hitler Terceiro Mundo annexe autant qu’il disjoint les actions et les personnages.

Il ne reste plus que quatre super 8 de José Agrippino de Paula. Trois ont été réalisés en Afrique lors du séjour de deux ans qu’il y a fait avec sa compagne avant de rejoindre New York en 1973 et relèvent du film de danse. Deux sont des captures de rites de possession du Candomblé au Dahomey et au Togo. Alors que le troisième Maria Esther: Danças na Africa (1972) propose différentes chorégraphies de Maria Esther dans des environnements quotidiens : une chambre donnant sur une plage, les toits d’une maison en Afrique du Nord.

Le travail en super 8 se démarque des films précédents dans la mesure où son approche est plus documentaire. Le poète filme des rites et des danses de possession. Son approche peut s’apparenter à celle de Maya Deren filmant à Haïti. Si José Agrippino de Paula capture des rites, il ne fait pas œuvre de film-rituel. On se souvient que pour Maya Deren le rite inscrit une dépossession de soi, que la cinéaste traduira au moyen d’une capture chorégraphique. Si les métrages de Deren autour du vaudou avaient été envisagés comme partie d’un ensemble plus large d’un film collage, ce n’est pas le cas des films super 8 de José Agrippino de Paula. Dans les films de Candomblé, dans celui de Maya Deren sur Haïti et dans quelques films sur la transe de Jean Rouch, le rôle de la caméra est prépondérant. Elle participe à la dynamique de la transe alors qu’elle capture l’ensemble du phénomène collectif. Chez Jean Rouch, le projet ethnographique fonde le filmage alors que la position du cinéaste modifie la neutralité convoitée. La maitrise des outils conditionne la souplesse de la capture. C’est bien au travers de cette expérience de libre capture, de pertinence dans la capture, de maîtrise de l’improvisation que s’inscrivent les films super 8 de José Agrippino de Paula. Si la connaissance du sujet filmé, par exemple un rite, pouvait constituer pour Maya Deren ou Jean Rouch une condition nécessaire au tournage, cela ne semble pas être le cas de José Agrippino de Paula qui partage avec Chick Strand cette faculté qui fait «aller vers ce qu’il y a de mieux», «sans être aveugle à ce qui est important, par une notion de ce qui sera important. 27» On retrouve dans les quelques films de Zé l’affirmation de l’improvisation, qui favorise les tournés montés, ou les rapides balayages d’une scène montrant la personne en transe et les membres de la communauté qui l’entourent, l’accompagnent. La caméra est constamment en mouvement, passant du gros plan d’une femme dansant à la foule en retrait, devant des cases, pour revenir à cette même femme en la positionnant vis-à-vis des musiciens. Les plans se succèdent ,alternant plans rapprochés des participants et plans plus larges, comme les premières séquences de Candomblé no Dahomey (1972). La caméra portée à bout de bras oscille entre des contreplongées des danseurs et des vues à hauteur d’homme. José Agrippino de Paula capte ce qu’il peut au moment ou cela se déroule. Il n’organise pas le matériau afin de nous faire comprendre le rite, il ne fait pas œuvre ethnographique. Il filme tout simplement ce qui se passe, là où il est. Son approche du sujet est tactile autant que chorégraphique. Il joue avec la maniabilité du super 8, qui lui permet d’être au plus près de ce qu’il filme sans paraître intrusif. Les balayages dans les deux films Candomblé no Dahomey et Candomblé no Togo (1972) se jouent des expositions et de la netteté. La granularité de la pellicule est plus ou moins prononcée selon l’exposition et les mouvements de caméra. Les bandes-son ne semblent pas synchrones et paraissent avoir été ajoutées après coup, même si certaines percussions ont pu être enregistrée au moment du filmage.

Les deux autres films évoquent le personal cinema, et plus particulièrement le cinéma de Stan Brakhage. Un cinéma à la première personne, un cinéma qui ouvre les yeux au monde et fait du monde un champ d’expérience visuelle. Un cinéma visionnaire, qui nous fait découvrir par ses cadrages, par ses rythmes, la beauté d’un paysage, la subtilité d’un mouvement, l’éclat d’un reflet d’un corps dans l’eau comme dans Céu sobre Água. Après son retour d’Afrique José Agrippino de Paula change sa manière de filmer; il privilégie ce qu’il nomme des « takes impresionistas » , attendant des heures afin de capter une lumière adéquate, un nuage…Les films super 8 de José  Agrippino de Paula  se distinguent de la production brésilienne Super-8 des années 70, non seulement par la diversité des approches28auxuelles il recourt, mais aussi par leurs factures qui mêlent au document une dimension de diariste. En effet, ses films ne relèvent pas d’une approche formelle ni conceptuelle, mais partice-pent plutôt d’une esthétique du corps, que l’on retrouve chez certains cinéastes brésiliens plus que que chez des plasticiens.  Le corps n’est pas instrumentalisé, il advient au moyen du film. Ses films super 8, ont ceci de particulier qu’ils mettent en avant la production d’un corps « commun », un corps partagé. Un peu à la manière dont l’enregistrement des improvisations musicales se fait l’écho au travers d’une polyphonie qui ne souligne pas tant tel ou tel instrument que leur association en vue d’un objet particulier, un corps qui respire et se contorsionne selon les pulsations rythmiques. On trouve ce même phénomène dans les films super 8, qu’ils s’agissent de capture de rites de candomblé ou d’une danse improvisée par Maria Esther. Le film ne peut exister que dans et par la relation qui se crée entre les différents éléments qui le composent selon un jeu de responsabilité réciproque. Le cinéma devient alors l’instrument d’une quête, un alibi pour une déambulation mentale.

___________________________________________________________________________________________________

1Publiée en 1967 à São Paulo, en français aux Éditions Leo Scheer Paris 2008

2Publié en 1965, réédité en 2004, Editora Papagaio

3 « formação em arquitectura tem todo a ver com a cenografa.” c’est nous qui traduisons, inJulio Bresanne et Joca Reiners Terron, 2002

4José Roberto Aguilar est peintre, vidéaste, organisateur de spectacles, sculpteur, écrivain, musicien et commissaire d’expositions. Autodidacte, il fait partie du mouvement littéraire Kaos, en 1956, avec Jorge Mautner et José Agripino de Paula. Voir encyclopédie Itaú cultural, arts visuels

5Avec Helena Vilar et Iolanda Amadei

6«as autoridades falando sempre coisas que (…) não tem interesse (…) nem muita sinceridade, quer que (…) as pessoas nem ouvem(…)»Maria Esther Stockler , interview donnée à Maria Theresa Vargas, Archive Multimeios, CCSP

7Revue Veja, n° 1702 du 30 mai 2000, p 142

8Appropriation à partir du film Conquest (1937), Charles Boyer est Napoléon et Greta Garbo, la comtesse Walewska.

9Sur ce concept voir Gilles Deleuze :Logique du sens, Les éditions de minuit, Paris 1969

10A partir de 64, le Brésil sous la dictature connait une expansion galopante, mais dès 65 les libertés civiles sont réduites et le président et vice président sont désignés par le Congrès.

11Un cd d’une séssion de musique improvisée, doit être lancée cette année sous l’égide du SescSP, sous la direction de Lucilla Mereilles, ce cd accompagne la sortie d’un dvd de quelques films de José Agrippino de Paula.

12Le cinema marginal n’est pas un mouvement mais plutôt un regroupement de cinéastes qui apparaissent après le coup d’état militaire et après les premieres films du cinéma novo. Il partage avec le cinéma beat et underground un goût partriculier pour le kitsh, l’outrance la parodie et se focalise sur des déclassés, les oubliés de la représentation en contestant les formes cinématographiques. Le nom provient certainement du film A Margem de Ozuado Candeias, 1967. Cinema marginal de Fernão Ramos, Embrafilme Ministerio da Cultura 1987, Cinema Marginal e suas fronteiras Eugenio Puppo e Vera Haddad Centro Cultural Banco do Brasil 2004, 2009

13Glauber Rocha : « Uma estética da fome ». Revista Civilização Brasileira, Rio de Janeiro 1(3) 165-170, jul 1965

14Metteur en scène argentin, qui a monté au Bérsil Le Balcon,produit par Ruth Escobar dans un théâtre de Sao-Paulo et dont on garde quelques traces à travers un document cinématographique.

15Jorge Bodansky, interviewé par Lucila Meirelles, pour la Sesc TV octobro 2008.

16Idem « A gente saía de manhã sem ter idéia do que ia acontecer até o final do dia.”

17Cinéaste brésilien, qui réalise en super 8, en 1971 Nosferatu no Brasil avant de se consacrer aux séries Z parodiant et annexant différents genres cinématographiques.

18Prêtre afro brésilien, musicien organiste 1767-1830; il est l’un des premiers compositeurs à incorporer la musique populaire brésilienne (modihnas: sérénades) dans ses œuvres profanes et religieuses.

19On retrouve dans les enregistrements d’improvisations de José Agrippino de Paula, cette grande variété sonore ou se cotoie aussi bien des échos de Ravi Shankar, à des rytmiques de candomblé sur des instruments domestiques verres, cuillères…, pop musique, et détournement de la Bachianas Brasileiras n° 5 d’Hetor Villa-Lobos.

20 Cinema de invenção p 23, de Jairo Ferreira, editora Limiar, São Paulo 2000

21Film perdu.

22On se souvient que dans le triple écran de Toshio Matsumoto de 1968, on retrouve des regards médusés face aux happenings dans les rues de Tokyo.

23In Miriam Chnaiderman : Panaméricas de Utópicos Embus – acolhendo enigmas  in Rivera, T. e Safatale, V.  Sobre arte e psicanálise, SP, Escuta.(101-112)

24Tropicalia 4 mars 1968, Hélio Oiticica, in Catalogue du Jeu de Paume, Paris 1992, p 125

25Tropicalia Idem p. 126

26In Raymond Roussel p 111, Michel Foucault , Gallimard, Paris 1963

27Chick Strand : Notes on Ethnographic Film by A Film Artist, p 51, Wide Angle vol 2, n°3 , Athens 1978

28 Sur la diversité de ces approches de cet important corpus voir Rubens Machado Jr : Márginalia 70, O experimentalismo no Super-8 Brasileiro, Itaú Cultural  São Paulo 2001

avant-propos à Quel Cinema de Jean-Michel Bouhours (Fr)

Quel Cinéma, 2010, les presses du réel & JRP⎮Ringier

in Quel cinéma de Jean-Michel Bouhours, collection Documents – Documents sur l’art

Jean-Michel Bouhours est cinéaste. Il a réalisé quelques films marquants du cinéma expérimental depuis la seconde moitié des années 70, en France. Il fait partie de ces cinéastes qui ont œuvré pour la reconnaissance de la spécificité de cette pratique. À la différence d’autres cinéastes, tels Jonas Mekas aux Etats-Unis, Malcolm LeGrice en Grande-Bretagne, Birgit Hein en Allemagne, pour n’en citer que quelques-uns, il s’est engagé à promouvoir et à défendre le cinéma expérimental au sein d’une institution qui se créait : le Centre Georges Pompidou.

Dans le courant des années 80, il a pris en charge la responsabilité de la programmation du cinéma du Musée, et a fortement influencé le développement de ce département, impulsant une politique d’acquisition, de production de conservation autant que de publication  et de diffusion qui ont facilité la reconnaissance critique  en France de ce champ artistique. Ces activités l’ont conduit à se lancer dans une production critique, auquel il ne recourrait jusqu’alors que pour expliciter son travail personnel.

Faire des films expérimentaux signifie pour Jean-Michel Bouhours, créer les conditions d’existence, c’est-à-dire de réception, de diffusion et de partage, de ces films. C’est donner à ce secteur les moyens de se perpétuer c’est-à-dire : engager les efforts nécessaires pour préserver, restaurer et remettre en circulation les jalons de l’histoire de ce cinéma afin de mettre en perspectives la production contemporaine. Jean-Michel Bouhours a choisi de faire ce travail selon trois axes majeurs. Le premier consiste en la programmation de séances et de cycle thématique, le second en l’acquisition  par le Musée des œuvres essentielles historiques et contemporaines de ce champ et le troisième volet en développant une politique éditoriale accompagnant les manifestations organisées par ce département du centre Pompidou[1].

Le choix des textes de ce livre représente un parcours à travers quelques-uns des moments de l’histoire du cinéma expérimental et un prolongement du travail critique qui lie l’histoire particulière de ce cinéma aux autres pratiques artistiques. Ainsi le travail effectué par Jean Michel Bouhours afin de restaurer le négatif de L’Age d’or l’a conduit à mener une véritable enquête autant sur la genèse du film en déterminant le degré de participation des uns et des autres dans l’élaboration du scénario, que dans la résolution de quelques une des énigmes ayant servit d’alibis pour l’interdiction du film.

Cette interdiction l’amène à consulter les archives de la police parisienne, afin d’en déterminer les motifs et lui fait retrouver les publicités de Vignaut utilisées ou citées, par Buñuel sous le mode de la parodie, et qui ont été le prétexte de cette interdiction d’exploitation du film. Le travail de publication de la correspondance autour de L’Age d’Or dans un numéro hors-série des Cahiers du Musée sert de fil à cette enquête. La publication de ces lettres ainsi que les documents s’y référents révèlent les enjeux entourant la réalisation de ce film fondamental pour l’histoire du cinéma autant que pour celle du surréalisme.  La multiplicité des axes de recherches est féconde. Les questions soulevées sont nombreuses, qu’ils s’agissent des rapports entre Buñuel et Dali, ou bien de celles qui entourent la réception du Chien Andalou en l’érigeant comme film d’avant-garde, déterminant par ricochet la radicalisation du nouveau projet de Buñuel.  Au cœur de  ce chapitre, le texte sur les rapports que les surréalistes entretiennent avec le cinéma est essentiel. Il met l’accent sur les différences existant entre spectateurs et réalisateurs. Cette différence détermine l’usage  du cinéma en le liant à une pluralité de modes narratifs, autant qu’elle l’affirme comme « un cinéma moderne qui regarde plus du côté d’Hollywood que des auteurs européens ». Dès lors, le cinéma ne peut utiliser que des figures  de condensation, empruntant au rêve sa grammaire. Jean-Michel Bouhours nous rappelle justement qu’il n’a pas fallu attendre les surréalistes pour que le cinéma nous donne à voir des états psychiques intenses ou oniriques ; il suffit de penser à Abel Gance, ou à quelques films expressionnistes.  Si les films de Buñuel et Dali, comme nous le démontre bien Jean Michel Bouhours, incarnent quasiment à eux seuls le cinéma surréaliste, il ne s’y limite cependant pas. On ne saurait oublier certains films de Man Ray. Le texte La mariée du château propose ainsi une autre enquête qui nous révèle la dimension littéraire du film Les mystères du château de dé, à partir des intertitres qu’il propose. D’un côté les intertitres répondent à une fonction d’explication du déroulement du film, de l’autre ils travaillent l’indétermination.  Mais il existe une troisième fonction de ces intertitres, qui visent à « crypter » les images comme le faisait Raymond Roussel dans ses textes ou Marcel Duchamp dans Le grand verre.  Cet intérêt que manifeste Jean Michel Bouhours pour le décryptage est manifeste au fil des textes, il nous propose ainsi un regard neuf sur les films canoniques de l’avant-garde des années 20 autant qu’il permet de saisir les liens unissant le lettrisme à d’autres avant-gardes cinématographiques.

Les questions relatives à la compréhension des différentes versions de Ballet mécaniques, ou bien, celles, relatives à l’importance des propositions lettristes de Gil Wolman et de Maurice Lemaitre sont explorées selon divers angles qui renouvellent l’approche de ces films. On ne pourra plus ignorer que l’Anticoncept  est contemporain des happenings, comme le sera la projection de : Le film est déjà commencé ? de Maurice Lemaître, autant qu’il préfigure  nombres d’installations d’images en mouvement par le dispositif de projection nécessité et qui convoque ces espaces immersifs que travailleront le cinéma élargi autant que les nouvelles technologies.

Chaque texte offre l’opportunité d’appréhender des formes cinématographiques distinctes qui d’un texte à l’autre, d’une époque à l’autre se font signe, se nourrissent. Ainsi le travail d’appropriation de séquences documentaires fait signe aux travaux plus récents qui s’approprient  des found footage anonymes ou « samplent » de courtes séquences de films de divertissement.

Rendre visible c’est remettre en circulation une œuvre : il en va ainsi de Prune Flat de Robert Whitman, de Pénélope de Jacques Villéglé , de l’Anticoncept, de L’âge d’or et des films de Man Ray. Mais c’est aussi assurer la pérennité d’une œuvre, c’est ainsi qu’il faut comprendre le travail accompli avec les films de Paolo Gioli. Cet artiste incarne ce qu’est un cinéaste pour Jean-Michel Bouhours : un être qui produit des images mentales au moyen d’un support. Si le support est le cinéma alors il prend en charge la photographie, comme le fait Paolo Gioli utilisant les travaux de Muybridge, Marey …, ou bien encore,  annexe la photographie dans un devenir film du monde, comme l’a théorisé Hollis Frampton dans ses écrits[2]. Paolo Gioli, à la manière d’Hollis Frampton, ou de Jean-Michel Bouhours (comme cinéaste) s’intéresse aux interstices qui séparent une image d’une autre, à l’écart fondamental qui sépare photographie et film ou encore deux photogrammes. Comment le mouvement se glisse-t-il entre les images? Ces interrogations travaillent les différents paramètres cinématographiques de l’image fixe, au cadre en passant par la bande son, la durée, la projection et se modulent selon les propositions  d’Anthony McCall,  de Ladislav Galeta comme le décrit, par exemple, Jean-Michel Bouhours dans Les fables du lieu.

La production des images mentales est essentielle pour Jean Michel Bouhours. C’est elle qui va fonder sa pratique cinématographique comme il l’explique dans les textes autour de son propre travail. Qu’est donc l’image mentale si ce n’est la trace de mécanismes mentaux  que mettent en scène certains cinéastes dans leurs films selon différentes manipulations des images. Pour  Paolo Gioli ce sera le recours à l’alternance de positif et de négatif alors que pour Stan Brakhage l’adjonction de couches de peinture, les changements de focales transforment les images initiales en des concrétions iconiques, alors que chez Paul Sharits et Tony Conrad les états de conscience sont clairement examinés par le biais des flicker films. On aurait aimé que Jean Michel Bouhours aborde alors les performances du Nervous System de Ken Jacobs qui travaillent cette question de la production d’images mentales à travers des dispositifs à deux projecteurs induisant la perception du relief.

La production de ces images mentales donc de ces processus mentaux que mettent en jeu le visionnement de ces films,  travaille (sur) la mise  en abîme du dispositif. C’est tout l’enjeu de la pratique cinématographique qui est posé à partir de cette structuration qui élabore des rythmes et des vitesses de perception inouïe et modifie ainsi notre perception, lui permettant d’accéder à d’autres seuils, jusqu’alors ignorés, ou minorés.

C’est dans ce sens que la question du faux mouvement est prioritaire pour Jean-Michel Bouhours et pas seulement en tant que cinéaste mais aussi en tant que critique, historien du cinéma expérimental. La production du mouvement (du faux mouvement) sert d’axe pivot pour interpréter, appréhender le dispositif cinématographique. Elle est ce qui organise non seulement la manière de composer un film, le structurer (avec ou sans partition à la manière de Kubelka, Sharits, Bouhours, beauvais) ou bien encore de travailler son élargissement au travers d’installations, performances (Wolman, Schneeman, Whitman, Snow, McCAll, Reble…). Travailler ces faux mouvements c’est mettre au centre des préoccupations du cinéaste et des spectateurs la perception et la réception de l’œuvre. C’est renouer avec l’affirmation de Marcel Duchamp quant à la production de l’œuvre ; c’est mettre en relation les vitesses de défilement, de distribution des informations projetées avec les vitesses de perception afin de façonner, impulser la production de nouvelles images.

Ces questions sont au cœur de cet ouvrage et elles stimulent ainsi notre regard autant qu’elles aiguisent notre imagination.

 

 

 

 

 



[1] Parmi ces ouvrages, la publication les écrits de cinéastes sont essentiels. Les traductions d’un livre de Stan Brakhage : Métaphore et visions en 1998, autant que des écrits de Hollis Frampton ont pallié un manque, de même la publication de quelques écrits de Téo Hernandez. Parmi les catalogues souvenons nous de ceux  autour de Man Ray, de  Maurice Lemaître ou En marge d’Hollywood…

[2] Et principalement dans Pour une métahistoire du film in Hollis Frampton : L’écliptique du savoir, film, photographie, vidéo sous la direction de Jean Michel Bouhours et Annette Michelson, Centre Georges Pompidou, Paris 1999

 

Cécile Fontaine

2010, in Zelluloid Film ohne Kamera/ Cameraless Film, Schirn Kunsthalle Frankfurt, Kerber Verlag, 2010

in Zelluloid Film ohne Kamera, edited by Esther Schlicht / Max Hollein, catalogue published in conjunction with the exhibition Celluloid, Cameraless Film Schirn Kunsthalle Frankfurt June 2/ August 29, 2010, in English and German.

Takahiko Iimura

2010, in Zelluloid Film ohne Kamera/ Cameraless Film, Schirn Kunsthalle Frankfurt, Kerber Verlag, 2010

in Zelluloid Film ohne Kamera, edited by Esther Schlicht / Max Hollein, catalogue published in conjunction with the exhibition Celluloid, Cameraless Film Schirn Kunsthalle Frankfurt June 2/ August 29, 2010, in English and German.